Docteur en sciences politiques et professeur à l’Université Toulouse Jean Jaurès où il enseigne l’histoire de l’Amérique latine, Franck Gaudichaud revient d’un séjour au Chili. L’auteur de « Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde » nous a accordé un entretien pour évoquer les cinq mois d’agitation sociale qui ont secoué ce pays.
L’insurrection chilienne a commencé en octobre 2019 et s’est répandue comme une traînée de poudre au sein du mouvement étudiant suite à la décision du gouvernement de Piñera d’augmenter le prix du ticket de métro. La répression contre la jeunesse a fini par rassembler la société tout entière, non plus contre l’augmentation du prix des transports, mesure retirée depuis, mais contre le système néolibéral hérité de la dictature de Pinochet dans son ensemble.
Le 22 octobre, alors que l’on dénombre déjà une dizaine de morts, plus de 80 blessés dont certains par balles, que des actes de torture et d’agressions sexuelles sont commis par les militaires, que ceux-ci patrouillent dans Santiago pour faire respecter le couvre-feu, le président Sebastian Piñera se rétracte. Il exprime publiquement des excuses au peuple chilien et annonce des mesures sociales censées calmer la fougue des insurgés : hausse du salaire minimum, hausse de 20 % des pensions de retraite les plus basses, annulation de la récente augmentation de 9,2 % des tarifs de l’électricité, création d’une nouvelle tranche d’impôts pour les revenus supérieurs à 8 millions de pesos mensuels, réduction des salaires des parlementaires…
Par ailleurs, la chambre des députés vote le 24 octobre (88 votes pour, 24 contre et 27 abstentions), un projet de loi pour écourter la journée de travail en passant d’un maximum de 45 heures à 40 heures par semaine. La proposition devra passer en commission, puis au Sénat.
Il y a eu un recul du gouvernement qui semble, à première vue, conséquent. Pourquoi ces annonces n’ont-elles pas calmé le mouvement insurrectionnel ?
Ce que l’on appelle « l’agenda social » est complètement oublié par le gouvernement. Des annonces ont été faites. Il y a même eu l’ouverture d’un site web du gouvernement qui prétend montrer les avancées en cours, comme quoi nous aurions atteint 77 % de la réalisation de cet agenda social. En fait, si l’on regarde dans le détail, la plupart des mesures ne sont pas encore mises en application. Et même celles qui le sont, comme la légère augmentation du minimum vieillesse, les primes pour les salaires les plus bas ou les petites améliorations sur la couverture santé, la logique reste fondamentalement néolibérale. C’est-à-dire qu’avec l’argent public, l’État vient « assister » et soutenir les marchés de l’éducation, de la santé ou des fonds de pension, qui sont florissants au Chili.
De plus, ce qui est annoncé par le gouvernement est vraiment minimal et très largement dérisoire, voire carrément indécent. Il aurait pu y avoir des avancées avec l’annonce d’impôt pour les plus riches, mais Piñera qui fait partie de l’oligarchie financière, est complètement tenu par les firmes et n’a pas du tout l’intention de commencer à taxer les dominants. Concernant un programme de réformes sociales d’ampleur, la proposition la plus développée à ce jour est celle de la « Table de l’unité sociale » (Mesa de Unidad Social) où se trouvent la CUT (Central Unitaria de Trabajadores), plusieurs syndicats et beaucoup d’autres organisations (féministes et environnementales notamment). C’est une proposition en 10 points à laquelle le gouvernement n’a pas répondu.
On constate une violente répression des carabiniers (policiers chiliens) et, parallèlement, le système judiciaire vote des lois liberticides pour freiner la mobilisation. La dernière adoptée pour interdire le port du masque en manifestation en est une illustration.
Effectivement, dès le début du mouvement, la réponse du gouvernement a été la répression, une répression d’État vraiment féroce avec même un temps le déploiement des militaires dans la rue et la déclaration de l’État d’urgence, ce qui n’était plus arrivé depuis la fin de la dictature de Pinochet en 1990. Il y a une utilisation systématique de milliers de carabiniers pour réprimer les manifestations, avec tirs de balles au plomb et essayer de « terroriser » celles et ceux qui seraient tentés de se mobiliser. Malgré cela, les mobilisations restent massives.
Aujourd’hui, le Chili est dénoncé au niveau international, mais aussi à l’intérieur du pays par l’Institut national des droits de l’homme, qui est pourtant un institut étatique. Celui-ci dénombre une trentaine de morts, presque 400 mutilations oculaires, plusieurs milliers de blessé.e.s. On note aussi des cas de tortures, de viols et harcèlements sexuels dans des commissariats et l’on parle de milliers de personnes en prison depuis des mois, considérés par les manifestant.e.s comme des prisonniers politiques. Et la réponse du Parlement, c’est de renforcer cette répression avec une loi inique récemment votée, y compris par une partie de la gauche et de l’opposition, qui criminalise la lutte sociale.
Il est aujourd’hui possible d’aller en prison parce qu’on a fait une barricade et empêché la circulation, ou parce qu’on porte une cagoule dans une manifestation. On voit là, une fois de plus, à quel point l’État autoritaire n’a pas disparu avec la post-dictature ou avec une transition « démocratique » qui a assuré la continuité du modèle néolibéral chilien, forgé par les « Chicago boys » sous Pinochet.
Il y a un fort mouvement de contestation du modèle des retraites, contre les fonds de pension par capitalisation. Quel est son impact et peut-on dire qu’il fait écho au mouvement en France contre le projet de loi sur les retraites ?
Parmi l’expérience accumulée de mobilisation sociale, dans les dernières années, il y a le mouvement massif « No + AFP », qui signifie en substance « Non aux fonds de pension ». Cette lutte a réussi à démontrer un rejet massif de ce système par capitalisation dans la population, tout simplement parce que le taux de recouvrement des retraites au Chili est l’un des plus bas au monde. Les salarié.e.s qui ont travaillé toute leur vie se retrouvent à la retraite avec environ 20 % de leur dernier salaire. Ceci, alors que la moitié des salarié.e.s gagnent moins de 400 dollars net par mois et alors que le coût de la vie est l’un des plus élevés de l’Amérique latine…
C’est ainsi une démonstration dans les faits, de l’échec total du système par capitalisation. Les fonds de pension ont surtout permis d’enrichir une caste financière qui détient tous les pouvoirs et contrôlent l’économie exportatrice. Le Chili est le pays qui détient l’expérience néolibérale la plus longue (depuis 1975) et la plus radicale au monde. Les retraites par capitalisation ont été mises en place brutalement sous la dictature par le frère de Sebastián Piñera, José Piñera qui fut ministre de Pinochet. En pleine nuit noire de la dictature, tout le monde a dû y passer… sauf les militaires, qui ont conservé leur système par répartition !
La revendication de la fin du système par capitalisation arrive en tête dans tous les sondages, après celle pour une nouvelle Constitution. Si l’on veut comprendre pourquoi le système par capitalisation serait néfaste ici comme ailleurs, il faut regarder le bilan catastrophique de l’expérience chilienne. Et donc, cela a aussi des liens avec les mobilisations en France puisqu’on voit que les syndicats, les salariés français, résistent face à un système par points qui facilitera, in fine, la multiplication des compléments par capitalisation et l’entrée dans ce marché de fonds géants comme « BlackRock ».
Le mouvement populaire exige aussi un changement de la Constitution héritée de la dictature. Le 15 novembre, les partis représentés au Parlement ont signé un « Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution ». Celui-ci prévoit un plébiscite le 26 avril. Les électeurs seront appelés à répondre à la question « voulez-vous une nouvelle Constitution ? », suivie d’une seconde interrogation demandant de choisir entre une assemblée constituante exclusivement composée de membres de la société civile ou une assemblée mixte, incluant citoyens et parlementaires. Vers quelle option d’assemblée se dirige-t-on ? Ce processus avancé par le gouvernement ne pourrait-il pas détourner l’attention et constituer une façon de calmer l’ardeur de la rue ?
L’Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution est négocié au Parlement juste après la deuxième grande grève nationale qui a marqué ce cycle de mobilisation, le 26 novembre 2019. Cet accord cherche, comme son titre l’indique, la « paix sociale », donc à calmer et canaliser la rue face à un grand patronat qui craint un blocage de l’économie. L’accord a été obtenu sous pression y compris des militaires, puisqu’une rumeur a circulé comme quoi sans accord au niveau parlementaire, il pourrait y avoir un coup d’État. Parmi les signataires de cet accord, on trouve la droite bien évidemment, le centre et jusqu’à certains représentant.e.s du Front large (Frente Amplio, « nouvelle » gauche issue en partie du grand mouvement étudiant de 2011).
Il s’agit donc de tenter de mettre fin à l’explosion populaire tout en intégrant une revendication première des mobilisé.e.s : une nouvelle Constitution. C’est, en un sens, une victoire des luttes collectives, car pour la première fois, la caste politique chilienne reconnaît qu’il faut changer la Constitution de Pinochet mise en place en 1980. Mais elle accepte de le faire uniquement dans la mesure où elle pense pouvoir contrôler ce processus. En avril, le plébiscite devrait déboucher sur un « oui » à une nouvelle Constitution et à une « convention constitutionnelle ». Donc la modalité la plus progressiste des options proposées par l’accord parlementaire. Mais c’est une « convention constitutionnelle » dans laquelle les « vieux » partis gardent la main. Jusqu’il y a peu, on n’avait encore aucune garantie sur le fait que les listes indépendantes, de citoyens, pourraient se présenter. Il y a encore des négociations sur la représentation des peuples autochtones dont la droite ne veut pas, et sur la parité puisque cela n’a pas été prévu par l’accord initial. Et surtout, la droite essaie de verrouiller la discussion constituante et a imposé une majorité des deux tiers (2/3) pour approuver chaque article de la future « Carta Magna », tandis qu’un autre secteur des parlementaires rejette en bloc toute perspective de changement constitutionnel.
Texte photo : La télévision ment. Réveille-toi et organise-toi.
Ceci ne veut pas dire qu’il faille s’abstenir d’intervenir dans ce plébiscite du 26 avril prochain : de vastes secteurs de la gauche sociale et politique (y compris libertaire) entendent disputer aux dominants cet espace qui s’ouvre et déstabiliser la stratégie de contrôle par « en haut » du gouvernement pour arracher un véritable processus constituant démocratique, tout en mettant sur la table la fin de la privatisation de l’eau, de l’éducation, de la santé et de nouveaux droits politiques (par exemple, la reconnaissance des droits à l’autodétermination du peuple Mapuche ou la renationalisation du cuivre). D’autres secteurs appellent, quant à eux, au boycott pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une nouvelle mascarade électorale.
Le processus constituant est un thème central des assemblées citoyennes, parfois appelées « cabildos », qui ont fleuri un peu partout dans le pays. Comment fonctionnent ces assemblées et existe-t-il des coordinations ?
Un des aspects les plus intéressants, autogestionnaire et démocratique du mouvement, ce sont effectivement ces assemblées territoriales de quartier. Il y a eu un petit débat entre « cabildos » et « asambleas », les « cabildos » étant souvent convoqués par des partis ou des forces constituées et les « asambleas », par des « non encartés ». Mais aujourd’hui, ce débat est dépassé. Il y a des dizaines d’assemblées à Santiago et dans plusieurs autres villes du pays. Ce sont des espaces d’élaboration collective, de débat sur quelle société construire, quelle Constitution, quel modèle économique, mais aussi comment se protéger face à la répression d’État, ou encore face au saccage de magasins, etc.
La force de ce mouvement est qu’il est ancré territorialement. Tandis que la plupart des syndicats restent affaiblis, et que les principaux partis politiques sont totalement discrédités, il s’opère une forte politisation « par en bas », particulièrement là où les assemblées sont bien structurées. Depuis quelques semaines, il y a des tentatives de coordination d’environ 25 assemblés territoriales ou organisations à Santiago qui essayent de donner une perspective clairement anti-néolibérale, féministe, écologique et démocratique à ces luttes. C’est très clair dans leurs discours et formes de délibérations.
Dernièrement, il y a eu de nouveaux assassinats de supporters de foot, dont Jorge Mora emporté par un camion de policier et Ariel Moreno Molina, 24 ans, tué par balle. Dans un Chili en pleine période de vacances estivales, le mouvement social, qui vient de passer le cap des 100 jours, est réactivé. Doit-on s’attendre malgré tout à un essoufflement ?
Durant les vacances de Noël – les vacances d’été au Chili – il y a eu une baisse de la protestation, même si tous les vendredis sur la « place de la Dignité », comme elle a été rebaptisée, il y a manifestations et affrontements avec la police. C’est un peu un mouvement Gilet jaune à la chilienne ! D’autres mobilisations se maintiennent, comme celle des jeunes collégiens et lycéens qui ont été très actifs ces dernières semaines. Ils ont empêché la « PSU », une sorte d’épreuve du BAC pour entrer à l’Université, sélective et très inégalitaire.
Mais, la répression continue également et les jeunes assassiné.e.s dernièrement ne font qu’enflammer un peu plus le rejet massif au sein de la population. Piñera est tombé à 6 % d’approbation, en dessous du niveau d’approbation de Pinochet, c’est historique. On l’a très bien vu lors du récent festival de Viña del Mar, où le public et plusieurs artistes (comme Mon Laferte) ont dit tout leur rejet de la politique de Piñera et son monde, reprenant des consignes du mouvement social, dénonçant la répression, tout ceci vu en direct par des dizaines de millions de téléspectateurs au Chili et dans toute l’Amérique latine !
Il va d’ailleurs avoir une reprise très forte des mobilisations populaires en mars, lors de la rentrée scolaire et universitaire, avec le risque que le gouvernement joue encore la carte de la répression pour essayer d’organiser son plébiscite fin avril. À ce propos, les vieux partis de l’opposition de centre gauche ont déjà annoncé qu’ils étaient prêts à un nouveau « pacte » avec la droite et Piñera au nom du maintien de « l’unité nationale » et de la « paix sociale », confirmant une nouvelle fois leur rôle au service de « l’ordre » et du néolibéralisme.
Un mot de conclusion ?
Il faut vraiment regarder ce qu’il se passe au Chili : « Le Chili est proche », comme on disait dans les années 70 au moment de l’expérience d’Allende, puis du coup d’État de 1973. C’est encore le cas pour lire le monde néolibéral qui est le nôtre aujourd’hui. Il est urgent de dénoncer la répression en cours par tous les moyens et d’organiser notre solidarité internationale avec les résistances là-bas. Mais, il est aussi important de comprendre ce qui se passe dans les « Suds » pour savoir dans quel monde on veut nous faire vivre.
La globalisation du capital est très claire en ce sens : le Chili est l’expérience-laboratoire du capitalisme néolibéral, et c’est aussi le miroir déformé de tendances mondiales, y compris dans les « pays riches » du Nord, tendances que l’on voit à l’œuvre quotidiennement sous le gouvernement Macron, notamment au travers de la contre-réforme des retraites ou avec la montée en force de la répression du mouvement social hexagonal. La meilleure manière d’exprimer notre solidarité avec les résistances chiliennes est aussi de résister collectivement, ici et maintenant, au rouleau compresseur du macronisme.