Par Catherine Maia et Jean-Marie Collin*
Les générations actuelles, qui n’ont pas vécu cette peur d’une confrontation nucléaire directe, ont oublié cette angoisse qui, après l’explosion des bombes atomiques au Japon, était omniprésente dans les discours présidentiels, les films, la musique et même les programmes de protection civile. Pourtant, nous sommes aujourd’hui dans la même situation, si ce n’est dans une situation pire, et trop peu de personnes sont conscientes de la nature permanente que représentent ces dangers. Il y a dix ans, le 20 avril 2010, Jakob Kellenberger, alors président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), a fait un discours intitulé « Mettre fin à l’ère nucléaire », qui a entamé une révolution copernicienne dans la lutte contre la bombe. L’Initiative humanitaire était alors lancée.
Le constat fait par la philosophe française Thérèse Delpech semble malheureusement vrai : « L’Humanité n’apprend pas grand-chose des évènements qui n’ont pas eu lieu. Elle a besoin de commettre des erreurs, et même parfois de vivre des catastrophes, car ce sont eux qui la contraignent à emprunter de nouvelles voies » [i]. Selon l’horloge de la fin du monde, nous ne sommes qu’à 100 secondes de commettre cette erreur. Si une explosion nucléaire survient, elle peut tout détruire. Et ne cherchez pas, alors, de personnels soignants, de masques ou de gels hydroalcooliques. Il sera beaucoup trop tard.
Durant la Guerre froide, il régnait une peur si intense, marquée par une véritable course aux armes nucléaires, que les scientifiques avaient tenu à alerter les dirigeants mondiaux sur les conséquences qu’entrainerait une guerre nucléaire. L’hypothèse de l’hiver nucléaire apparaissait alors. Mais les « calculs » de cette hypothèse se fondaient sur une guerre nucléaire de grande ampleur. En 2014, à partir de nouveaux modèles climatiques et de nouvelles données, les scientifiques de l’International Physicians for the Prevention of Nuclear War (Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire), dans le cadre de leur étude sur la « Famine nucléaire : deux milliards de personnes en danger ? », démontraient qu’il suffirait d’avoir, non pas un échange nucléaire massif, mais seulement une centaine d’armes pour provoquer une famine pouvant toucher jusqu’à deux milliards d’êtres humains. Paradoxalement, alors que les dangers sont connus, toutes les puissances nucléaires modernisent ou renouvellent leurs systèmes. La France, par exemple, a prévu d’augmenter son budget de dissuasion nucléaire de plus de 60% sur la période de 2019 à 2025.
Toutefois, il y a dix ans, un grand changement s’est produit. Le vide juridique laissé par ce qui est considéré comme le pilier du régime de non-prolifération nucléaire, le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), a été ouvertement contesté.
Même si la naissance de ce mouvement était due à une combinaison de facteurs, nous pouvons certainement voir un facteur déclencheur dans l’appel lancé par Jakob Kellenberger, le 20 avril 2010, lorsqu’il déclarait que : « De l’avis du CICR, la prévention de l’emploi des armes nucléaires passe par le respect d’une obligation existante, celle de poursuivre les négociations visant à adopter un traité international juridiquement contraignant afin d’interdire et d’éliminer totalement ces armes » [ii].
Le Document final de la Conférence d’examen du TNP de 2010, adopté par consensus par les 188 États parties, comprenait l’importante phrase suivante : « La Conférence se dit vivement préoccupée par les conséquences catastrophiques sur le plan humanitaire qu’aurait l’emploi d’armes nucléaires et réaffirme la nécessité pour tous les États de respecter en tout temps le droit international applicable, y compris le droit international humanitaire » [iii]. Ce sont ces mots qui allaient déclencher ce qui a été appelé l’« Initiative humanitaire ».
Une dynamique s’est alors enclenchée au sein des organes de désarmement des Nations unies : trois conférences intergouvernementales majeures (Oslo en 2013, Nayarit et Vienne en 2014) sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires ; deux groupes de travail à composition non limitée chargés de faire avancer les négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire (en 2013 et 2016), l’engagement de l’Autriche (« Austrian Pledge »), des discours fermes, et des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies sur « les conséquences humanitaires des armes nucléaires » soutenues par de plus en plus de pays au fil du temps.
