Le 23 Mai 2020 s’est tenue l’assemblée générale annuelle du réseau mondial pour l’élimination des armes nucléaires de Abolition 2000, pour la première fois en visio en raison de la pandémie du coronavirus. Une bonne partie de la réunion a été consacrée à réfléchir sur les impacts de la COVID-19 sur les avancées pour l’abolition du nucléaire. Le Dr Suvrat Raju, physicien pour la Coalition pour le Désarmement Nucléaire et la Paix en Inde, a partagé sa vision via une présentation enregistrée au préalable. Nous la partageons ici aux lecteurs de Pressenza et la retranscrivons ci-dessous :
Retranscription:
Bien. Mon nom est Suvrat Raju et je suis physicien pour la Coalition pour le Désarmement Nucléaire et la Paix en Inde.
Merci beaucoup pour cette invitation. J’ai préparé une courte présentation que je vais vous partager. Merci beaucoup à nouveau. La question qu’on nous a demandé d’adresser est un large sujet. Je vais donc vous adresser quelques-unes des problématiques qui entourent notre travail sur le désarmement nucléaire.
L’une des premières chose que nous devrions tenter de nous remémorer est qu’historiquement, le développement et la multiplication des armes nucléaires sont étroitement liés à des tendances géopolitiques étendues. C’est donc important pour nous, en tant qu’activistes de la paix, de mener notre combat pour le désarmement nucléaire en suivant la même trame. Je pense que l’une des tendances géopolitiques la plus frappante est le déclin d’un ordre mondial mené par l’hégémonie nord-américaine au cours des dernières décennies et ce déclin a été accéléré par la pandémie COVID-19. Je pense également que le déclin de cet empire dirigé par les Etats-Unis ainsi que la montée des forces nationalistes de droite, y compris en Inde d’où je viens, représentent des défis uniques pour les activistes pacifistes. Ce que je voudrai également vous montrer dans cette présentation c’est que ce sont également des opportunités uniques pour les mouvements pour la paix et le désarmement.
Ce sont donc les points essentiels que je vais vous présenter.
Je pense que si je devais choisir un graphique pour illustrer le déclin de l’hégémonie nord-américaine au cours des dernières décennies, je choisirai ce graphique qui montre le déclin lent mais inexorable de la dominance économique des Etats-Unis sur les 50 dernières années. L’activité économique des Etats-Unis représentait 40% du PIB mondial il y a 60 ans et moins de 25% aujourd’hui. Cette tendance a été accélérée par la très mauvaise gestion de la pandémie COVID-19 aux Etats-Unis mais aussi en Europe.
Je trouve absolument criminelles les actions menées par le gouvernement des Etats-Unis envers sa population. Mais le déclin de l’influence mondiale du gouvernement nord-américain est sans aucun doute un développement positif : les Etats-Unis et leurs alliés ont depuis trop longtemps détenu l’une des menaces les plus significatives à la sécurité de la population mondiale. Les Coréens, les Vietnamiens, les Syriens et Yéménites, les Cubains et Vénézuéliens, parmi tant d’autres, en ont souffert directement. Je n’ai aucune illusion sur les gouvernements dont l’influence est actuellement en train de croître, mais je pense qu’il est correct de dire qu’un monde plus multipolaire pourrait offrir plus d’espace pour la paix et pour des modèles de développement alternatifs.
Cependant, je sais qu’il faut reconnaître que l’histoire n’est pas aussi simple que ça. La proéminence des Etats-Unis demeure incontestable dans un domaine : le domaine militaire. La raison de cela est que les dépenses militaires des Etats-Unis se sont maintenues autour des 40% des dépenses militaires mondiales pendant bon nombre d’années. C’est un danger. Le danger est qu’un Empire en déclin frappera avec ce qu’il y a de plus fort, et il le fera en encourageant directement ou par procuration les conflits militaires. C’est vrai particulièrement en Inde, elle pourrait encourager une course à l’armement en Asie. Ce n’est pas hypothétique, nous avons déjà vu ce type de scénarios dans le passé. Ce scénario a concrètement été utilisé de cette manière pendant la Guerre Froide. Sous le programme « Des Atomes pour la Paix » de Eisenhower, les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux ont délibérément propagé des technologies à double fin pour gagner la loyauté de plusieurs gouvernements sur la planète. Cela inclut le gouvernement indien : le carburant utilisé lors de la première explosion nucléaire venait d’un réacteur dénommé Cirus construit avec l’aide des Etats-Unis. Cela inclut, bien sûr, Israël dont le programme de la centrale nucléaire de Dimona a été couvert par le support de la France et la diplomatie nord-américaine. L’Afrique du Sud s’est vue offrir des bombes par Israël en direct, comme le montrent des documents déclassifiés. Le Pakistan a développé son programme nucléaire grâce au soutien des Etats-Unis. Même l’Iran, et ça peu de gens s’en rendent compte, a récupéré son premier réacteur nucléaire, le réacteur de recherche d’Iran, auprès des Etats-Unis.
