Le 11 février 1990 Nelson Mandela est libéré après 27 ans d’emprisonnement. C’est le début du commencement de la fin pour l’Apartheid, le régime ségrégationniste mis en place sous ce nom en Afrique du Sud en 1948. Pressenza revient sur l’histoire de ce régime honni. Il faut rappeler d’une part ce qu’en était l’idéologie et la pratique. Mais d’autre part, cette histoire est aussi celle des luttes du peuple sud-africain pour le respect de ses droits humains. C’est aussi une histoire qui s’inscrit dans un contexte plus large, celui du monde de la Guerre Froide et de la décolonisation des peuples d’Asie et d’Afrique.

La colonisation de la future Afrique du Sud

Les chasseurs cueilleurs San et les éleveurs Khoïkhoï se partagent pendant des millénaires l’ouest du territoire de ce qui deviendra l’Afrique du Sud. Les populations bantouphones, venues du nord, migrent en plusieurs vague et se fixent à l’est du pays. Elles formeront les peuples de langues sotho et tswana sur le plateau central et les peuples de langue nguni sur le littoral.
En 1652 les Hollandais prennent possession du Cap, étape essentielle sur la route maritime des Indes, à mi-chemin entre Amsterdam et Batavia ( actuelle Jakarta) capitale des Indes néerlandaises (actuelle Indonésie). Des colons hollandais, mais aussi allemands et des protestants français, s’installent progressivement. Les populations khoïsans sont réduites en esclavage et la colonie prospère tout au long du XVIIIème siècle.

Les Britanniques occupent la colonie du Cap en 1806 avant de l’annexer en 1814. Pour eux aussi il s’agit de contrôler la route des Indes. Administration puis colons britanniques s’installent. Les années 1816-1828 voient le roi Chaka, dans l’est de l’actuelle Afrique du Sud, fonder l’empire zoulou en réunissant par la force de nombreux peuples. Ce phénomène appelé Mfecane (« grand écrasement » en langue nguni) bouleverse l’ordre démographique et territorial de la région, provoquant des déplacements de population considérables et des dizaines de milliers de victimes. L’empire zoulou restera indépendant un demi-siècle.

Les colons d’origine hollandaise (appelés Boers, « paysans »), ne supportant plus l’autorité britannique, migrent vers l’intérieur du continent à partir de 1835. C’est le « Grand Trek » vers l’Est du territoire, le plateau central. Ils fondent deux républiques indépendantes, le Transvaal et l’État libre d’Orange dans les années 1850 tandis que les populations bantouphones sont dépossédées de leurs terres et progressivement prolétarisées. Les découvertes en 1867 d’importants gisements de diamants puis en 1886 de gisements aurifères aiguisent les appétits des Britanniques. Ces derniers, qui ont vaincu et annexé l’empire zoulou en 1881, encerclent maintenant les républiques boers. La guerre anglo-boer éclate et dure de 1899 à 1902. Les Boers sont vaincus et leurs territoires annexés à l’empire britannique.

La ségrégation au temps du dominion britannique

L’Union Sud-Africaine est créée en 1910. C’est un dominion1 formé par la réunion de quatre territoires : les colonies britanniques du Cap et du Natal et les deux républiques boers du Transvaal et de l’État Libre d’Orange. Le pays compte au total 4 millions de Noirs, 1,3 million de Blancs, 500 000 Coloureds (métis de diverses origines)) et 150 000 Indiens. Les Boers appelés aussi Afrikaner représentent 60 % de la population d’origine européenne.

Riche en minerai, notamment diamant et or, le pays a développé une industrie puissante qui en fera le pays le plus industrialisé du continent jusqu’à nos jours. Les grandes sociétés minières Anglo-American Corporation et De Beer, celle-ci détenant pendant des décennies un quasi-monopole mondial sur la production de diamant brut, symbolisent ce capitalisme sud-africain parfaitement inséré dans l’économie capitaliste mondiale. Le pouvoir politique et économique, détenu par la minorité d’origine européenne, est fondé sur un compromis entre Britanniques et Afrikaners. Dans cette démocratie parlementaire seuls les descendants d’européens ont le droit de vote2. Au Natal les Britanniques ont fait venir une main d’œuvre d’origine indienne. Cette minorité discriminée a été défendue entre 1893 et 1914 par l’avocat indien Mohandas Gandhi3 qui a développé sa doctrine et sa pratique du Satyagraha ou non violence. L’influence gandhienne sera durable dans le pays. La majorité de la population, d’origine bantoue, est divisée en plusieurs peuples : Zoulous, Xhosas, Sothos, Tswanas, Swazis, Ndebeles, Tsongas, Vendas, Mpondos. S’y ajoutent les peuples khoïsans, plus anciens habitants du pays.

