Eric Toussaint a réalisé un travail remarquable avec ce livre. Il est court, bien écrit, facile à lire, argumenté et très éclairant. Certains éléments présents dans ce livre doivent absolument être connus de toutes et tous.

  Sommaire
  • Le point de départ du livre : l’ouvrage de Yanis Varoufakis : « Conversation entre adultes (…)
  • L’objectif du livre : apprendre des erreurs pour éviter un nouveau fiasco
  • De 2012 à 2014, Varoufakis et Tsipras poussent à la modération du programme
  • Le programme de Thessalonique de septembre 2014 : Varoufakis a la nausée
  • Malgré une agressivité et une intransigeance totale de la part de la Troïka, 5 mois de diplomatie (…)
  • Entre février 2015 et mai 2015, les caisses se vident
  • Mai 2015 : tentative au sein de Syriza pour changer de stratégie
  • Tsipras, piégé, hésite à capituler publiquement
  • Un référendum pour légitimer la capitulation ?
  • En guise de conclusion

Le point de départ du livre : l’ouvrage de Yanis Varoufakis : « Conversation entre adultes »

En 2017, Yanis Varoufakis, Ministres des finances du gouvernement Syriza et principal négociateur auprès de la Troïka (BCE, FMI, Commission européenne) a sorti un livre : « Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l’Europe » (Les Liens Qui Libèrent, 2017), où il donne sa version des faits sur ce qui s’est passé, ce qu’il a fait et sur la stratégie adoptée par le gouvernement dirigé par Alexis Tsipras.

Eric Toussaint, après avoir lu attentivement le livre de Varoufakis, prend d’abord la peine de saluer ce travail : « Conversations entre adultes, se lit comme un polar politique, il y a du suspense, des rebondissements, des trahisons. (…) Varoufakis a pris la peine de communiquer ce qu’il considère être sa part de vérité. Il a pris des risques en le faisant. S’il n’avait pas écrit ce livre, bien des faits importants seraient restés inconnus. »

Le lecteur apprendra, parfois avec stupeur, les choix très étonnants qui ont été décidés par l’équipe rapprochée de Tsipras

Eric Toussaint ne peut cependant se contenter de cette version des faits. Et il a la légitimité et les arguments pour le faire. Il suit de très près tout ce qui se passe en Grèce depuis 2003. Il a rencontré à plusieurs reprises Alexis Tsipras et d’autres personnalités politiques grecques de premier plan pour discuter des politiques et des stratégies à mettre en œuvre si Syriza arrivait au pouvoir. Entre mars 2015 et juillet 2015, il a été le coordinateur de la commission d’audit de la dette grecque à l’initiative de la Présidente du Parlement Grec. Il a vécu à Athènes plusieurs mois. Il était donc au cœur des évènements.

Eric Toussaint s’engage aussi avec ce livre, car il ne se contente pas de donner au lecteur d’autres clés de compréhension que celles présentées par Yanis Varoufakis dans son livre. Si le dernier chapitre est entièrement consacré aux alternatives qu’il était possible de mettre en pratique, il n’hésite jamais à donner son avis tout au long de l’ouvrage sur ce qu’il aurait été positif et possible de faire.

Le lecteur apprendra, parfois avec stupeur, les choix très étonnants qui ont été décidés par l’équipe rapprochée de Tsipras. A mes yeux, un des points clés de ce livre est le suivant : les origines de la capitulation de Syriza débutent après l’été 2012, lorsque l’équipe de Tsipras décide, sans réellement en discuter avec le parti et sa base électorale, de ne pas respecter une partie de son programme, en particulier en ce qui concerne la dette et les banques, et d’adopter une stratégie uniquement basée sur la négociation à l’amiable avec les soi-disant partenaires européens. Et comme le lecteur l’apprendra dans ce livre, même s’il souligne qu’il faut « faire une distinction entre Alexis Tsipras et Yanis Varoufakis », Yanis Varoufakis a une responsabilité dans cette évolution. Comme Eric Toussaint l’écrit dans son introduction, et je partage à 100% ce constat : « Si un gouvernement populaire veut réellement rompre avec les politiques d’austérité et de privatisation en cours dans toute l’Europe, il entrera immédiatement et nécessairement en conflit avec de puissantes forces conservatrices tant au niveau national qu’au niveau de l’Union européenne. »

