Le 6 juin, Pressenza a présenté en avant-première son dernier film documentaire, « le début de la fin des armes nucléaires ». Pour ce film, nous avons interrogé 14 personnes, expertes dans leur domaine et capables de nous fournir des informations sur l’historique de ce sujet, le processus qui a mené au Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires, les efforts actuels pour les stigmatiser et les éliminer petit à petit. Dans le cadre de notre engagement de mise à disposition de ces informations dans le monde entier, nous publions ces interviews dans leur intégralité en espérant que ces informations seront utiles aux prochains réalisateurs de documentaires, aux activistes et historiens qui aimeraient prendre connaissance de ces témoignages puissants.
Voici l’interview du Dr. Ira Helfand, de l’Association internationale des Médecins pour la Prévention de la Guerre Nucléaire (IPPNW) chez lui dans le Massachusetts le 24 septembre 2018.
Questions : Tony Robinson, Vidéo : Álvaro Orús.
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Transcription
Je m’appelle IRA Helfand. Je suis membre du groupe de direction international de l’ICAN, l’un des co-présidents de l’Association Internationale des Médecins pour la Prévention de la Guerre Nucléaire (IPPNW), association fondatrice partenaire de l’ICAN, et je suis aussi un ancien président de Médecins pour une Responsabilité Sociale (PSR), association affiliée à l’IPPNW.
Depuis combien de temps êtes-vous engagé dans l’activisme anti-nucléaire ?
40 ans. J’ai commencé à travailler sur ce sujet au printemps 1978. Nous avons commencé à travailler sur la version moderne de PSR à l’été 1978, il y a tout juste 40 ans.
Qu’est-ce qui vous a poussé vers l’activisme anti-nucléaire ?
En tant que groupe, nous étions très préoccupés par la menace sur la santé publique posée par le nucléaire; en tant que médecins, nous pensions que nous devions résoudre ce sujet. Très rapidement nous avons pris conscience du risque encore plus élevé que présentaient les armes nucléaires. Dans l’histoire du monde, les armes nucléaires représentent une énorme menace pour la santé publique. En tant que médecins, nous devons résoudre ce problème. Tout ce que nous faisons aujourd’hui quotidiennement pour nos patients se révèlera vain si le monde explose à cause d’une guerre nucléaire. C’est cela qui nous a motivé à travailler sur ce sujet depuis toutes ces années.
Quelles sont les incidences montrées dans « Famine nucléaire : 2 milliards de personnes à risque » ?
Pendant la guerre froide, nous pensions alors que la seule menace pour notre monde était une guerre à grande échelle entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Ce que nous avons appris lors des dernières années, c’est qu’une guerre nucléaire qui serait plus limitée, une guerre à laquelle prendraient part d’autres nations nucléaires puissantes comme par exemple l’Inde et le Pakistan représenterait une menace pour le monde entier.
Le scénario que nous avons pris en compte examine les conséquences d’une guerre limitée en terme d’étendue, une guerre entre l’Inde et le Pakistan, dans laquelle chacun des deux pays utilise cinquante bombes de la taille de celle d’Hiroshima contre des centres urbains de l’autre pays. Ces 50 bombes sont une petite partie de leur arsenal total et une portion infime de l’arsenal mondial.
Les conséquences de ce type de conflit sont véritablement catastrophiques. Plusieurs études ont été menées et nous estimons que près de 20 millions de personnes mourraient au cours de la première semaine en raison des feux, explosions et des radiations à court terme. Mais les conséquences mondiales viennent du changement climatique. Une centaine de bombes de la taille de celle d’Hiroshima explosant sur une centaine de villes causerait 100 incendies, cinq millions et demi de tonnes de particules s’élèveraient dans l’atmosphère, ce qui cacherait complètement le soleil, refroidirait la planète et l’assécherait car moins d’eau s’évaporerait de l’océan quand l’air se refroidit pour retomber sous forme de précipitations. Les saisons de récoltes s’en verraient raccourcies. La planète se verrait exposée à des niveaux de radiations UV beaucoup plus élevés. Tous ces impacts sur le climat ont un impact sur l’agriculture, sur la production de nourriture tout autour du globe, pas seulement en Asie du Sud, mais aussi en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord. Avec cette pénurie en nourriture, même si cette guerre nucléaire se cantonne à l’Asie du Sud, elle entraînerait une famine mondiale qui mettrait près de deux milliards de personnes en danger de famine.