L’objectif était de placer la dimension humaine au centre du thème de la dissuasion, et d’expliquer la réalité des conséquences humanitaires, sanitaires, environnementales et économiques que causerait une explosion nucléaire (que son origine provienne d’un accident, d’une erreur de jugement ou d’un acte intentionnel). La conclusion principale qui en est ressortie est qu’il est peu probable qu’un État, ou une organisation internationale, seraient en mesure de réagir à l’urgence humanitaire immédiate provoquée par la détonation d’une arme nucléaire et qu’il n’est pas possible de prévoir de telles capacités, même lorsque la volonté d’y faire face existe.
La loi est un processus en constante évolution, mais elle ne peut progresser que si ses acteurs s’y intéressent. Cela est encore plus vrai pour le droit international, où les États sont rarement guidés par l’intérêt de la communauté internationale dans son ensemble. Dernièrement, le dialogue établi avec les ONG, les universitaires et les États champions du désarmement nucléaire a rendu une évolution possible.
En 2015, à l’occasion du 70e anniversaire de la première utilisation d’armes nucléaires, le président du CICR, Peter Mauer, a rappelé à juste titre que si les armes nucléaires sont « souvent présentées comme favorisant la sécurité, en particulier dans les périodes d’instabilité internationale », en réalité, « les armes qui risquent d’avoir des conséquences humanitaires catastrophiques et irréversibles ne sauraient sérieusement être considérées comme protégeant les civils ou l’humanité dans son ensemble ». Or, les armes nucléaires sont les seules armes de destruction massive pour lesquelles nous sommes encore confrontés à un « vide juridique » [iv]. Le vide juridique, souvent décrié dans le régime organisé par le TNP, semblait soudainement pouvoir être comblé par une interdiction globale et complète des armes nucléaires.
C’est précisément cette prise de conscience qui a conduit l’Assemblée générale des Nations Unies, en décembre 2016, à voter la Résolution 71/258 pour « Faire avancer les négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire ». Cette résolution devait permettre l’ouverture, en 2017, d’« une conférence des Nations Unies pour la négociation d’un instrument juridiquement contraignant visant à interdire les armes nucléaires en vue de leur élimination complète ».
Pour la première fois depuis l’adoption du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN) en 1995, la communauté internationale ouvrait la possibilité de négocier et d’adopter une nouvelle norme sur les armes nucléaires. Avec le soutien d’un grand nombre d’ONG et de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN), le 7 juillet 2017, par une majorité de 122 États, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a été adopté dans le but de renforcer l’article VI du TNP.
Le TIAN entrera en vigueur lorsqu’il atteindra le seuil de 50 ratifications, créant ainsi une nouvelle norme internationale de droit positif contre les armes nucléaires. À ce jour, 36 États l’ont ratifié et 81 l’ont signé.
En moins de dix ans, des États, des ONG et des individus ont tracé une nouvelle voie vers le désarmement nucléaire. Le TIAN a besoin d’un soutien continu et solide. Il est temps que les États qui ont lancé leur processus de ratification nationale l’accélèrent. Il est temps de mettre fin à cette dépendance mortelle et d’ouvrir une nouvelle ère où l’humain sera au centre de notre sécurité.
*Catherine Maia, Professeure à la Faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Lusófona de Porto (Portugal), Professeure invitée à Sciences Po Paris (France)
Jean-Marie Collin, Expert en désarmement nucléaire, Chercheur associé au GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), Porte-parole d’ICAN France
[i] Delpech, T. (2005), L’ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle. Paris, Grasset/Fasquelle, p. 366.
[ii] Déclaration de Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge, devant le corps diplomatique de Genève, 20 avril 2010
[iii] https://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=NPT/CONF.2010/50%20(VOL.I)&Lang=F
[iv] https://www.icrc.org/fr/document/armes-nucleaires-mettre-fin-une-menace-pour-lhumanite
Traduction de l’anglais, Maryam Domun Sooltangos
Validation de Catherine Maia et Jean-Marie Collin