L’objectif du livre : apprendre des erreurs pour éviter un nouveau fiasco

Eric Toussaint ne critique pas les choix de Yanis Varoufakis ou Tsipras pour le plaisir. Dès l’introduction, l’objectif du livre apparaît clairement : « Il est essentiel de prendre le temps d’analyser la politique mise en œuvre par Yanis Varoufakis et le gouvernement d’Alexis Tsipras car, pour la première fois au 21e siècle, un parti de gauche radicale a été élu en Europe pour former un gouvernement. Moins de six mois après avoir pris ses fonctions, ce gouvernement se pliait finalement aux exigences des créanciers, renonçant de fait à mettre fin à l’austérité. Comprendre les échecs et tirer les leçons de la manière dont ce gouvernement a affronté les problèmes qu’il a rencontrés sont de la plus haute importance si on veut éviter un nouveau fiasco. »

Malgré une apparente radicalité et une volonté de résistance face à la Troïka […] Varoufakis et Tsipras ont multiplié les concessions

La tentative du gouvernement Syriza de sortir de l’austérité a maintenant 5 ans. Or, l’impression qui domine parmi la population est la suivante : Tsipras et Varoufakis ont tout essayé, tout tenté pour respecter le mandat que la population leur avait donné, mais ils ont fait face à un mur, à une Troïka (FMI, BCE, Commission européenne) intransigeante et tout puissante qui les a écrasés.

La deuxième partie de cette phrase est correcte : les premiers responsables de cet échec sont bel et bien la Troïka et les gouvernements européens, qui ont tout fait pour « faire échouer le projet de Syriza afin de démontrer aux peuples des autres pays qu’il est vain de porter au gouvernement des forces qui prétendent rompre avec l’austérité et le modèle néolibéral. »

Cependant, l’affirmation selon laquelle Tsipras et Varoufakis auraient tout fait est erronée. Dans ce livre, Eric Toussaint se base sur des faits précis pour montrer que non seulement ils n’ont pas tout fait, mais qu’ils ont commis plusieurs graves erreurs en matière économique, politique, démocratique et stratégique. Comme Eric Toussaint le démontre dans son livre, la stratégie décidée en petit comité par l’équipe rapprochée de Tsipras et de Varoufakis était totalement naïve et ne pouvait que mener à la capitulation.

Malgré une apparente radicalité et une volonté de résistance face à la Troïka, qui s’explique notamment par le fait que tous les médias dominants, la Troïka, les partis grecs de droite, les ont attaqué sans arrêt en les traitant d’irresponsables, Varoufakis et Tsipras ont multiplié les concessions, ont adopté une attitude plus que conciliante dans les négociations, et ont décidé de garder secret toute une série d’éléments qui, s’ils avaient éclaté au grand jour, auraient pu renforcer fortement le soutien et la mobilisation populaire, tant au niveau national qu’international, et donc changer les rapports de force.

Maintenant, quelques éléments concrets et importants qu’on apprend en lisant ce livre :

Le programme de Syriza de 2012 qui irrite Varoufakis

Lors des élections de mai 2012, Syriza obtient 16,8 % des voix ( il avait obtenu 4,6 % en 2009). Ces élections ne permettent cependant pas de constituer un gouvernement, ce qui conduit à de nouvelles élections dès le mois de juin 2012. Entre ces deux élections, Tsipras avance 5 propositions concrètes au niveau de leur programme :

  1. Abolition de toutes les mesures d’austérité
  2. Abolition de toutes les mesures qui ont réduit les droits des travailleurs
  3. Abolition immédiate de l’immunité des parlementaires et la réforme du système électoral
  4. Nationalisation des banques grecques
  5. La mise sur pied d’une commission internationale d’audit de la dette combinée à la suspension du paiement de la dette jusqu’à la fin des travaux de cette commission.

Avec ce programme, lors des élections de juin 2012, Syriza a obtenu 26,5 % des voix (10 % de plus qu’un mois auparavant !). Cette orientation est donc clairement validée par la population grecque. Varoufakis est fortement opposé à un tel programme : « En 2012, quand j’ai découvert la partie politique économique du manifeste électoral de Syriza, j’étais tellement irrité que je ne suis pas allé jusqu’au bout ».