Nous ne connaissons pas précisément le nombre de personnes qui pourrait mourir, mais nous avons de bonnes raisons de penser que deux milliards de personnes seraient en danger. Ceci n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité. La mort de deux milliards de personnes ne signerait pas l’extinction de notre espèce, mais elle mettrait fin à la civilisation que nous connaissons. Aucune civilisation dans l’histoire n’a pu résister à un choc de cette magnitude, et rien ne laisse penser que le système économique complexe et interconnecté dont nous dépendons pourrait survivre à ce type de bouleversement.
Est-ce que cette information a déjà été contestée par des instances internationales ?
Aujourd’hui personne n’a réellement remis en cause ces résultats. Nous disons nous-mêmes que ce sont des informations préliminaires. La science climatique est très bonne. Les impacts de ce type de guerre sur les températures, les précipitations, etc, ont été examinés par plusieurs modèles climatiques différents. Ils montrent tous les mêmes résultats. L’impact sur la production de nourriture est plus complexe, nous avons moins de données et nous l’avons annoncé depuis le début. Nous avons essayé de sensibiliser les gouvernements du monde à cette menace sérieuse et leur avons demandé de faire des études plus solides pour confirmer ou infirmer les données que nous avons générées sur la production de nourriture. En ce moment, un groupe de scientifiques y travaille, rassemblé par Alan Robock, l’un des scientifiques climatiques qui a participé aux recherches originales avec ses collègues sur les impacts climatiques. Alan a mis en place une équipe qui va examiner plus en détail les impacts sur la production de nourriture. Nous espérons donc avoir des données plus solides d’ici quelques années. Mais les données que nous avons aujourd’hui sont maintenant dans le domaine public depuis six ans et personne ne les a vraiment contestées. Je pense donc que nous pouvons partir de ces données. C’est la meilleure donnée disponible, et vous le savez, lorsque l’on découvre qu’un médicament qui a été mis en vente sur le marché présente des effets secondaires terribles, même si les données sont peu importantes, on retire le médicament jusqu’à ce qu’il y ait des études précises. Nous devons nous débarrasser des armes jusqu’à ce que nous soyons sûrs que cela ne se passera pas comme ça. Encore une fois, ce scénario est basé sur une guerre nucléaire très limitée.
Une guerre nucléaire à une échelle plus grande, entre les Etats-Unis et la Russie, qui pourrait probablement arriver, aurait des conséquences beaucoup plus catastrophiques. Tout le monde est d’accord là-dessus dans la communauté scientifique.
Une guerre entre les Etats-Unis et la Russie, avec les armes qui sont maintenant déployées et disponibles pour une utilisation à très court terme lors d’une guerre, mettrait assez de particules dans les couches supérieures de l’atmosphère pour créer un nouvel âge des glaces. Cela se ferait en l’espace de quelques jours et durerait une décennie voire plus, mettant fin à la production de nourriture sur la planète. Avec de telles conditions, je pense que personne ne niera que la majorité des êtres humains pourrait mourir de faim et que notre espèce pourrait s’éteindre.
Je pense que cette partie d’information sur les impacts humanitaires d’une guerre nucléaire est une vérité profondément gênante pour les neuf Etats qui souhaitent maintenir leur arsenal nucléaire. Ils n’aiment pas en parler. D’ailleurs lors de la conférence d’Oslo en 2013, ce fut la première fois qu’il y a eu une conférence internationale avec les gouvernements pour envisager ce qui se passerait si les armes étaient utilisées. Avant cela, les discussions sur la guerre nucléaire étaient très abstraites, on en parlait comme une stratégie de jeu. Si nous avons ces armes, ils auront aussi ces armes et nous nous dissuaderons les uns les autres. Personne n’a voulu parler ce que qui se passerait si les armes étaient utilisées, parce que la seule conclusion à en tirer, si on regarde ces données, c’est que ces armes sont trop dangereuses pour exister. Les États qui détiennent l’arme nucléaire ont essayé en quelque sorte de maintenir ce mythe, selon lequel les armes nucléaires existent seulement pour dissuader les autres pays d’utiliser des armes similaires : ces armes ne seront jamais utilisées délibérément.
Nous savons tous que ce n’est pas vrai. Les États détenteurs de l’arme nucléaire, les États-Unis en particulier, ont déjà utilisé les armes nucléaires dans le passé et ont régulièrement menacé de les utiliser à nouveau, même contre des pays qui ne la possèdent pas. Elles sont considérées militairement non seulement comme moyen de dissuasion mais comme moyen d’exécution pour mener une guerre, aux États-Unis bien sûr mais aussi dans d’autres pays détenteurs de l’arme nucléaire. Ce sont des armes qui peuvent être utilisées dans divers scénarios. Cette vérité doit être soulignée. Nous devons comprendre que ces armes n’existent pas seulement pour dissuader de leur utilisation : elles existent pour être utilisées. Au-delà de cela, même si vous acceptiez l’idée fausse qu’elles n’existent que pour la dissuasion, elles ne sont mêmes pas bonnes à ça.
