Comme pour les précédents numéros, je n’aborde, choix très subjectif, que certains articles et certains points traités.

Les médicaments, le droit d’être soigné·e, l’égalité d’accès aux médicaments, le médicament comme bien commun, la mise en cause de la notion de propriété privée et du monopole des droits de propriété intellectuelle (les brevets), la santé publique et environnementale à l’échelle planétaire, la production des médicaments en relation avec les besoins des populations, l’industrie pharmaceutique (l’accaparement de molécules, les profits, le pouvoir discrétionnaire lié au système juridique des brevets)…

Les auteurs et autrices du Manifeste Pour une appropriation sociale du médicament, pour-une-appropriation-sociale-du-medicament/ revendiquent, entre autres, laccessibilité universelle aux soins de santé et aux médicaments, le refus de la marchandisation des médicaments et plus généralement des soins de santé, une autre politique de recherche et développement (R&D), de production et de distribution, la liberté de recherche, la primauté de la santé publique.

Maitrise sociale, brevet, recherche, pharmacovigilance, tests cliniques…

Pour les Big Pharma, « le brevet est un outil », un support de bénéfices et de spéculations. Pourquoi leur laisser la maitrise – période d’exclusivité liée au brevet – des prix et des marges ? Les avancées « scientifiques » ne pourraient-elles pas être considérées comme des communs ? Les pouvoirs publics ont préféré « les droits de la propriété intellectuelle » dont la pertinence en regard des droits humains est plus que discutable.

Daniel Vergnaud aborde, entre autres, les dividendes versés et les politiques d’acquisition, la faiblesse des investissements scientifiques et productifs, les recherches indispensables freinées ou empêchées, le choix privilégié du traitement plutôt que la guérison, l’abaissement des normes sanitaires, les nouveaux débouchés et les « nouvelles maladies ». Il insiste sur l’« abrogation des brevets ».

De nouvelles thérapies ne peuvent être simplement issues de la recherche appliquée, la recherche fondamentale – et son temps long et parfois peu fructueux – est indispensable. Éliane Mandine et Thierry Bodin discutent de la dangereuse liaison entre « recherche et finance », la prime donnée à certaines thérapies et aux molécules appelées blockbusters pour les milliards de chiffre d’affaires générés. « Entre 1975 et 1999, sur 1 400 nouveaux médicaments commercialisés, 13 seulement concernent les maladies tropicales infectieuses alors que celles-ci constituaient la première cause de mortalité mondiale ». A ce point il conviendrait d’ajouter une réflexion sur le sexe des pathologies.

Elle et il (iels) abordent, entre autres, les opérations de fusions, les politiques de génériques, les pertes d’expertises, la sérendipité (découverte scientifique ou une invention technique inattendue à la suite de circonstances fortuites et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet), l’utilisation de travaux de recherche publics dans le cadre privé, les biotechnologies, la place de l’oncologie…

Il faudrait prendre en compte la part de la recherche et développement financée par la collectivité publique grâce aux avantages comptables et fiscaux – charges directement déductibles et dotations aux amortissements et provisions (lorsque la R&D est dite « activée ») venant en déduction du résultat comptable et du résultat fiscal. Il faudrait aussi étudier l’impact des normes comptables IFRS appliquées en Europe sur les pratiques d’externalisation – les contrats pour l’usage « activés » comme des biens propres, les sur-valeurs d’acquisition (goodwills) amorties, la notion de « juste valeur » et ses effets sur la variation des fonds propres…

Autorisation de mise sur le marché, mesures de privatisation des systèmes de santé, augmentation des prix des médicaments, prix libre pour les médicaments non remboursables, nuisance à la santé de certains traitements… J’ajoute le conditionnement qui nous fait acheter des quantités bien au-delà des prescriptions médicales.