De 2012 à 2014, Varoufakis et Tsipras poussent à la modération du programme

Malgré ce profond désaccord, les discussions entre l’équipe de Tsipras et Varoufakis continuent. Et petit à petit, ce programme en 5 points évolue vers plus de modération. Par exemple, il n’est plus question d’un audit et d’une suspension de paiement de la dette, mais bien de « convoquer une conférence européenne sur la dette afin d’aboutir à un accord avec les créanciers à l’image de l’accord de Londres de 1953, lorsque les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont concédé une réduction de dette très importante à l’Allemagne de l’Ouest et des conditions de remboursement très avantageuses. »

La plupart des priorités de Varoufakis sont en réalité en contradiction avec le programme de Syriza

En octobre 2013, Eric Toussaint a eu l’occasion de discuter personnellement avec Tsipras et a essayé de l’alerter sur ce choix. Il résume : « je lui ai dit qu’il n’y avait aucune chance que cela se réalise. Comme dirigeant de Syriza, il avait parfaitement la légitimité d’avancer ce plan A, mais il était impensable que Draghi, Hollande, Merkel, Rajoy y consentent. Je lui ai dit qu’il fallait un plan B, dans lequel il devait y avoir la commission d’audit. »

Varoufakis de son côté met en avant 6 priorités. Eric Toussaint les analyse en détail dans le chapitre 1 et cela vaut la peine de les lire attentivement. Ce qui en ressort globalement, c’est que la plupart de ces priorités sont en réalité en contradiction avec le programme de Syriza, comme par exemple la poursuite de certaines privatisations stratégiques, le transfert de la propriété des banques grecques à l’Union européenne ou encore la restructuration de la dette sans réduction du stock de la dette.

En juin 2014, « Varoufakis confirme que Tsipras peut compter sur lui mais pose une condition : il veut pouvoir intervenir dans l’élaboration du programme économique de Syriza avant les élections de janvier 2015. Tsipras accepte. »

Le programme de Thessalonique de septembre 2014 : Varoufakis a la nausée

Le programme de Thessalonique est présenté en septembre 2014. Eric Toussaint le résume : « mettre fin au second mémorandum et de le remplacer par un plan de reconstruction nationale, obtenir un effacement de la plus grande partie de la dette publique, rompre avec l’austérité, rendre au peuple grec la jouissance d’une série de droits sociaux, rétablir largement les salaires et les retraites dans l’état préexistant au mémorandum de 2010, mettre fin aux privatisations, prendre le contrôle des banques, créer une banque publique de développement, réduire les dettes des ménages à bas revenus à l’égard de l’État et des banques privées, créer 300.000 emplois, faire revivre la démocratie. »

Tsipras et Varoufakis ont décidé de tourner le dos à une orientation politique décidée de manière collective au sein de Syriza et approuvée démocratiquement par la population grecque

Voici la réaction de Yanis Varoufakis : « je me suis procuré le texte et je l’ai lu. Une vague de nausée et d’indignation m’a submergé. Je me suis tout de suite mis au boulot. Moins d’une demi-heure plus tard, j’avais un article que le Premier ministre Samaras utiliserait pour fustiger Syriza devant le Parlement. »

Après cette sortie, Varoufakis s’attend à ce que la collaboration avec Tsipras. Mais non, Pappas (un des collaborateurs proches de Tsipras) organise une rencontre et voici ce qui se dit :

  • Varoufakis : « Comme vous le savez, j’ai de sérieuses réserves sur le Pro-gramme de Thessalonique. J’ai même très peu de respect pour ce programme. […] Pappas a sauté sur l’occasion pour me dire et me redire qu’en aucun cas je ne devais considérer ce programme comme une contrainte. »
  • Pappas : « Arrête, ça ne change rien. Le programme de Thessalonique était un cri de ralliement pour nos troupes. Pas plus. On compte sur toi pour mettre en forme le vrai programme économique de Syriza »

Ce passage, assez surréaliste mais bien réel, montre très bien la stratégie qui va être choisie, avant même janvier 2015 : donner le feu vert à Varoufakis pour négocier des propositions qui sont en contradiction avec le mandat qui leur est donné. Tsipras et Varoufakis décident donc de « tourner le dos à une orientation politique décidée de manière collective au sein de Syriza et approuvée démocratiquement par la population grecque ».

