Chloé Maurel, École normale supérieure (ENS)
Créée en 1948, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est fixé pour mission de conduire tous les peuples du monde au niveau de santé le plus élevé possible, selon le « droit de l’homme à la santé » inscrit dans sa constitution.
Cette agence de l’ONU dispose d’un organe législatif nommé l’Assemblée mondiale de la santé, qui réunit les représentants des 193 États membres sur une base égalitaire. Dotée d’un budget d’environ 2 milliards de dollars par an, l’organisation a différents domaines d’activité : action normative, recherches et études, mesures sanitaires et assistance aux pays pauvres.
L’OMS est aujourd’hui confrontée à une crise sanitaire d’une ampleur inédite depuis sa création, mais son action semble en déclin. L’occasion de revenir sur la façon dont elle a, depuis 70 ans, combattu les maladies, en étant parfois instrumentalisée par les grandes puissances et les laboratoires pharmaceutiques.
Des premières années enthousiasmantes
Le psychiatre canadien Brock Chisholm fut le premier Directeur général (DG) de l’OMS entre 1948 et 1953. Cet internationaliste convaincu, partisan d’un gouvernement mondial, promeut dans ses brillants discours une dimension réellement mondiale de l’OMS.
Selon la politologue Auriane Guilbaud, c’est lui qui aurait défini la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et non pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité ».
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Un fossé ne tarde toutefois pas à apparaître entre les conceptions de Chisholm et celles promues par les États membres, en particulier les États-Unis. Comme l’analyse Auriane Guilbaud, « Chisholm était partisan d’une approche sociale de la médecine, mettant l’accent sur les causes économiques et sociales des maladies.
Cette approche prônait une conception large des mandats de l’OMS, quand la plupart des membres privilégiaient une approche biomédicale, centrée sur l’idée de « baguettes magiques » comme les antibiotiques, les insecticides et les programmes de contrôle « vertical des maladies ».
Dans cet esprit, l’OMS supervise la préparation d’un programme d’éradication du paludisme, dont l’apogée est en 1955. Mais les contraintes budgétaires de l’OMS, après le départ de huit pays du bloc soviétique entre 1948 et 1955, réduisent sensiblement sa marge de manœuvre. Principal bailleur de fonds de l’organisation, les États-Unis disposent alors d’une influence considérable.
Des efforts inaboutis contre le paludisme
En 1953, Chisholm est remplacé par le Brésilien Marcolino Candau, qui dirige l’OMS pendant plus de 20 ans. En 1955, il supervise la campagne de l’OMS visant à éradiquer le paludisme, dans un contexte de grand optimisme sur la capacité du pesticide dichloro-diphényle-trichloro-éthane (DDT) à tuer les moustiques.
Ce combat présente un intérêt politique pour les États-Unis, la superpuissance estimant que l’éradication du paludisme créerait des marchés outre-mer pour les produits américains et favoriserait ainsi l’ancrage atlantiste et anti-communiste de ces pays. Une conception de l’action sanitaire qui prône une action extérieure de modernisation sans participation des populations locales et sans réformes sociales.
Dans les années 1960, la lutte de l’OMS contre le paludisme se heurte à des difficultés et connaît des échecs, ce qui conduit l’organisme à déclarer en 1969 l’éradication mondiale du paludisme impossible. Une nouvelle approche remplace l’ancienne : cette année-là, l’Assemblée mondiale de la santé appelle à développer des systèmes de santé ruraux.
L’influence communiste et le combat contre la variole
Avec le retour des pays communistes à l’OMS en 1955-1956, l’équilibre évolue au sein de l’Assemblée mondiale de la santé. Le représentant soviétique affirme qu’il est « scientifiquement possible, socialement désirable et économiquement rentable de viser à éradiquer la variole », alors encore endémique dans plus de 30 pays.
Marcolino Candau accepte d’aller dans ce sens : l’URSS fournit alors 25 millions de doses de vaccin, suivie par Cuba qui en apporte 2 millions. C’est ainsi qu’en 1959, sous l’impulsion des pays communistes, un programme mondial d’éradication de la variole est engagé.
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Dans les années 1960, le coût des vaccins diminuant, les États-Unis soutiennent eux aussi la campagne d’éradication de la variole. En 1967, l’OMS lance avec le soutien des deux Grands le « Programme intensifié d’éradication de la variole », qui est couronné de succès puisqu’en 1980 l’OMS déclare officiellement la variole éradiquée au niveau mondial.
Comme l’a observé Halfdan Mahler, qui dirige l’OMS de 1973 à 1988, « l’éradication du paludisme était le cheval de bataille des États-Unis, alors que l’Union soviétique prônait l’éradication de la variole ». La victoire contre la variole en est une aussi pour l’URSS.
1960-1970 : L’objectif des « soins de santé primaires »
Dans les années 1960 puis 1970, l’OMS subit des changements liés à l’adhésion des États africains nouvellement décolonisés et à la diffusion des idées socialistes dans ces pays, renforçant la première approche. Revendiquant un «nouvel ordre économique international » (NOEI), ces pays appellent de leurs vœux des progrès socio-économiques à long terme, grâce à des conditions commerciales Nord-Sud plus équitables, plutôt que des interventions technologiques à court terme.
En 1971, le conseil exécutif de l’Assemblée mondiale de la santé adopte l’approche des « soins de santé primaires».
