Les Pinochet, comme les Hitler, émergent lorsque le capitalisme est en danger.
Couvre-feu. Dans une ville endormie, la nuit, tout le quartier entend le grincement des freins et le bruit des soldats qui sautent de l’arrière du camion. Les coups de poing font tomber la porte fragile de la maison dans les banlieues ouvrières. Après quelques minutes, des cris de personnes sortant dans la rue et des ordres brefs. De nombreux regards effrayés, malveillants et curieux scrutent à travers les rideaux et les stores le drame de la famille voisine. Ma femme chilienne ne sera jamais libérée de ses souvenirs d’enfance : un père qui creuse un trou dans la cour de sa maison pour y enterrer tous les livres, magazines et disques russes, et quelques mois plus tard, des soldats qui détruisent des meubles dans sa maison à la recherche de traces d’un communiste caché.
Avant le coup d’État militaire du 11 septembre 1973, le Chili était l’endroit le plus politisé d’Amérique du Sud et le seul pays capitaliste où les forces qui visaient à construire le socialisme ont réussi à prendre le pouvoir de manière pacifique et démocratique. Le gouvernement socialiste d’Allende était basé sur la classe ouvrière unifiée et les représentants les plus éminents de la culture chilienne, qui considéraient ce projet comme la seule alternative. Après son renversement par l’oligarchie locale avec la participation active des États-Unis, il était important que les défenseurs des « valeurs occidentales et chrétiennes » prennent le pouvoir afin de donner au peuple chilien une leçon de terreur inoubliable : ramener les citoyens trompés au bercail.
D’où le bombardement et l’assaut du palais présidentiel. D’où l’assassinat sauvage du chanteur Victor Jara dans le stade de la capitale. Et quelques jours plus tard, l’injection fatale au poète exceptionnel, prix Nobel, Pablo Neruda, par un « médecin » inconnu à l’hôpital de Santiago. Ainsi, des centaines de commissariats et de casernes ont été transformés en véritables usines de torture, le viol étant pratiqué par des chiens spécialement entraînés, nommés d’après les chefs du gouvernement renversé. Il y avait des rats dans le vagin des femmes interrogées, des disparitions de personnes et des corps de « prisonniers de guerre » civils encore vivants, attachés à des rails tombés dans le Pacifique depuis des hélicoptères.
Après seize ans de ce nettoyage continu du pays des saletés du marxisme, le journaliste international russe Mikhaïl Kozhukhov a présenté ses excuses à Pinochet à Santiago pour « ce qu’il a écrit à ce sujet sous l’influence de la propagande communiste quand il était jeune. Le célèbre comédien Alexander Ivanov, originaire d’un haut lieu de Moscou, a parlé de son admiration pour le dictateur chilien, et le barde de Pétersbourg, Alexander Rosenbaum, a appelé Pinochet « un grand-père fort et bien éduqué », qui « réprimandait » l’«imbécile » de Victor Jara.
La Russie de Gorbatchev et Eltsine a rapidement changé de cap dans l’histoire, et le chausse-pied idéologique de l’intelligentsia post-soviétique, comme une girouette, a eu lieu rapidement et irrévocablement. Il est utile de rappeler que, dans ces derniers temps, le général Augusto Pinochet était une figure très positive pour la plupart des libéraux russes qui mobilisent maintenant les gens pour « combattre le régime ». Après tout, il était considéré comme un combattant efficace contre le communisme et un architecte du soi-disant « miracle économique chilien » si cher à l’agitprop d’Eltsine. Qu’est-il arrivé pendant ce temps à la presse russe libérale, – dont les normes latines de philanthropie n’ont autorisé aucune larme de compassion pour des gauchistes et des communistes accablés par le grand-père chilien -, pour qu’ils fassent de Pinochet de nouveau une figure familière ?
Oui, une partie de l’intelligentsia russe rend populaire aujourd’hui une comparaison absurde entre la dictature de Pinochet et le gouvernement de Poutine (attention, aucun des médias occidentaux ne fait cela). Même si tous ceux qui connaissent au moins un peu la dictature militaire latino-américaine ne fassent que des grimaces en réponse à de tels parallèles. En outre, nous parlons de l’utilisation égoïste du thème terroriste de Pinochet, qui offense la mémoire de ses nombreuses victimes.
