La relance est le mot clé. Vers le début d’un nouveau processus de transformation sociétale ?
Oui et non. Tout d’abord, il faut croire, sous réserve de vérifications ultérieures, à la sincérité de ce qui a été souscrit par tous les chefs de gouvernement de l’UE dans les conclusions du Conseil européen du 23 avril, un Conseil attendu avec espoir et crainte. On peut y lire : « Le bien-être de chaque État membre de l’UE dépend du bien-être de l’UE dans son ensemble (…). Nous avons exprimé notre ferme volonté d’aller de pair (…). Nous sommes tous d’accord pour dire que nos priorités sont la santé et la sécurité de nos citoyens ». Si nous n’y croyons pas, nous pouvons nous arrêter ici. Je prends le risque d’y croire. Par conséquent, même si la proposition clé approuvée par les chefs de gouvernement n’élimine pas la possibilité de développements futurs indésirables et nuisibles, je pense qu’elle représente une dose d’oxygène suffisante pour surmonter le risque d’asphyxie qui étouffait le devenir commun des peuples et des citoyens européens.
La feuille de route
J’utilise délibérément la métaphore de la pandémie de Covid-19 pour deux raisons. Je suis convaincu qu’il n’y a pas eu de crise ouverte imposée par les « méchants » pays (Allemagne, Pays-Bas, Finlande… en tête), non seulement en raison de la détermination des 9 pays opposés, disons pour être bref, à l’Europe de l’austérité, mais surtout en raison de la grave crise sanitaire qui a déjà bouleversé la vie de tous les Européens (et pas seulement). Les chefs de gouvernement auraient tous été envoyés, avec ignominie, à la déchetterie de l’histoire s’ils n’avaient pas dit que la priorité est la santé des citoyens. Et qu’en conséquence, ils ont décidé de mobiliser en commun et sous leur responsabilité commune, dans le cadre du budget européen pluriannuel, une enveloppe financière importante destinée à couvrir une série de programmes d’intervention. Tel est le sens de la « Feuille de route pour la relance ». Dans ce contexte, le terme « recovery » signifie clairement « guérison ».
En ce qui concerne la deuxième raison, je me réfère à l’autre priorité mentionnée dans les conclusions des chefs de gouvernement, à savoir « la sécurité des citoyens », avec (peut-être) une référence au désastre climatique et écologique, à la crise de l’union économique sous la seule bannière du marché et de la monnaie et aux blocages permanents qui en découlent : divergences structurelles économiques et sociales croissantes et, par conséquent, divergences politiques ; explosion de l’appauvrissement (plus de 120 millions d’Européens « en risque (sic) de pauvreté ») ; démantèlement de la sécurité sociale et de l’État providence. L’Europe est devenue un grand îlot d’insécurité, la sécurité ayant été réduite à la « sécurité économique » (et militaire), prérogative des plus forts, des plus compétitifs, des plus résilients.
La proposition clé de la « feuille de route pour la relance » est considérée comme une nécessité, un outil puissant en faveur de la relance de l’économie européenne, de sa croissance selon un modèle de développement dit durable. En ce sens, « relance » signifie « reprise », d’où le poids du « New Green Deal », qui est sur la table de l’Europe depuis plus d’un an, sur les décisions du Conseil européen.
À mon avis, la pandémie de coronavirus et l’accord déjà existant sur le « Nouveau pacte vert » sont les deux forces qui ont conduit au tournant du 23 avril sur la question qui est au cœur de la politique d’intégration européenne depuis sa création, à savoir le pouvoir sur la politique économique, monétaire et financière du continent. Dans les deux cas, guérir avec du nouvel oxygène et donc retrouver le souffle, la force économique, a été le fil conducteur du tournant du 23 avril dans l’imaginaire des intérêts et des calculs de puissance des acteurs en présence.
Pourquoi OUI, sommes-nous confrontés à un éventuel démarrage d’un nouveau processus ?
Pour la première fois depuis le traité de Maastricht (1992) à ce jour, il y a un fait majeur innovateur. Dans le cadre des mesures choisies et les instruments proposés, la priorité n’est plus accordée en premier lieu aux institutions et aux mécanismes sur lesquels le système oligarchique technocratique européen s’est fondé ces dernières années. En dehors des 450 milliards d’euros disponibles via les interventions de la BEI, le programme SURE, le MES volontaire, et en plus de l’abandon (temporaire ?) des contraintes dites d’austérité, la priorité a été donnée à la création d’un nouveau Fonds de relance (on parle de 1 500 milliards d’euros), Il s’agit de ressources exceptionnelles qui seront inscrites au budget européen pluriannuel (2021-2027) et au financement duquel participent tous les États membres. Ces ressources seront allouées aux différents pays sur la base d’indicateurs relatifs au pourcentage de la population touchée par la pandémie, à la baisse du PIB, au niveau d’augmentation du chômage et à d’autres indicateurs socio-économiques. Ces ressources ne seront pas transférées avec une obligation de remboursement. Comme dans le cas des anciens fonds structurels pour l’agriculture, le développement régional et le fonds social – qui ont été les instruments sur lesquels les politiques communautaires de la Communauté européenne sont nées dans les années ‘60 et ‘70, le Fonds de relance sera un instrument commun pour les politiques/programmes « innovants » communs. Cela élimine le mécanisme pernicieux de l’endettement d’un État envers un autre État membre et envers des créanciers privés. En ce qui concerne les titres qui seront mis sur le marché, il s’agirait de titres perpétuels donnant droit à des intérêts mais pas au remboursement du capital.