Varoufakis lui-même l’admet dans son livre : « La position de Syriza était très claire : le parti exigeait ni plus ni moins qu’un effacement inconditionnel de la dette. La moitié des membres voulaient toujours une décote unilatérale de la majeure partie de la dette, la plupart n’imaginaient même pas l’idée d’un échange de dettes, or seul un pacte verbal fragile me liait au trio dirigeant »

Malgré une agressivité et une intransigeance totale de la part de la Troïka, 5 mois de diplomatie secrète, avec toujours plus de compromissions

Il est très instructif de lire les chapitres allant de 5 à 9, car ils mettent en lumière énormément de faits qui doivent être connus si on veut se faire une idée correcte de la manière dont les négociations se sont passées. Ce qui est frappant, c’est que, même avant que les négociations ne commencent, il apparaît très clairement que les institutions européennes ne feront absolument aucune concession. Au contraire, ils mettent tout en place pour asphyxier le gouvernement grec, pourtant élu démocratiquement :

  • Fin de l’accès des banques grecques aux liquidités de la BCE dès le 4 février 2015 alors que le gouvernement n’avait qu’une semaine d’existence et n’avait pris aucune mesure défiant la discipline budgétaire européenne.
  • Refus catégorique d’amender de quelque manière que ce soit le mémorandum. Alors qu’il était convenu que Varoufakis envoie une série de nouvelles mesures (ce qu’il a fait passer pour un succès, alors même que celles-ci étaient très modérées et certaines en contradiction avec le programme de Thessalonique), la Troïka répond que cette liste « ne saurait remplacer le mémorandum, qui constitue la base légale du plan ».
  • Refus catégorique de la BCE de verser les 1,9 milliard d’euros de bénéfices scandaleux réalisés suite au rachat des titres grecs entre 2010 et 2012.
  • Menace de fermer les banques

Malgré ces attaques répétées, considéré par Varoufakis lui-même comme des « actes d’agressions explicites et parfaitement calculés », Tsipras et Varoufakis décident à chaque fois de ne pas réagir et de montrer leur bonne volonté. Par exemple, à la suite de la décision de la BCE de couper les liquidités aux banques grecques, Varoufakis répondra notamment à la BCE : « Vous avez accompli un travail impressionnant pour préserver à la fois la cohésion de la zone euro et la place de la Grèce au sein de cette zone, surtout l’été 2012. Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour vous demander de continuer dans le même sens »

Eric Toussaint met en évidence un élément aggravant : la majorité de ces négociations se discutent uniquement en petit comité restreint. La plupart du temps, le peuple grec, l’opinion internationale, les parlementaires de Syriza, ni même le comité central de Syriza ne sont consultés

Varoufakis ira jusqu’à signer l’accord du 20 février, qui tourne totalement le dos aux priorités du programme de Syriza. Cet accord comprend notamment les passages suivants : « Les autorités grecques réitèrent leur engagement sans équivoque à honorer, pleinement et à temps, leurs obligations financières auprès de tous leurs créanciers. (…) Les autorités grecques s’engagent à s’abstenir de tout démantèlement des mesures et de changements uni- latéraux des politiques et réformes structurelles qui auraient un impact négatif sur les objectifs budgétaires, la reprise économique ou la stabilité financière, tels qu’évalués par les institutions. »

Comme Eric Toussaint le montre dans son livre, à plusieurs reprises, Varoufakis et Tsipras hésitent à rompre les discussions et riposter. Quand ils menacent de claquer la porte de la négociation, ils se rétractent aussitôt, utilisant le prétexte que ce n’est pas le moment. Ce ne sera malheureusement jamais le bon moment, jusqu’à la capitulation totale de juillet 2015.