Éliane Mandine et Thierry Bodin soulignent l’inflation des prix, en particulier pour des médicaments dits innovants et issus des biotechnologies. Iels parlent de l’inclusion des frais de marketing et de lobbying dans le poste recherche et développement, des investissements publics dans la recherche biomédicale, des bénéfices liés aux nouvelles thérapies, de l’appropriation de résultats de la recherche par la prise de brevets, du rachat de petites start-up qui ont développé certains médicaments, du pouvoir de lobbying, de la fixation des prix, « De fait, les prix du médicament peut être déterminé, non plus en fonction des coûts de développement et de fabrication, mais du prix maximal au-delà duquel il risquerait de provoquer une révolte », de la logique de « monétarisation » de la vie humaine. Se soigner ne relève pas d’un choix mais d’une nécessité. « Le médicament doit être libre de droits exclusifs, pensé comme un bien commun, c’est-dire accessible au plus grand nombre ».

Un article traite plus particulièrement des génériques et des transformations du secteur pharmaceutique, de l’externalisation de la production. Le suivant des essais cliniques et de la pharmacovigilance.

Je souligne l’article de Thierry Bodin et Bernard Dubois sur les ruptures d’approvisionnement en médicaments et en vaccins, les impacts des choix financiers et industriels.

Je signale les analyses de Manolis Kosadinos sur le neuro-positivisme, la psychiatrisation de l’enfance, l’utilisation des opiacés et ses conséquences (sur ce sujet, lire par exemple, Patrick Radden Keefe : Addiction sur ordonnance. La crise des antidouleursladdiction-une-garantie-pour-les-profits/), la marchandisation des psychotropes, la souffrance psychique…

Pascale Brudon aborde, entre autres, le médicament dans la mondialisation, les luttes pour l’accès aux soins, la notion de « médicaments essentiels », le rôle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le boycott de Nestlé sur la question du lait en poudre, le Health Action International (HAI), les programmes d’ajustement structurel, « Avec souvent des conditionnalités qui limitent l’extension des services de santé et des politiques publiques de médicaments », les débats autour « de la mise à disposition de médicaments efficaces pour les maladies spécifiques et celui de la protection de la propriété intellectuelle », la fabrication de médicaments antirétroviraux dans certains pays à des coûts moindre, les règles d’octroi des brevets en vue de protéger la santé publique, le déclin de la capacité d’innovation de l’industrie pharmaceutique, les « mee too » et les génériques de marque, les politiques d’acquisition, l’escalade des prix, « Il est temps d’admettre que la forme de la recherche, de la production, de la distribution telle qu’organisée par l’industrie pharmaceutique ne permet pas d’atteindre les buts de santé publique et de disponibilité d’un médicament efficace, de qualité et accessible ». Comme pour l’alimentation, il me semble indispensable de parler de souveraineté et de sécurité…

Je regrette l’absence d’articles critiques sur les biotechnologies, les réductions de comportements sociaux à la génétique, les assimilations du cerveau à une simple machine informationnelle, les fantasmes de transhumanisme…

En complément possible :

Appel à la création d’un Réseau Européen pour une Santé Mentale démocratiqueappel-a-la-creation-dun-reseau-europeen-pour-une-sante-mentale-democratique/

Sanofric, danger public, sanitaire et social. Stop à l’impunité des multinationales comme Sanofi !sanofric-danger-public-sanitaire-et-social-stop-a-limpunite-des-multinationales-comme-sanofi/

Utopie active… Pour un monde de solidarité, de coopération, de fraternité et de libertéutopie-active-pour-un-monde-de-solidarite-de-cooperation-de-fraternite-et-de-liberte/

Lettre ouverte aux laboratoires pharmaceutiques pour la mise sur le marché d’une pilule contraceptive sans ordonnancelettre-ouverte-aux-laboratoires-pharmaceutiques-pour-la-mise-sur-le-marche-dune-pilule-contraceptive-sans-ordonnance/

Danielle Montel, Daniel Vergnaud, Danielle Sanchez, Thierry Bodin : SANOFI Big Pharma – L’urgence de la maîtrise sociale : se-reapproprier-et-rendre-solidaire-la-chaine-de-sante/

Jean Pierre Martin : Emancipation de la psychiatrie. Des garde-fous à l’institution démocratiqueles-besoins-humains-de-la-et-du-sujet-malade-dans-sa-singularite-sociale-et-culturelle/

François Dagognet et Philippe Pignarre : 100 mots pour comprendre les médicaments. Comment on vous soignepharmacopees/