Nous avons connaissance d’au minimum six occasions dans lesquelles le monde s’est retrouvé à deux doigts d’une guerre nucléaire parce que la dissuasion n’a pas fonctionné, parce que l’un ou l’autre des états détenteurs de l’arme, les Etats-Unis ou la Russie, a cru qu’il était la cible d’une attaque et a entamé le processus de lancement de ses propres armes nucléaires, pour finalement tout arrêter à la dernière minute après avoir découvert l’erreur. Nous savons que c’est arrivé à 6 occasions. C’est une situation extrêmement dangereuse.
Nous savons que nous avons été incroyablement chanceux. Après la crise des missiles cubains, Robert McNamara a dit « nous avons eu de la chance ». C’est la chance qui a empêché la guerre nucléaire ; au final la stratégie de maintenir ces armes, stratégie des 9 états détenteurs de l’arme nucléaire, cette stratégie n’est qu’un espoir que la chance perdure. Cette stratégie n’est pas acceptable.
Quelles seraient les menaces potentielles d’une explosion nucléaire auprès d’une centrale nucléaire ?
Il y a 50 réacteurs nucléaires, me semble-t-il, au Japon, 22 en Corée du Sud. En cas de guerre dans cette partie du monde, beaucoup de ces réacteurs, sinon tous, pourraient subir des fusions catastrophiques qui relâcheraient une grosse dose de radioactivité. Au Japon et en Corée cela serait le plus gros danger. Des millions de personnes seraient exposées à des doses mortelles de radiation et des dizaines de millions de personnes seraient exposées à des doses de radiation et à des risques élevés de cancers si elles survivaient à la période court-terme d’après guerre.
C’est un problème immense, et un problème généralement complètement ignoré.
Quelle est l’importance du Traité d’Interdiction et quels seront ses effets?
Je pense que le Traité d’Interdiction est un grand pas en avant. Il s’agit d’une déclaration de la Communauté Internationale reconnaissant que ces armes sont trop dangereuses et doivent être éliminées. Nous ne parlons pas de contrôle ou de réduction des armes mais nous parlons de la nécessité absolue d’éliminer complètement cette catégorie d’armes. Lorsque ce Traité sera ratifié par les 50 pays requis et entrera en vigueur, alors ce sera la loi internationale.
Évidemment aucun des 9 états détenteurs de l’arme nucléaire ne fait partie de ce Traité. Nous l’avons compris dès le début des négociations mais malgré cela, ce Traité, je pense, leur mettra une pression énorme pour qu’ils prennent la direction de l’élimination de leur arsenal. Il va créer une nouvelle norme sur les armes nucléaires. Il va les stigmatiser, ce qui représente une étape importante dans le processus d’accord et d’abandon de ces pays. La pression qui leur est mise est clairement visible dans la manière féroce dont les états détenteurs de l’arme nucléaire se sont opposés au Traité.
S’ils n’avaient pas senti cette pression qui leur est mise pour qu’ils changent leur stratégie, ils s’en moqueraient. Mais ils ne s’en moquent pas et ils ont travaillé très dur pour tenter de mettre fin à ce Traité. Maintenant, notre mission est de trouver la manière d’utiliser le Traité le plus efficacement possible pour mettre la pression sur les états détenteurs de l’arme nucléaire. Je pense que cela va impliquer un travail particulier avec les états « parapluie nucléaire », les pays qui ont des alliances principalement avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Ces pays doivent se joindre au processus et cela permettra d’isoler davantage les pays qui possèdent les armes nucléaires. Nous devons aussi commencer à nous concentrer sur les activités politiques dans les états détenteurs d’armes nucléaires. Ici, aux États-Unis par exemple nous avons lancé une campagne nationale dénommée « Back from the Brink » : il s’agit d’un appel à empêcher la guerre nucléaire, appel lancé pour créer un consensus national aux Etats-Unis pour qu’ils changent fondamentalement leur stratégie nucléaire, qu’ils abandonnent une stratégie basée sur la maintenance de leur arsenal nucléaire, et qu’ils choisissent en lieu et place de poursuivre les négociations avec les 8 autres états détenteurs de l’arme nucléaire dans le but d’établir un arrangement contrôlable, réalisable et contraint dans le temps visant à éliminer toutes les armes qui existent toujours dans le monde. Nous devons également voir un tel travail dans les 8 autres états détenteurs de l’arme nucléaire; il y a certainement des actions lancées en France et au Royaume-Uni, mais beaucoup moins d’activités visibles dans certains de ces autres états.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Je pense que les pays qui ont signé le Traité doivent explorer ce qu’ils peuvent faire maintenant pour mettre la pression sur les pays détenteurs de l’arme nucléaire. Peuvent-ils couper des flux de capitaux dans la course aux armes nucléaires ? Peuvent-ils refuser le transport sur leurs territoires ou dans leurs eaux territoriales de convois militaires d’armes nucléaires ? Peuvent-ils forcer les états détenteurs de l’arme nucléaire à retirer les armes nucléaires qui stationnent en dehors de leur frontière pour les ramener chez eux ? Et ils doivent donner le support nécessaire aux mouvements politiques qui ne cessent de croître dans les pays détenteurs de l’arme nucléaire afin de les forcer à changer leur stratégie.