L’African National Congress (ANC) est fondé en 1912 sur le modèle gandhien pour défendre les droits de la population noire. Il recrute ses membres dans la mince élite africaine composée de juristes, de pasteurs formés par les écoles des missionnaires. Leur tâche s’avère ardue : ainsi en 1913 une loi attribue 92 % des terres aux blancs.

L’Union Sud-Africaine participe à la 1ere Guerre Mondiale au côté des Britanniques. Cela lui permet de prendre le contrôle de la colonie du Sud-Ouest Africain Allemand, l’actuelle Namibie, qu’elle va considérer comme sa cinquième province.

Dans les années vingt et trente les Noirs sont exclus des emplois industriels qualifiés, des zones de résidence blanches et de nombreux paysans sont expulsés de leurs terres ancestrales. Un système de ségrégation de plus en plus rigoureux se met en place. Partis étudier en Allemagne, certains Afrikaners en reviennent avec une idéologie, le National-Christianisme, inspirée par les théories racistes en vigueur dans le pays. Il faut toutefois se rappeler que l’idée de la supériorité de l’homme blanc sur les autres « races » est très largement admise à ce moment là dans le monde occidental4.

Quand éclate la seconde guerre mondiale l’Union Sud-Africaine se range de nouveau au côté des britanniques. Si seuls les blancs sont intégrés aux unités combattantes, la population noire est fortement mobilisée pour l’effort de guerre. Une partie des Afrikaners n’en dissimulent pas moins pendant ce temps ses sympathies militantes pour le régime et l’idéologie de l’Allemagne nazie.

Le régime de l’Apartheid

En 1948 le Parti National (PN) gagne les élections. Ce parti nationaliste afrikaner instaure la politique d’Apartheid (séparation en afrikaans). L’ Apartheid complète, systématise et aggrave l’ensemble de lois ségrégationnistes existantes.

La population est divisée en quatre groupes « raciaux » : Blancs, Noirs, Métis et Asiatiques (généralement d’origine indienne). Tout le système repose sur l’exclusion juridique, civile, territoriale des non-blancs et leur exploitation économique au bénéfice de la minorité blanche.

Les populations noires (dites bantoues) sont parquées dans des sortes de réserves, les Bantoustans, sur les plus médiocres terres du pays. L’objectif à terme est de donner « l’indépendance » à ces territoires de façon à rendre juridiquement leurs habitants étrangers sur le reste du territoire sud-africain. Ainsi on aurait une Afrique du Sud blanche ou la population noire « citoyenne » des bantoustans pseudo-indépendants y serait considérée comme immigrée. En effet ne pouvant vivre décemment dans les bantoustans leurs habitants seraient contraints de venir vendre leur force de travail dans les mines, usines et fermes sud-africaine.

Les townships sont les bidonvilles ou sont confinés les noirs à la périphérie des villes blanches. Au quotidien la ségrégation s’exprime partout : lieux de résidence, d’éducation, de travail, transport, lieux de loisirs, tous les espaces sont ségrégués et symbolisés par les panneaux « réservé aux blanc / réservé aux non blancs ». Pour parfaire le tout, sont décrétés en 1950 l’interdiction absolue des relations sexuelles et du mariage entre personnes appartenant à des groupes raciaux différents.

Le régime est sûr de lui d’autant plus qu’il bénéficie de solides appuis extérieurs. Dans le cadre de la Guerre Froide, il est soutenu par les Etats-Unis (eux-mêmes ségrégationnistes). Ses richesses minières et sa position stratégique en font un élément important de la stratégie occidentale contre le communisme. Le parti communiste sud-africain, proche de l’ANC, est d’ailleurs interdit en 1950.