Le mépris envers l’électorat, les manipulations à bon marché sur les questions de spiritualité et de patriotisme, les réformes antisociales, la répression policière, la proximité des oligarques, l’absence de scrupules politiques, le désir de contrôler les médias, la pression sur les tribunaux et la corruption chronique, au grand dam de certains combattants du bien, ne sont pas des caractéristiques exclusives du régime autoritaire de Poutine, mais sont typiques de la plupart des pays capitalistes du monde. Et puisque le capitalisme est devenu le choix de la Russie actuelle, il serait absurde d’exiger autre chose de son gouvernement.
Ce système antisocial ne sera jamais orienté vers la poursuite du bien commun, mais plutôt au service de l’égoïsme des élites de l’État et des corporations, ce qui explique les politiques intérieure et extérieure profondément contradictoires du gouvernement russe. La lutte contre l’islamisme en Syrie, ainsi que le jeu autour de la géopolitique et de l’industrie pétrolière, le soutien inconditionnel au régime moralement défectueux d’Assad, ainsi que l’indifférence au sort de l’héroïque Rojava kurde, les relations amicales avec Cuba et le Venezuela, l’infâme « affaire Network » [l’organisation anarchiste présumée anti-gouvernementale dont les membres, reconnus antifascistes, ont été arrêtés en 2017 et condamnés en février 2020 par un tribunal militaire russe à des peines de prison allant jusqu’à 18 ans. N.d.T. russo-esp], les spéculations franches sur la célébration de la victoire sur le nazisme, les flirts populistes avec les masses et la blague dégoûtante sur la couleur du drapeau à l’ambassade américaine. Tout cela n’est qu’un ensemble de mouvements opportunistes à court terme. Les autorités agissent de la manière qui leur convient le mieux, et il serait naïf de chercher dans tout cela une vision de l’avenir avec une composante éthique.
Les attaques régulières de Vladimir Vladimirovitch, d’abord contre Lénine, puis contre l’URSS et maintenant contre la Constitution soviétique, ne sont rien d’autre que de la jalousie. En tant que personne intelligente, il ne peut manquer de comprendre que la Russie d’aujourd’hui ne possède même pas une petite fraction du projet créatif et mobilisateur qui a obtenu des résultats impressionnants même dans les pires moments de la période soviétique. Contrairement aux autorités, il sait que tout fonctionne encore assez bien, par rapport à de nombreuses régions du reste du monde capitaliste, dans le domaine social, en raison de la longue inertie de ce qui a été créé sous l’URSS. Et il est curieux de voir que la plupart des intellectuels russes qui protestent contre la détérioration de l’éducation, des soins médicaux et de la protection des retraites le font au nom d’une sorte de capitalisme démocratique de droite qui existe exclusivement dans leurs rêves formés par les médias de l’après-perestroïka.
La Russie est un alliage intéressant de cultures, d’époques, de richesses et de paysages. L’État russe actuel est un autre prédateur capitaliste, ni pire ni meilleur que la plupart des autres, soumis à la pression de parents encore plus grands et plus sanguinaires qui veulent prendre le contrôle de ses ressources naturelles, de ses marchés et de sa population. C’est pourquoi en Ukraine, le pays le plus proche de la Russie, il y a eu un coup d’État de droite dans la Maidan. Avec la complicité des élites vénales locales, l’Ukraine nationaliste est devenue un protectorat dépendant indécent, un laboratoire de réformes antisociales et, en même temps, un outil de provocation constante contre Moscou. Mais la plupart des libéraux post-soviétiques qui critiquent Poutine pour avoir violé les principes de la démocratie soutiennent sincèrement le gouvernement ukrainien, qui est bien plus répressif et antidémocratique, tout en rêvant secrètement de la « démocratie » du char d’Eltsine. Les tentatives de comparaison entre Poutine et Pinochet visent à achever ce qui reste du cerveau commun post-soviétique, déjà complètement confus.
Le capitalisme de Poutine peut-il devenir une dictature militaire ? Bien sûr, comme tout capitalisme. Mais nous devons admettre qu’il s’agit d’une toute autre question. Les Pinochets, comme les Hitler, surgissent lorsque le capitalisme est en danger. Le capitalisme dans la Russie d’aujourd’hui fait partie de l’illusion populaire inutilisée. L’enfantillage politique de millions de Russes, traumatisés par l’expérience des années 1990 et les événements en Ukraine voisine, renforce leur rêve naïf d’une « renaissance progressive de la Russie que nous avons perdue », que les autorités parasitent avec confiance, assurant leur domination sans tirer sur le Parlement ni souiller les stades de sang.
Poutine, bien sûr, n’est donc pas du tout Pinochet, même si une telle comparaison peut le flatter.
Original publié en ruse en ЛІВА
Traduction de l’espagnol, Claudie Baudoin