Ce nouveau modèle se fonde sur les acquis de l’expérience des ONG et des actions de missionnaires en Afrique, en Asie et en Amérique latine, et sur l’expérience des « médecins aux pieds nus » chinois. L’idée étant de former des travailleurs de santé communautaires, de responsabiliser les communautés elles-mêmes, de généraliser la prévention, de faire participer les masses… Bref, d’agir « horizontalement » et non pas seulement «verticalement».
La conférence d’Alma-Ata, moment d’unanimité et d’espoir
Cette nouvelle approche est promue par le Danois Halfdan T. Mahler, qui dirige l’OMS de 1973 à 1988. Le mandat de cet homme charismatique, à la morale et à la rhétorique quasiment religieuses, est vécu comme une période enthousiasmante. Il devient l’inspirateur du « Mouvement pour les soins de santé primaires ». Comme il l’analysera lui-même, « au cours des années 1970, le Secrétariat de l’OMS a enfin cherché à concilier les programmes verticaux dirigés contre une seule maladie et une approche horizontale fondée sur les systèmes de santé ».
Sous la pression de l’URSS, Mahler accepte d’organiser une conférence sur l’organisation des services de santé, qui se déroule en septembre 1978 à Alma-Ata au Kazakhstan (URSS). La « Déclaration d’Alma-Ata sur les soins de santé primaires » et l’objectif « Santé pour tous pour l’an 2000 » adoptés lors de cette conférence impliquent une approche intersectorielle et multidimensionnelle de la santé et du développement, prônant la participation des communautés.
Cette approche rompt avec l’idée selon laquelle la santé serait réservée aux élites. Elle entend réorienter les efforts de l’OMS vers les besoins de santé basiques et l’entraide communautaire, et met l’accent sur le personnel aide-soignant plutôt que sur les médecins.
Mahler se rappelle la conférence d’Alma-Ata comme un moment d’union presque « spirituelle », de fort «consensus », transcendant les divisions de la guerre froide : à la fin, pendant la lecture de la déclaration d’Alma-Ata, « beaucoup avaient des larmes aux yeux. […] Ce moment était sacré ».
En 1978, il fait adopter par l’OMS et l’Unicef le principe du droit d’égal accès pour tous aux soins de santé primaires. Pour le mettre en pratique, l’agence onusienne met en place des « agents de santé communautaires » chargés de dispenser ces soins dans les régions du monde les plus pauvres. Malheureusement, « le programme des soins de santé primaires ne sera quasiment pas réalisé dans les pays en développement, du fait du manque de ressources », entre autres.
Mahler parvient toutefois à faire établir une « liste des médicaments essentiels », publiée par l’OMS à partir de 1977, liste de 200 médicaments génériques donc bon marché, reconnus efficaces.
Le déclin de l’OMS depuis les années 1980
À partir des années 1980, l’OMS est éclipsée par la Banque mondiale (BM). Dès les années 1970, cette dernière investit le champ de la santé et commence à prêter aux États pour améliorer leurs services de santé.
Elle suggère que le secteur privé pourrait être plus efficace que le secteur public dans le domaine de la santé, et relègue au second plan le rôle des gouvernements au profit d’acteurs privés. Une dynamique qui se déploie en lien avec les programmes d’« ajustement structurel » promus par la Banque mondiale et le FMI dans les années 1980.
Parallèlement, l’OMS voit ses prérogatives diminuer, notamment pour des raisons budgétaires, comme l’illustre le vote en 1982 du gel de son budget, puis la décision des États-Unis, en 1985, de retirer leur contribution – en partie pour protester contre le programme de l’Organisation sur les médicaments essentiels (programme mettant en valeur les médicaments génériques, au grand dam des laboratoires privés américains).
Depuis la fin des années 1980, ce budget régulier stagne, tandis que des fondations privées bénéficient de financements bien plus importants. Depuis les années 1990-2000, l’OMS subit également l’influence des grandes firmes pharmaceutiques : des lobbies de l’industrie pharmaceutique poussent l’Organisation (par le biais d’«experts» de l’OMS liés aux laboratoires privés) à promouvoir les causes et les médicaments qui vont enrichir ces firmes au détriment d’autres causes sanitaires, qui touchent massivement les peuples des pays pauvres (lèpre, tuberculose, mortalité maternelle) mais sont moins génératrices de profit pour eux.
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2020 : l’OMS face au Covid-19
Depuis trois mois, le monde est paralysé par une nouvelle crise sanitaire, déclarée en mars « pandémie mondiale» par l’OMS. Mais dans cette situation dramatique où chaque pays a d’abord réagi séparément, l’OMS semble éclipsée.
Dans un monde où le fossé économique et sanitaire ne cesse de se creuser, l’agence a pourtant un rôle décisif à jouer face à la propagation actuelle de la maladie dans des pays vulnérables. L’heure pour elle de poursuivre l’objectif humaniste qui a présidé à sa fondation : assurer la santé pour tous les êtres humains, riches ou pauvres, dans un esprit de démocratisation.
Pour cela, ses États membres devraient lui verser des contributions fixes plus importantes, qui lui permettraient de se libérer de l’influence des intérêts privés et de faire primer les intérêts humains sur les intérêts mercantiles de l’industrie pharmaceutique.
Chloé Maurel, Chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (Ecole Normale Supérieure, CNRS, Université Paris 1), École normale supérieure (ENS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lire l’article original.