Bien entendu, le potentiel positif innovateur de la feuille de route pour la relance dépendra des règles qui seront établies concernant les systèmes de décision sur l’allocation des ressources et le suivi de leur utilisation, la marge de manœuvre laissée aux États bénéficiaires, l’importance du rôle du Parlement européen et surtout de la BCE. Celle-ci va-t-elle rester politiquement indépendante des autres institutions européennes ?
À l’heure actuelle, la proposition de création d’un Fonds de relance en tant que partie intégrante du budget européen (et donc avec des conséquences importantes pour les ressources propres de l’Union et la fiscalité européenne) pourrait engendrer de nouveaux modes de solidarité intra-européenne en agissant avec des moyens communs de guérison relance (santé) et de reprise économique (sécurité) au service de tous les citoyens de l’Union, en particulier de ceux qui ont été exclus et appauvris par la croissance économique réalisée jusqu’à présent.
Pourquoi NON, ne sommes-nous pas en présence d’un démarrage d’un nouveau processus de changement de route ?
C’est à partir de cette dernière considération que je pense que NON. En effet, le risque est grand que les opportunités ouvertes par les propositions du 23 avril soient frustrées et même rendues contraires aux attentes suscitées. Pourquoi ?
Il ne me semble pas que des propositions mentionnées ressortent des éléments convaincants et encourageants qui nous permettent de penser qu’il n’y aura pas de retour au système, aux systèmes d’avant, tant en termes de guérison (santé) que de relance (sécurité économique) via le New Green Deal.
Il ne fait aucun doute que pendant deux ou trois ans, nous assisterons à des changements importants au niveau individuel et comportemental (activités domestiques, alimentation, lieux de travail, utilisation des moyens de transport « publics », etc.), organisation des établissements de santé « publics », les systèmes de communication et d’information, les pratiques scolaires et pédagogiques, la refonte des soins aux personnes âgées, les vacances et les activités touristiques…). Il s’agira essentiellement de changements apportés ou imposés aux individus et à la socialité des relations. Mais les mesures de « guérison » (santé et New Green Deal) conduiront-elles l’Union européenne – donnons quelques exemples – à des processus de démarchandisation des médicaments, à la révision de la directive-cadre sur la propriété privée du vivant, notamment les brevets sur les vaccins, à l’élimination des produits toxiques (PFAS, entre autres) nocifs pour l’environnement et la santé humaine ? L’UE va-t-elle abandonner son attitude complaisante actuelle à l’égard des industries chimiques et agroalimentaires qui provoquent la dégradation des sols et la pollution des eaux ? Verrons-nous l’abolition au niveau européen du principe du « pollueur-payeur » et l’adoption du principe « polluer est un crime, c’est interdit » ? Et qu’en est-il des mesures de relance ? L’UE en profitera-t-elle pour convertir de nombreuses activités militaires et polluantes en activités pour la paix et l’environnement et remplacera-t-elle l’agriculture intensive destinée à l’exportation par une agriculture rurale et locale pour une alimentation durable ? Comment le système financier va-t-il changer ? L’UE va-t-elle œuvrer en faveur de la re-publicisation et re-municipalisation des caisses d’épargne et des coopératives agricoles et de logement ? Va-t-elle maintenir la privatisation complète des banques et des compagnies d’assurance, la légalité des produits dérivés ? Aura-t-elle toujours beaucoup de mal à parvenir à une véritable harmonisation fiscale européenne qui soit équitable et transparente ? Laissera-t-elle les paradis fiscaux intacts ? Va-t-elle continuer à laisser les États membres se livrer une concurrence impitoyable pour réduire les impôts afin d’attirer dans leur pays les sièges sociaux de grandes multinationales (une pratique adoptée avec grand succès par le Luxembourg, notamment pendant les années où le gouvernement était présidé par un Premier ministre devenu président de la Commission européenne) ? Encouragera-t-elle sans critique la digitalisation/numérisation non seulement de l’économie mais aussi de la société européenne ? Il semble que l’Europe militaire (recherche commune, armée européenne…) du président français Macron gagne du terrain. L’UE du New Green Deal sera-t-elle en mesure d’œuvrer pour une Alliance mondiale pour la paix au cours des cinq prochaines années ?
Aujourd’hui, les réponses à ces questions n’existent pas, elles ne figurent pas à l’ordre du jour européen pour les années à venir. En ce sens, la feuille de route pour la relance semble être conçue selon le principe « l’avenir est de retour » afin de parvenir à la situation antérieure, à une reprise du monde tel qu’il était avant. Un monde qui serait même destiné à devenir encore plus militarisé, technocratique, privatisé, oligarchique, marchandisé, robotisé, numérisé, artificiel… et donc encore plus injuste, inégal, inacceptable, intolérable.
Il sera nécessaire de nous engager en tant que citoyens afin que les opportunités offertes puissent être transformées en leviers pour une Europe différente souhaitée et aimée par nos enfants et petits-enfants.