Pour les politiques comme pour les scientifiques, le Covid-19 est un saut dans l’inconnu. Encore faut-il avoir l’humilité de le reconnaître. Si les scientifiques savent que leur savoir est par nature temporaire, qu’en est-il des gouvernants ?
Natalie Depraz a publié sur le quotidien Libération une première version de cette tribune. Ci-dessous, nous publions avec son aimable autorisation cette version amplifiée.
« La science la plus utile aux hommes, la politique, est encore
dans l’enfance et ce qui le prouve bien évidemment c’est que
les philosophes n’osent la regarder comme une véritable
science. » Mary Wollstonecraft, Défense des droits des
femmes » (1792), p. 70.
« Laissez-les. Ce sont des aveugles qui guident des aveugles.
Or, si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous deux
dans la fosse. » (Mt 15,14 ; Lc 6,39)
« Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise et pour la gérer depuis plusieurs semaines, et il doit continuer de le faire, c’est la confiance dans la science, c’est d’écouter celles et ceux qui savent. Les plus grands spécialistes européens se sont exprimés ce matin dans une publication importante. J’ai réuni aujourd’hui (…) notre Comité scientifique de suivi. Nous avons en France les meilleurs virologues, les meilleurs épidémiologistes, des spécialistes de grand renom (…) Dans ce contexte, j’ai interrogé les scientifiques sur nos élections municipales, dont le premier tour se tiendra dans quelques jours. Ils considèrent que rien ne s’oppose à ce que les français, même les plus vulnérables, se rendent aux urnes. (…) Il est important, dans ce moment, en suivant l’avis des scientifiques comme nous venons de le faire, d’assurer la continuité de notre vie démocratique (…) »
C’est Emmanuel Macron qui s’exprime ainsi, au soir du 12 mars dernier, dans une allocution télévisée suivie par des millions de françaises et de français. La parole scientifique est d’or, suivons son avis : le premier tour des élections aura bien lieu, en dépit des réels risques sanitaires. On sait d’autant plus aujourd’hui, quelques semaines plus tard, que ce risque aura alors été réel : nombre d’assesseurs et de président.e.s de bureau de vote sont malades, quatre maires sont depuis lors décédés… Et juste après, dans ce même discours, patatras ! le président de la République annonce que : « dès lundi, et jusqu’à nouvel ordre, les crèches, les écoles, les collèges, les lycées et les universités seront fermées. Pour une raison simple. Nos enfants et nos plus jeunes, selon les scientifiques toujours, sont celles et ceux qui propagent le plus rapidement le virus, même si, pour les enfants, ils n’ont parfois pas de symptômes (…) C’est à la fois pour les protéger et pour réduire la dissémination du virus à travers notre territoire (…) »
Dans les deux cas, maintien des élections, fermeture des écoles, c’est la parole scientifique qui donne le ton. Y aurait-il chez les scientifiques deux poids deux mesures, comme cela se reflète dès lors chez nos politiques ? D’un côté, suivant l’avis des scientifiques, on ferme les écoles pour protéger les plus vulnérables et freiner l’épidémie, afin d’éviter l’engorgement de nos services d’urgence et de réanimation qui, arrivés à saturation, seraient obligés de faire des choix dramatiques : sauver des vies au détriment d’autres vies ; d’un autre côté, on maintient les élections pour « assurer la continuité de la vie démocratique », et ce sont les mêmes scientifiques, à savoir les onze experts du Comité en question, constitué le 11 mars la veille du discours de Macron ( !), qui sont interrogés et jugent cruciale la vie démocratique (qu’en savent-ils ? En tant que scientifiques, on se le demande…). Là, pas besoin de protéger les plus vulnérables… Même elles et eux peuvent aller voter sans danger !
On croit rêver ! Comment peut-on affirmer sans vergogne une chose et son contraire, en l’habillant de surcroît du manteau de la caution scientifique !