Par exemple, à l’annonce de tout refus de modifier les mesures présentes dans le mémorandum précédent, Varoufakis affirme qu’à ce moment-là, il aurait dû mettre fin à la négociation et proposer à Tsipras d’appliquer des mesures unilatérales, à commencer par une décote des titres grecs détenus par la BCE et le lancement d’un système de paiement parallèle. Mais ce n’est pas ce qu’il fait. Il écrit : « Malheureusement, j’ai opté pour la méthode douce » et il déclare par téléphone à l’Eurogroupe : « Nous insisterons pour […] que l’examen de cette liste se poursuive en sachant que la liste de réformes de notre gouvernement est le point de départ. »

Autre exemple : « Varoufakis rend compte d’une réunion surréaliste entre Tsipras et ses principaux ministres qui a eu lieu le vendredi 3 avril 2015. Il explique qu’avant la réunion, il a essayé de convaincre Tsipras de ne pas faire le prochain paiement au FMI prévu pour le 9 avril 2015 pour un montant de 462,5 millions d’euros. Son argument : il fallait mettre la pression sur les dirigeants européens et la BCE afin d’obtenir quelque chose, car rien n’avait été obtenu de leur part au cours du mois de mars. Tsipras lui aurait répondu : « Varoufakis a raison. Trop c’est trop. Nous avons scrupuleusement respecté leurs règles. Nous avons suivi leurs procédures. Nous avons reculé pour leur montrer que nous sommes prêts à accepter des compromis. Et que font-ils, eux ? Ils tardent pour mieux nous accuser de tarder. La Grèce est un pays souverain, et aujourd’hui il nous revient à nous, le cabinet ministériel, de déclarer « Assez ! » Il s’est levé de sa chaise et d’une voix de plus en plus forte, il a pointé le doigt vers moi en hurlant : Non seulement on va leur faire défaut, mais tu vas prendre l’avion, filer à Washington et l’annoncer personnellement à la grande dame du FMI ! » Eric Toussaint explique dans les pages suivantes comment et pourquoi cette déclaration ne sera jamais suivie d’effets…

Pourtant, les rares fois où ils ont un peu résisté, ils ont vu qu’ils recevaient un soutien massif de leur population. Par exemple, lorsque Varoufakis refuse de signer un projet de communiqué commun avec l’Eurogroupe, Varoufakis appelle Tsipras pour lui annoncer cette « mauvaise nouvelle », il raconte que Tsipras lui répond : « Réjouis-toi !, s’exclama-t-il. Les gens font la fête dans les rues, ils sont avec nous. C’est génial ! ».

Pour Eric Toussaint : « Cela montre parfaitement quel potentiel de mobilisation il y aurait eu si Tsipras et Varoufakis avaient adopté de manière cohérente une ligne de refus des ultimatums, s’ils avaient mis en pratique la suspension de paiement et l’audit de la dette, la décote unilatérale des titres détenus par la BCE, s’ils avaient mis en place un système de paiements parallèles, s’ils avaient exercé leur droit de vote dans les banques grecques et s’ils avaient décrété un contrôle des mouvements de capitaux. »

Eric Toussaint met en évidence un élément aggravant : la majorité de ces négociations se discutent uniquement en petit comité restreint. La plupart du temps, le peuple grec, l’opinion internationale, les parlementaires de Syriza, ni même le comité central de Syriza ne sont consultés. Eric Toussaint critique cet élément, légitimement, à plusieurs reprises, dont ici : « Ce qui est frappant, c’est le temps passé par Varoufakis et Tsipras dans des réunions interminables à l’étranger pour des négociations au cours desquelles ils font des concessions tandis que la Troïka poursuit méthodiquement son œuvre de démolition des espoirs du peuple grec. Il ne leur vient pas à l’esprit de prendre du temps pour aller à la rencontre du peuple grec, de prendre la parole dans des meetings où la population grecque serait invitée. (…) Varoufakis et Tsipras n’ont pas cherché à communiquer avec l’opinion publique internationale et à mobiliser la solidarité internationale. Jamais ils n’ont profité de leurs passages à Bruxelles ou dans d’autres capitales pour expliquer publiquement ce qui se passait réellement. ». Varoufakis le reconnait d’ailleurs superbement quand il choisit le titre de son livre : « Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l’Europe »