L’ANC est la principale organisation d’opposition. C’est un mouvement légaliste qui recrute ses membres dans la classe moyenne noire. En 1952 il commence à manifester contre le Pass, passeport intérieur imposé à la population noire et obligatoire pour tout déplacement. En 1955 L’ANC et d’autres organisations anti-apartheid adoptent la Charte des libertés revendiquant une société non raciale et démocratique. Si l’ANC privilégie la lutte non violente, une nouvelle génération entre dans la lutte avec la Ligue de la Jeunesse dirigée par Nelson Mandela, Walter Sisulu et Oliver Tambo. Rolihlahla, dit Nelson Mandela5 est le plus connu. Né en 1918 dans un village xhosa et issu d’une famille royale, après avoir étudié à l’université de Fort Hare, seule université anglophone à former des Noirs (non seulement sud-africains mais de toute l’Afrique australe et orientale anglophone), il devient avocat et adhère à l’ANC.

Une difficile lutte sur fond de Guerre Froide et de décolonisation

Tandis que la décolonisation permet l’accession à l’indépendance d’un nombre croissant de pays en Asie puis en Afrique, que le mouvement des droits civiques conduit par le pasteur Martin Luther King lutte contre la ségrégation en vigueur aux États-Unis, la politique de l’Afrique du Sud est à contre-courant. En 1960, 17 pays sub-sahariens proclament ainsi leur indépendance. La colère de la population noire sud-africaine n’en est que plus grande. Devant la mobilisation populaire, la répression se durcit. En 1960 à Sharpeville la police tire sur une manifestation pacifique faisant 69 morts et 180 blessés.

L’année 1961, alors que l’opinion publique internationale commence à s’intéresser à la situation en Afrique du Sud, le leader de l’ANC Albert Luthuli reçoit le prix Nobel de la Paix. Le pays quitte le Commonwealth et devient la République d’Afrique du Sud après la condamnation de l’Apartheid par la Grande-Bretagne. Au même moment, Mandela fait le choix de la lutte armée en créant la branche armée de l’ANC, l’Umkhonto we Sizwe (« la lance de la nation »). Celle-ci privilégie cependant le sabotage des installations économiques et militaires plutôt que les attentats sur les personnes. L’ANC est interdite et nombres de militants entrent en clandestinité ou s’exilent dans les pays voisins (Botswana, Lesotho, Zambie, Zimbabwe, Angola, Mozambique) d’où ils poursuivent leur combat.

Il existe aussi une opposition légale, comme celle du Black Sash, un mouvement de femmes blanches qui continue de protester pacifiquement, exemple parmi d’autres des blancs minoritaires qui n’acceptent pas le système et sont également réprimés.

En 1964, les leaders de l’ANC sont condamnés à la prison à perpétuité lors du procès de Rivonia et déportés au pénitencier de Robben Island, un îlot au large du Cap. Soumis à un travail harassant, à de multiples brimades et humiliations, ils restent les leaders de la résistance à la politique ségrégationniste. Mais c’est un coup sévère portée aux mouvements anti-apartheid. Pendant une douzaine d’années la résistance sera en partie anesthésiée.

Le régime raciste dispose quant à lui d’un énorme atout sur la scène internationale : son économie est florissante. Elle fournit en effet aux pays occidentaux une partie des minerais stratégiques qui alimentent la croissance des années 1945-1975. En 1974 il se lance même dans un programme nucléaire civil flanqué d’un programme militaire, secret celui-là, qui débouchera une décennie plus tard sur la fabrication d’armes nucléaires ( le pays possédera six bombes ).

Pourtant cette même année, la République d’Afrique du Sud est exclue de l’Assemblée Générale des Nations Unies et sur le continent la situation se complique pour lui. En effet, après l’indépendance des colonies portugaises d’Angola et du Mozambique en 1975, des gouvernements marxistes issus des luttes de libération arrivent au pouvoir. Le régime de Pretoria les combat alors en soutenant militairement leurs adversaires : les guérillas anti-marxistes de l’Unita en Angola et celle de la Renamo au Mozambique.