Lorsque j’ai mentionné la liste des pays dans lesquels il y a une activité visible, j’ai omis de citer l’Inde où la campagne est menée vigoureusement. L’IPPNW a un allié terrible en Inde qui travaille très dur à la construction d’une opposition publique : ils le font avec des alliés de taille ; nous travaillons avec le Rotary en Inde et d’autres groupes dans ce sens.
Quelles sont vos motivations personnelles en tant que militant anti-nucléaire ?
Je pense que nous faisons face à une situation dangereuse. Je pense que si nous ne nous débarrassons pas de ces armes, ce sont elles qui vont se débarrasser de nous, et tout ce que nous aimons, ce que nous savons, nos carrières, nos enfants, nos familles, nos maisons vont être détruits. Cela ne doit pas arriver.
Ces armes ne sont pas une force de la nature, ce ne sont pas des actes de Dieu. Nous avons construit ces armes, nous savons comment les démanteler, et c’est vraiment à nous de faire ce qui est correct, de nous débarrasser de ces armes, ou pas. Je pense que c’est vraiment la chose la plus importante à faire dans le monde.
Je suis optimiste, nous pouvons atteindre ce but. Je ne peux pas le garantir. Je ne sais pas si nous réussirons mais dans les années 80, c’était la course à la guerre nucléaire. Il y avait 60.000 ogives dans le monde. Les Etats-Unis et la Russie ajoutaient chacun 3.000 ogives chaque année à leur arsenal nucléaire et ils élaboraient des plans d’actions pour combattre la guerre nucléaire en Europe qui aurait détruit l’humanité.
Un mouvement en Europe, en Union Soviétique, ici en Amérique du Nord a arrêté cette marche vers la guerre. Nous avons mis fin à la course aux armes de la Guerre Froide. Nous avons retourné la course aux armes de la Guerre Froide et je crois que nous avons sauvé le monde. Je pense qu’il y aurait eu une guerre nucléaire s’il n’y avait pas eu ce mouvement politique. Ce que nous nous demandons aujourd’hui n’est donc pas impossible. Nous nous demandons tout simplement de refaire ce qui a déjà été réussi une fois. C’est cette possibilité optimiste qui joue énormément sur mon état d’esprit.
Je suis inquiet de ce qui pourrait arriver si nous ne prenions aucune action, je pense que si nous agissons, nous pouvons sauver le monde. C’est plutôt une jolie chose à faire de notre vie, c’est une chose utile et c’est ce à quoi, je l’espère, les gens pensent sque je parle en public, je vois que certaines personnes se disent « oh mon dieu, c’est vraiment un problème énorme, que puis-je y faire ? ». Je pense qu’il est important de comprendre qu’aucun d’entre nous ne pourra faire quelque chose lui-même, mais si chacun d’entre nous joue le rôle qu’il a à jouer, nous pouvons réussir à nouveau ce qui a été atteint dans les années 80, nous pouvons sauver le monde à nouveau. Nous pouvons nous regarder dans le miroir et nous dire « OK, je fais ce que je suis supposé faire ».
Traduction de l’anglais par Frédérique Drouet
Voir l’ensemble des entretiens du documentaire :
Entretien avec Tim Wright, de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires ICAN
Entretien avec Setsuko Thurlow, survivante de la bombe d’Hiroshima
Entretien avec Kathleen Lawand, Comité International de la Croix Rouge
Entretien avec Susi Snyder, Ne misez pas sur la bombe [Don’t Bank on the Bomb]
Entretien avec Ward Wilson, auteur de « Cinq mythes sur les armes nucléaires »
Entretien avec Daniel Högsta, Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires
Entretien avec Elayne Whyte Gómez, ambassadrice du Costa Rica auprès de l’ONU à Genève
Entretien avec Ray Acheson, de la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté