Il faisait encore très doux ce soir de fin octobre quand je suis arrivé au magasin de la coopérative BEES[1] coop, dans un quartier populaire à la limite de Schaerbeek et Saint-Josse. J’étais un peu en retard car, même à vélo, j’avais perdu du temps vu le blocage du proche quartier européen pour cause de sommet ministériel. Au rez-de-chaussée, des clients vaquaient entre les rayons du vaste et très bien fourni magasin mais c’est au premier étage que se déroulait la réunion à laquelle je voulais participer : une soirée-focus autour des finalités de BEES coop.
Une dizaine de personnes étaient là, dont trois membres actifs dans le « comité sociétal » qui a pour but de définir les valeurs de base de la coopérative et d’évaluer la satisfaction des coopérateurs quant à leur mise en œuvre. BEES coop (coopérative Bruxelloise Ecologique Economique et Sociale) se définit comme « une initiative citoyenne qui a pour but de créer une alternative à la grande distribution classique, en proposant des produits de qualité à des prix accessibles à tous » et décline cet objectif global en une série de finalités ou missions[2].
Ainsi décrit, cela a l’air bien sérieux mais le déroulement de la soirée était bien plus vivant. Grâce à l’application des techniques d’échanges inspirées de la sociocratie, nous ne sommes pas restés assis à écouter un orateur pontifiant mais nous nous sommes connus en bougeant, en nous déplaçant et positionnant en fonction de notre proximité avec des propositions faites par les organisateurs de la soirée. Cela m’arrangeait bien, moi qui suis un coopérateur un peu spécial : pas un client régulier du supermarché coopératif (j’habite loin de là) mais un soutien financier à une expérience porteuse de valeurs en totale phase avec celles qui animent une autre coopérative à finalité sociale : POUR.press qui est la structure juridique qui sous-tend le site sur lequel vous surfez à cet instant.
Un collectif qui met les mains à la pâte
Ainsi donc, grâce à une méthode agréable, les animateurs ont appris comment des coopérateurs de base appréciaient – ou pas – l’évolution des pratiques de BEES coop et moi j’ai appris, compris et ressenti comment vivait cette expérience enthousiasmante. Ainsi donc, près de 100 coopérateurs très impliqués font vivre et se développer un supermarché qui vend des produits sains, durables, locaux… pour près de 2.200 personnes dont 1.500 ne sont pas de simples consommateurs mais des acteurs puisque, chaque mois, ils consacrent au moins 3 heures de leur temps à faire tourner le magasin. Ils épaulent ainsi les 5 employés (à 4/5ème temps) engagés par la coopérative.
Il faut dire qu’il y a du boulot : approvisionnement des rayons, caisses, nettoyage, cuisine… Ainsi, en travaillant ensemble, les coopérateurs créent peu à peu une communauté de femmes et d’hommes, même si certains souhaitent que se développent encore plus de liens en se réunissant dans des moments plus détendus (le travail lors de shifts – c’est ainsi qu’ils appellent les 3 heures de boulot – est souvent intensif).
Dans une perspective d’amélioration constante du projet, les participants ont fait de nombreuses suggestions : encore moins d’emballages, un bulletin de liaison (newsletter) plus fréquent et plus clair, profiter de la cuisine récemment créée pour organiser des ateliers où l’on apprendrait les recettes, notamment pour préparer les légumes locaux dont on ne sait plus comment les cuisiner…
Pas de pratiques commerciales agressives
Les échanges d’abord bien cadrés pour que les responsables évaluent comment est appréciée la construction collective du supermarché coopératif, les conversations permettent à chacun de s’exprimer librement et de poser des questions. C’est ainsi que nous apprenons que, contrairement à la logique des chaînes commerciales dominantes, BEES coop applique une marge de 15% sur tous les articles (pas de prix d’appel sur certains produits et des marges très juteuses sur d’autres) et qu’il ne négocie pas à la baisse le prix souhaité les producteurs qui sont recherchés dans un rayon aussi proche que possible (pas pour les bananes, évidemment J).
Cette volonté de se fournir en circuits courts n’est pas toujours aisée. Apporter en camionnette, même depuis 30km de distance, quelques kilos de marchandises, n’est pas écologiquement rationnel. Se développent donc progressivement des grossistes spécialisés dans l’approvisionnement des commerces ayant des pratiques différentes de celles de la grande distribution. Preuve que pour réussir à créer l’alternative, il importe de mettre en place l’ensemble d’un secteur, le petit commerce de détail d’un côté et les petits producteurs locaux de l’autre mais aussi la logistique entre les deux. La taille critique de ces pratiques commence à être atteinte et inquiète d’ailleurs les multinationales. Nous sourions ensemble en évoquant la dernière campagne commerciale de Carrefour, Act for Food, qui se résume en « Plus bio-écolo-local que moi tu meurs ». Ce discours de greenwashing de grande ampleur confirme ce qu’on observe depuis quelque temps : dans la grande distribution, les rayons bio, local, les petits drapeaux nationaux sur les produits… montrent que le capitalisme, comme toujours, tente de s’adapter et récupère en paroles et superficiellement les contestations concrètes de ses pratiques prédatrices. En effet, on sait que si Carrefour « soutient » 50 fermes bio, la toute grosse majorité de ses achats se font à des prix bradés auprès d’agriculteurs conventionnels qu’ils étranglent financièrement.
Un archipel de résistances
Des épiceries ou supermarchés coopératifs comme BEES coop, on en voit naître un peu partout. Celui de Schaerbeek s’est inspiré de Park Slop Food Coop à New York ou de La louve à Paris et lui-même inspire Coopeco à Charleroi. Ce concept est plutôt séduisant car non seulement il développe une alternative saine et écologique dans le domaine de l’agriculture-alimentation (que nous avons décidé d’explorer à POUR : article « Produire, vendre et consommer la nourriture autrement) mais il crée une communauté humaine qui s’insère dans un quartier et initie une réflexion globale sur un projet de société totalement différent de celui que de plus en plus de contemporains jugent nuisible. Dans le Courrier hebdomadaire du CRISP « Le mouvement coopératif : histoire, questions et renouveau », Julien Dohet narre comment les boulangeries coopératives du XIXe siècle contribuèrent largement à la naissance du mouvement socialiste en Belgique (le POB à l’époque). Des coopératives du type BEES coop joueront-elles, en ce début de XXIe siècle, un rôle semblable d’initiateur d’un projet de société tout neuf ? C’est tout le mal qu’on leur souhaite.
Alain Adriaens
[1] Abeilles : bees en anglais –
[2] Les missions de la coopérative telles que résumées sur le site de BEES coop sont les suivantes :
– permettre l’accès à l’alimentation durable à un maximum de personnes ;
– encourager une économie locale en créant des partenariats sur le long terme avec des producteurs de la région ;
– créer, au-delà d’un point de vente, un espace convivial permettant de renforcer la cohésion sociale ;
– mettre en place une politique du prix juste : un prix le plus accessible possible pour les consommateurs tout en rémunérant correctement le travail du producteur ;
– proposer une politique de transparence de l’information sur les produits et sur le fonctionnement du supermarché ;
– sensibiliser sur les habitudes de consommation et leurs conséquences (santé, écologie, économie, etc.) ;
– lutter contre le gaspillage alimentaire et le suremballage par la promotion de la vente en vrac ;
– promouvoir le modèle coopératif et l’innovation sociale via la diffusion en open source des outils et connaissances développés.