Entre février 2015 et mai 2015, les caisses se vident

Qu’espéraient-ils exactement ? Qu’en montrant de la bonne volonté, les institutions européennes finiraient par montrer eux aussi de la bonne volonté ? C’est totalement naïf. Ce qui est sûr c’est que, pendant ces mois cruciaux, l’asphyxie s’est poursuivie et les caisses publiques se sont vidées au fur et à mesure que la dette était payée. En effet, étant donné l’accord du 20 février, le gouvernement décide de payer toutes les échéances que ce soit au FMI et à la BCE. « En tout, plus de 1.500 millions d’euros ont été payés au cours du mois de mars 2015, en utilisant toutes les liquidités disponibles et alors que les espoirs de Varoufakis de trouver de l’argent du côté de la Chine s’étaient évanouis, que la BCE avait confirmé qu’elle ne reverserait pas les intérêts dus à la Grèce sur les bons achetés entre 2010 et 2012, et qu’elle ne rétablirait pas l’accès des banques grecques aux liquidités normales. »

Mai 2015 : tentative au sein de Syriza pour changer de stratégie

Cet élément que développe Eric Toussaint est très peu connu mais pourtant très intéressant : au fil des mois, il devient de plus en plus clair que la stratégie de Tsipras et Varoufakis est une impasse. « Le 24 mai 2015, lors de la réunion du comité central de Syriza, une résolution est déposée par la Plateforme de gauche qui critiquait le cours des négociations et la stratégie du gouvernement, appelant à des mesures unilatérales en vue de la mise en œuvre effective du programme de Thessalonique. Cette résolution a obtenu 44 % des voix »

Tsipras, piégé, hésite à capituler publiquement

Début juin, la Troïka décide de mettre la pression maximum sur le gouvernement pour le contraindre à une capitulation sur toute la ligne. (…) « Le 3 juin 2019, Tsipras se rend à Bruxelles pour une réunion avec Juncker et Dijsselbloem qui étaient en contact direct avec Merkel, Hollande et Lagarde. (…) Tsipras décide de rentrer à Athènes le 4 juin. Le lendemain, il critique devant le Parlement l’attitude intransigeante de la Troïka sans expliquer les concessions qu’il avait déjà faites. (…) Benoît Cœuré, vice-président de la BCE, annonce que les banques grecques devront peut-être fermer leurs portes le 22 juin.

Si l’on suit le raisonnement tenu par Varoufakis et les recommandations faites à Tsipras et son gouvernement, ce n’est qu’après avoir capitulé qu’ils auraient réalisé une grande tournée pour demander aux peuples de se mobiliser. Se mobiliser pour quoi ? Pour se solidariser d’un gouvernement qui capitule ?

« Le 20 juin, selon Varoufakis, Tsipras est très abattu et il lui soumet le projet d’un texte d’un discours à tenir devant la Nation afin d’expliquer la nécessité de capituler devant les exigences de la Troïka. Varoufakis affirme lui avoir déclaré : « Si tu veux capituler, capitule, mais fais-le convenablement – et je lui ai remis une feuille sur laquelle j’avais rédigé l’esquisse d’un discours, un discours à la nation, qu’il devrait lire à la télévision : « Mes chers compatriotes, Nous nous sommes battus courageuse- ment contre une Troïka de créanciers impitoyables. Nous avons tout donné. Hélas, il n’y a pas de discussion possible avec des créanciers qui ne veulent pas récupérer leur argent. Nous avons essayé de tenir bon face à des institutions parmi les plus puissantes au monde et face à notre propre oligarchie, lesquelles ont bien plus de pou- voir que nous. Personne ne nous a porté secours. Certains, comme le président Obama, se sont montrés compréhensifs à notre égard. D’autres, comme la Chine, nous ont fait part de leur sympathie. Mais personne n’a proposé de nous aider concrètement face à ceux qui ont décidé de nous briser. Nous n’abandonnons pas, mais je dois vous annoncer que nous avons décidé de renoncer aujourd’hui pour pouvoir nous battre à l’avenir. Dès demain matin, j’accéderai aux demandes de la Troïka. Mais seulement parce qu’il reste de nombreuses batailles à livrer. Dès demain, après avoir accepté les exigences de la Troïka, mes ministres et moi-même entreprendrons une grande tournée en Europe pour expliquer aux peuples le sort qui nous a été réservé, pour les appeler à se mobiliser et à se joindre à notre combat commun, qui est de mettre un terme au pourrissement et de redonner vie aux principes et aux traditions démocratiques de notre continent. » Alexis l’a lu, puis a dit avec son air abattu habituel : « Je ne peux pas dire au peuple que nous allons déposer les armes. » C’était on ne peut plus clair : il avait effectivement décidé de céder, mais il ne pouvait se résoudre à l’annoncer. »