Ce scénario se joue depuis plus de 20 ans. Si on prend l’accord nucléaire entre l’Inde et les Etats-Unis signé il y a environ 15 ans : il a délibérément été élaboré avec des objectifs qui ne rallient pas la ligne de conduite des activistes de la paix, mais comme l’a souligné l’ancien Secrétaire de La Défense des Etats-Unis, des objectifs qui ont été élaborés pour gagner le support diplomatique indien dans le conflit iranien, gagné finalement par les Etats-Unis, pour développer l’Inde comme contre-poids contre la Chine, ce que les Etats-Unis ont plus ou moins réussi à faire, et pour obtenir l’aide de l’Inde pour mettre la pression sur le Pakistan. L’accord nucléaire contient également des objectifs commerciaux, bien sûr, mais les premiers objectifs mentionnés étaient les principaux objectifs stratégiques.
Tout ce que je viens de mentionner n’a rien à voir avec le bien-être des habitants des Etats-Unis, mais cela a énormément à voir avec les tentatives des Etats-Unis de préserver leur hégémonie. Ce soutien tacite que les Etats-Unis ont apporté à l’Inde pour s’armer au niveau nucléaire est quelque chose qui a causé de plus en plus de tensions régionales au cours des 15 dernières années. Le Gouvernement Indien a adopté des postures locales agressives alors qu’il s’est soumis aux accords nord-américains au niveau mondial. Il y a un an et demi, l’Inde a achevé sa triade nucléaire et a commissionné un sous-marin nucléaire. Ceci est une étape déstabilisante puisqu’elle limite le contrôle civil sur les armes nucléaires et réduit la potentialité d’une utilisation accidentelle des armes nucléaires. Par ailleurs, la doctrine indienne « Cold Start » qui menace le Pakistan d’une invasion sous certaines circonstances a mené le Pakistan à déployer des armes nucléaires tactiques, ce qui ouvre directement la voie à une escalade nucléaire.
Toutes ces initiatives n’ont pas été prises par le gouvernement Modi. Mais le gouvernement Modi qui a pris le pouvoir il y a 6 ans a fait croître de manière dramatique les tensions, en abolissant l’an dernier l’autonomie du Kashmir, et par la remise en cause par les ministres de la défense du Bharatiya Jakarta Party (BJP), le parti de Modi, qui se sont succédés, de la politique du non recours en premier aux armes nucléaires en Inde. En 2018, Manohar Parrikar, le ministre de la défense indien a demandé pourquoi il devrait s’engager envers cette politique du non recours en premier. Et Rajnath Singh, le ministre de la défense actuel déclare que l’Inde a adopté cette politique jusque maintenant, mais ce qui se passera dans le futur dépendra des circonstances.
Je pense que ce sont des défis sérieux et ils pourraient devenir encore plus sérieux si on se rend compte que le gouvernement Modi a vraiment mal géré l’épidémie en Inde. Dans le passé, les erreurs administratives du BJP avaient été dissimulées par ce qu’on pourrait appeler le militarisme électoral. L’an dernier par exemple, lors des élections générales, le BJP a lancé des grèves aériennes contre le Pakistan : cela a très certainement joué un rôle crucial dans sa victoire.
Cependant, j’aimerai souligner le fait que tout n’est pas horrible. L’épidémie que nous vivons est en train de modifier le discours mondial de deux manières. Premièrement, elle souligne que les dépenses militaires sont inappropriées pour la sécurité et le bien-être de la population d’un pays. C’est un point que nous, activistes de la paix, avons remonté à plusieurs reprises, et je pense que c’est de plus en plus clair pour un grand nombre de personnes.
Deuxièmement, je pense que l’épidémie a fait ressortir la fragilité du système actuel, et l’importance de prendre en compte les risques. C’est crucial parce qu’elle a complètement compromis les promesses de dissuasion nucléaire. Une promesse de dissuasion nucléaire implicite est une preuve que le système est extrêmement stable et que s’il y a des risques, ils ne surviendront jamais car les seules personnes qui s’inquiètent des risques sont ces types fous pour le désarmement. Je pense que cette épidémie nous montre que ce n’est pas le cas et nous ne serons pas toujours aussi chanceux. C’est cela que je souhaite souligner.
Pour conclure, je pense que nous vivons une période dans laquelle le déclin d’un empire et la croissance des partis d’extrême-droite dans le monde représentent de véritables défis pour les mouvements pacifistes. La pandémie accentue ce défi mais je pense qu’elle révèle également des déficiences flagrantes de l’approche dominante dans la sécurité mondiale. En tant qu’activiste pacifiste, je pense qu’il nous revient d’utiliser cette opportunité pour défendre notre cause pour la paix et la justice, contre la guerre et l’hégémonie.
Merci beaucoup.
Traduction de l’anglais : Frédérique Drouet