Le 14 mars au soir, deux jours plus tard, le premier ministre Edouard Philippe prend la parole à son tour et annonce sans préavis la fermeture des restaurants, des bars et des commerces non essentiels pour… limiter la propagation du virus, au moment même où il réitère le maintien du premier tour : « (…) ce que nous devons faire en ce moment, c’est tout simplement éviter au maximum de se rassembler, limiter les réunions amicales et familiales, n’utiliser les transports en commun que pour aller au travail (…), ne sortir de chez soi que pour faire des courses essentielles, faire un peu d’exercice ou voter. » Le dernier verbe de la séquence, parmi les activités autorisées, a pu passer inaperçu tant il est mentionné à la fin comme en passant, dans une série d’actions qui, à l’inverse, incitent au non‑rassemblement. Nouvelle incohérence ? Volonté politique hors-sol, déconnectée de la réalité concrète de la situation sanitaire ? Refus infantile de se remettre en cause ? Peur d’être jugé par des électrices et des électeurs qui savent la LREM bien mal en point, pour qui la décision de reporter les élections pourrait être interprétée comme une aubaine pour un gouvernement en difficulté. Quoi qu’il en soit, le calcul politicien prime dans cette décision orpheline et qui frappe par son abstraction.
Le lundi 16 mars au soir, rebelote. Le président de la République prend à nouveau la parole. On ne l’avait jamais autant vu sur nos écrans… Il énumère en détail toutes les mesures prises depuis le jeudi 12 mars, soulignant que toutes ces mesures ont été prises « sur la base de recommandations scientifiques ». Il rappelle ensuite que, «dans la journée de jeudi, un consensus scientifique et politique s’est formé pour maintenir le premier tour des élections municipales ». Il félicite longuement toutes celles et tous ceux qui ont permis la tenue de ce premier tour, avant de gronder toutes et tous ces autres qui ont été de vilains petits enfants désobéissants et ont fréquenté les parcs et les restaurants ce même dimanche, culpabilisant ainsi la population, en mettant en avant dans le même temps le dévouement infini du personnel soignant, et en invoquant le sens de la solidarité et de la responsabilité de chacun.e. « Les scientifiques le disent, c’est la priorité absolue », assène-t-il : « chacun d’entre nous doit à tout prix limiter le nombre de contacts chaque jour. C’est pourquoi, après avoir écouté, consulté les experts, le terrain, j’ai décidé de renforcer encore les mesures pour réduire nos déplacements et nos contacts au strict nécessaire. Dès demain midi, et pour quinze jours au moins, nos déplacements seront très fortement réduits. (…) Dans ce contexte, après avoir consulté le président du Sénat, le président de l’Assemblée Nationale, mais également mes prédécesseurs, j’ai décidé que le second tour des élections municipales serait reporté. (…) »
On croit rêver ! Un jour les élections sont maintenues, sans aucun risque, un autre jour (deux jours plus tard), elles sont reportées, car elles représentent un risque majeur. Où est la cohérence ? Où est la crédibilité ? De surcroît, en décrivant longuement la réduction des déplacements sans utiliser le terme qui les définit, le terme de confinement, Macron cherche à adopter à n’en pas douter une stratégie de non-braquage de la population. Mais de ce fait il rend impossible la prise de conscience réelle de la gravité de la situation, de même que, quelques jours plus tôt, autoriser le déplacement pour aller voter mais gronder celles et ceux qui se sont dans la foulée promenées au parc ce même dimanche 15 mars est un message illisible pour la population : les comportements dits alors irresponsables, incohérents de la population sont à la mesure de l’incohérence irresponsable du gouvernement.
Que dit le gouvernement ? Il s’entoure d’experts. Le 11 mars est créé un Comité scientifique, baptisé par La dépêche du 18 mars dernier de « boussole » du gouvernement. Est-ce à dire que, sans ces onze experts (neuf hommes, deux femmes seulement, notons-le…), ce gouvernement serait désorienté, au point de se perdre et de se fracasser sur les rochers ? Or, de l’avis des uns et des autres, ce Comité ne rend qu’un avis consultatif. Il fournit des recommandations, se contente d’éclairer et de guider la décision publique. Les 11 spécialistes rendent leur avis, l’exécutif s’appuie sur leur expertise, puis décide en toute connaissance de cause, tout en restant aux commandes de l’action. L’image de la boussole est belle : savoir s’orienter dans la tempête, que peut-on espérer de mieux ?
Voilà une bien belle histoire, de celle qu’on raconte aux enfants pour les endormir, de celle que tous les enfants ont envie d’entendre : papa et maman sont là, ils s’occupent de nous, ils sont grands, ce sont eux qui savent, on n’a pas de souci à se faire… L’exécutif s’appuie sur l’expertise du Conseil avant chaque prise de décision : le savoir guide le pouvoir.
Sauf que… Ces experts peuvent se tromper : Yazdan Yazdanpanah, infectiologue de l’hôpital Bichat, interrogé sur France Info le 26 février dernier, affirmait : « (…) il ne va pas y avoir une épidémie en France, parce qu’on est, justement, préparé… », et il invitait les français à continuer à se serrer la main, à se faire la bise… Didier Raoult, dans son livre tout récent chez Michel Lafon en février dernier, Epidémies, vrais dangers et fausses alertes, se veut rassurant : il parle d’une « hystérie mondiale », d’une « mortalité moindre que celle annoncée au départ », d’un «affolement [qui] provient en grande partie des exagérations de la presse, qui sait que la peur fait vendre ». Or, la surmortalité actuelle lui donne largement tort. Jean-François Delfraissy lui-même, Président du fameux Comité scientifique, qui a vécu le VIH, le virus Ebola, pourtant reconnaît « n’avoir pas suffisamment perçu la gravité de l’événement » à la mi-février.
A quoi sert donc la référence incessante, insistante, presque trop présente, obsessionnelle, voire indécente à la science ? On veut nous faire croire que la science est un guide absolu des décisions politiques, montrer que le politique a une maîtrise parfaite de la situation, et crédibiliser ainsi son action. Or, ce savoir on le sait s’avère lui-même incertain, fait d’ignorances et d’erreurs. Le Professeur Delfraissy l’avoue : « ça dépasse tout ce que j’ai vu jusqu’à maintenant… »
De fait, les scientifiques peuvent se tromper et, au fond, ils ne savent pas grand-chose : ils ont affirmé que le Covid-19 ne touche pas les enfants. Les cas d’ados, d’enfants, de bébés même qui en sont morts remontent chaque jour ; ils ont affirmé que le Covid 19 est comme une grippe. Il est beaucoup plus contagieux et ses symptômes, l’oppression respiratoire singulièrement, l’en distinguent clairement ; ils ont affirmé qu’il ne se transmet pas à l’animal : des cas de chiens, de chats, de tigres infectés sont à présent recensés ; ils ont affirmé qu’il était inutile de mettre un masque. Dans quelques jours, on ne sera pas autorisé à sortir sans ; ils ont affirmé que les tests ne servaient à rien pour la population générale. Mais… seuls des tests systématiques permettent de savoir qui est positif et qui ne l’est pas.
Bien sûr, il n’est pas question de se priver des scientifiques. Le problème n’est pas la science : les scientifiques savent bien qu’ils ne savent pas grand-chose (sic Socrate). Ils ont l’humilité des expérimentalistes, la prudence, la modestie de ceux qui savent qu’ils ne savent pas. Le savoir, comme le dit fort bien Didier Raoult, est « temporaire ». Le problème, donc, ce n’est pas la science, c’est le politique. Le politique, qui absolutise la référence à la science en présentant les scientifiques comme les maîtres absolus du savoir (ce que ces derniers savent très bien qu’ils ne sont pas), et ils leur font ainsi jouer un jeu dangereux (sic Werner Heisenberg). D’autant plus qu’ils manipulent la référence à la science à leur propre fin : affirmer avec aplomb une inutilité (celle des masques ou des tests) pour cacher une pénurie économique, ce qui signale un choix évident de ne pas donner une priorité budgétaire à la santé de toutes et tous ; exercer un contrôle sur la population (sic Michel Foucault) en prétendant maîtriser la situation avec l’alibi de la science, tellement invoquée à tout va que c’en devient suspect : infantile ! Car le Covid-19 est l’inconnu. Il faudrait avoir l’humilité de le reconnaître. Edouard Philippe a sans doute commencé tout récemment de le faire en reconnaissant qu’il ne sait pas tout. Trop tard… Ces politiques sont dangereux. Mais : nous ne sommes pas dupes !
Et si la boussole scientifique, aussi humble soit-elle, devenait une girouette dans la main des politiques ? Au fond, qu’y a-t-il de pire ? Etre aveugle et le savoir ? On peut penser que c’est ce que vivent de nombreux scientifiques en ce moment, authentiquement déboussolés… Ou bien : être aveugle et croire qu’on maîtrise la situation ? A force de se croire maîtres et possesseurs de l’univers, ces politiques ont même réussi à persuader certains scientifiques d’être les guides même chancelants de leur action publique. Double illusion, double aveuglement : quand un aveugle guide un aveugle, la chute de Scylla sera bien pire que celle de Charybde…
Natalie Depraz est philosophe, Professeure à l’Université de Rouen Normandie