Eric Toussaint pose une question et propose une réponse : « Si l’on suit le raisonnement tenu par Varoufakis et les recommandations faites à Tsipras et son gouvernement, ce n’est qu’après avoir capitulé qu’ils auraient réalisé une grande tournée pour demander aux peuples de se mobiliser. Se mobiliser pour quoi ? Pour se solidariser d’un gouvernement qui capitule ? C’est dès février qu’il aurait fallu organiser systématiquement une campagne de mobilisation nationale et internationale pour soutenir les actions que le gouvernement aurait dû résolument entreprendre au lieu de capituler une première fois le 20 février. »

Un référendum pour légitimer la capitulation ?

Plutôt que de capituler publiquement, le 26 juin, Tsipras annonce la convocation d’un référendum pour le 5 juillet 2015, demandant si, OUI ou NON, il faut se soumettre aux exigences de la Troïka. Pourquoi ce retournement de situation ? Varoufakis affirme que l’objectif du noyau autour de Tsipras (dont il s’exclut sur ce point), en convoquant le référendum, était d’avoir la légitimité pour capituler.

Ce livre regorge d’informations clés pour comprendre ce qui s’est réellement joué en Grèce entre janvier et juin 2015 mais aussi de 2010 à 2014. Cela doit clairement nous servir de leçon afin de ne pas commettre les mêmes erreurs lorsqu’à nouveau, un gouvernement progressiste et populaire arrivera au pouvoir en Europe

Du côté de la Troïka, la réaction a été violente : la BCE a fait en sorte que le gouvernement doive fermer les banques pendant la semaine qui précède le référendum.

Pourtant, malgré cette agressivité, malgré la « fatigue » lié aux luttes sociales intenses depuis 2010, et malgré une précarité en explosion liées aux mesures d’austérité violente depuis 2010, et sans qu’une véritable campagne ait été organisée par le gouvernement autour du « NON », la réponse du peuple grec a été très claire : NON à 61,5%. Plus de 70% de la jeunesse grecque a voté en faveur du Non aux créanciers. Cela montre à nouveau « à quel point une grande partie du peuple était prête à résister aux créanciers. »

Pourtant, malgré le NON, le 6 juillet, Tsipras se réunit avec les partis qui ont appelé à voter pour le « Oui » et, en 24 heures, élabore avec eux une position conforme aux demandes de la Troïka. « Le 13 juillet, suite à une réunion d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, le gouvernement grec accepte de rentrer dans un processus conduisant à un troisième mémorandum, avec des conditions plus dures que celles rejetées lors du référendum du 5 juillet… C’est une trahison du verdict populaire d’autant plus manifeste qu’il avait juré publiquement de respecter le résultat du référendum, quel qu’il soit. »

En guise de conclusion

Il est évidemment impossible de résumer en quelques pages un livre aussi intense. J’invite le lecteur à se le procurer et le lire, car de nombreux autres passages sont également très instructifs, comme par exemple : les véritables origines de la crise grecque, l’équipe (néolibérale) que Varoufakis décide de réunir autour de lui, le travail de la commission pour la vérité sur la dette grecque qui met en évidence que la dette réclamée à la Grèce est largement, illégale, odieuse et illégitime et qu’il existait donc des arguments juridiques solides pour remettre en cause son paiement, le fameux « plan X » de Varoufakis, la question de la sortie de l’euro. Et bien sûr aussi le dernier chapitre : qu’était-il possible de faire ?

Vous l’avez compris, ce livre regorge d’informations qui sont clés pour comprendre ce qui s’est réellement joué en Grèce entre janvier et juin 2015 mais aussi au cours des années 2010-2014. Et cela doit clairement nous servir de leçon afin de ne pas commettre les mêmes erreurs lorsqu’à nouveau, un gouvernement progressiste et populaire arrivera au pouvoir en Europe. Car, on ne sait pas quand et où cela arrivera, mais cela arrivera, tôt ou tard. Comme le rappelle le grand poète et écrivain chilien : « Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront jamais le printemps »


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Auteur

Olivier Bonfond est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).

Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles

 

Source : http://www.cadtm.org/Olivier-Bonfond-Le-dernier-ouvrage-d-Eric-Toussaint-Capitulation-entre-adultes