La lutte s’intensifie et s’internationalise

Une nouvelle génération commence à se dresser contre le régime raciste. En 1976, dans le plus grand township du pays, Soweto, près de Johannesburg, la police ouvre le feu sur les lycéens qui manifestent contre l’obligation de l’apprentissage de l’Afrikaans. Il y a 23 morts et 220 blessés. Les émeutes se généralisent. Même si, en dépit de leurs condamnations verbales, les gouvernements occidentaux continuent d’appuyer économiquement et militairement le régime de Pretoria, celui-ci est désormais sur la sellette internationale.

En 1977 l’ONU décrète l’embargo sur les armes à destination de l’Afrique du Sud. Elle recommande ensuite le boycott économique, sportif et culturel du pays. Les milieux d’affaire sud-africains, atteints dans leurs intérêts, commencent à critiquer le système ségrégationniste. Pourtant le nouveau premier ministre Pieter Botha garde le cap de la politique de ses prédécesseurs. Le pouvoir tente de diviser son opposition. Ainsi, Mangosuthu Buthelezi, chef traditionnel des Zoulous, crée avec le soutien du pouvoir raciste, l’Inkhata, mouvement nationaliste zoulou rival de l’ANC. Puis en 1983 le droit de vote est accordé aux Coloureds (ou « métis ») et aux Indiens. Ceux-ci boycottent massivement les élections.

Nelson Mandela, depuis sa prison, par son refus intransigeant de collaborer avec le pouvoir raciste, incarne plus que jamais le symbole de la lutte. Le pays compte maintenant 5 millions de blancs, 3 millions de métis, 1 million d’Indiens et 28 millions de noirs. L’United Democratic Front (UDF) est créée, regroupant toutes les organisations de résistance au système. En 1985, s’y joint la COSATU, puissante fédération des syndicats ouvriers noirs dont le syndicat des mineurs dirigé par Cyril Ramaphosa. La branche armé de l’ANC s’attaque au potentiel économique du régime en multipliant les sabotages contre les infrastructures. Les attentats contre les personnes demeurent rares.

L’archevêque anglican Desmond Tutu, très engagé dans la lutte anti-apartheid défend fermement une approche non violente de la résistance. Il reçoit le prix Nobel de la Paix en 1984, indice de l’érosion du soutien au régime dans les pays occidentaux. Le pays est de plus en plus isolé internationalement. Mais si certains au sein du régime sont partisans de la négociation, les plus radicaux durcissent la répression.

Les sanctions économiques internationales pèsent de plus en plus fortement sur le pays. En 1988 Mandela et ses compagnons sont transférés sur le continent. Des pourparlers d’abord secrets puis officiels commencent entre le gouvernement et les leaders de l’opposition exilés ou emprisonnés. Ceux-ci s’accélèrent avec le nouveau président Frederik De Klerk l’année suivante. Le contexte international favorise cette évolution. La fin de la Guerre Froide pousse les Etats-Unis à se distancier du régime. L’ANC de son côté ne peut plus compter sur le soutien des pays du bloc soviétique. Finalement Nelson Mandela est libéré en février 1990 tandis que l’ANC et le PC sont légalisés. Mandela sera élu président de la république en avril 1994 lors des premières élections multiraciales. Entre temps le système juridique et politique de l’Apartheid aura été entièrement aboli, le programme nucléaire militaire démantelé et le pays réintégré dans la communauté internationale.

Dans un prochain article nous tenterons de faire le bilan de l’évolution de l’Afrique du Sud depuis ces trente dernières années6.

 

1 Un dominion est à cette époque une colonie britannique disposant d’une très large autonomie intérieure tout en conservant le souverain britannique comme chef de l’état et en confiant sa défense et sa politique étrangère au Royaume-Uni.
2 Le gouvernement siège à Pretoria, le parlement demeure au Cap. Johannesburg est la capitale économique située au cœur du Witwatersrand, immense conurbation concentrant la plus grande partie des activités industrielles et financières du pays.
3 voir notre précédent article sur Gandhi
4 voir notre précédent article sur Nazisme et culture occidentale
5 voir notre précédent article sur Mandela
6 voir notre entretien avec Raphaël Porteilla : 30 ans après le début de la fin de l’Apartheid, où en est l’Afrique du Sud ? [Partie I]

Cet article fait partie d’une série de quatre articles sur l’Afrique du sud :