J’ai notamment été intéressé par entretien avec Philippe Descola sur l’Amazonie et les « zones à défendre », l’extractivisme, la déforestation, la culture du soja ou du palmier à huile, les plantes, « les plantes cultivées n’existent donc que par l’intermédiaire des humains », les relations « matérielles et idéelles très originales qui se sont crées entre humains et non humains », les formes d’autonomie, les droits conférés aux milieux de vie, les droits des populations « indiennes », les communs, l’imagination « des expériences de vie que les gens peuvent faire et développer », les rapports de pouvoir, « la capacité de mettre en rapport des mondes qui divergent, y compris jusqu’au conflit, pour produire des situations nouvelles susceptibles de déboucher sur un degré supérieur d’émancipation », les utopies en partie réalisées…

Kanaky. Je souligne les articles forts intéressants de Jean-Pierre Martin et d’Isabelle Merle. L’histoire d’une colonie de peuplement, le mouvement indépendantiste kanak, les accords Oudinot-Matignon puis de Nouméa, le « référendum », les inscriptions et les non inscriptions de Kanak sur les listes électorales, les élections provinciales, la défense des « intérêts coloniaux, économiques et stratégiques » de l’Etat français, la majorité des Kanaks favorable à l’idée indépendantiste, la colonisation permanente du marché du travail par des « métros », la décolonisation et la société indépendante à construire, le rapport aux ancêtres et à la terre, la reconnaissance des droits « communs », la reconnaissance d’un monde kanak et les luttes d’émancipation…

« Comment se dessinent les rapports de force entre forces dites loyalistes et forces indépendantistes, et comment peuvent-ils être interprétés à l’aune d’une longue durée historique profondément marquée par la colonisation et ses effets d’héritages ? », les résultats des dernières élections, la représentation des « Wallisiens et Futumizens », les terres coutumières…

En complément possible :

Déclaration de Roch Wamytan, Président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie : declaration-de-roch-wamytan-president-du-congres-de-la-nouvelle-caledonie/

Solidarité Kanaky – bulletin n°1solidarite-kanaky-bulletin-n1/

Kanaky : L’autodétermination face au néo-colonialismekanaky-lautodetermination-face-au-neo-colonialisme/

Saïd Bouamama : L’œuvre négative du colonialisme français en Kanaky : Une tentative de génocide par substitutionloeuvre-negative-du-colonialisme-francais-en-kanaky-une-tentative-de-genocide-par-substitution/

Jean Pierre Martin :

Les motions adoptées au VIIIème Congrès du Parti Travailliste (Kanaky) : les-motions-adoptees-au-viiieme-congres-du-parti-travailliste-kanaky/

Kanaky : Liste référendaire : aucun chiffre nouveau, rien n’a été fait ! : liste-referendaire-aucun-chiffre-nouveau-rien-na-ete-fait/

Le bilan politique de l’Accord de Nouméa est un échec selon le R.I.N. : le-bilan-politique-de-laccord-de-noumea-est-un-echec-selon-le-r-i-n/

Le R.I.N. appelle une fois de plus à se mobiliser le 25 octobre 2017 : le-r-i-n-appelle-une-fois-de-plus-a-se-mobiliser-le-25-octobre-2017/

Communiqué de presse du Rassemblement des Indépendantistes et Nationalistes (R.I.N.) : communique-de-presse-du-rassemblement-des-independantistes-et-nationalistes-r-i-n/

Pour l’inscription automatique et sans condition des kanak sur la liste référendaire de 2018 ! : pour-linscription-automatique-et-sans-condition-des-kanak-sur-la-liste-referendaire-de-2018/

Pas de consensus sur la revendication légitime d’inscription des kanak sur la liste référendaire : pas-de-consensus-sur-la-revendication-legitime-dinscription-des-kanak-sur-la-liste-referendaire/

Paul Neaouyine : L’indépendance au présent – Identité kanak et destin commun identite-kanake-et-destin-commun/

Reste encore une fois la question, que je pose maintenant à toustes les auteurs et autrices, pourquoi ne pas utiliser une écriture plus inclusive ? – le point médian, l’accord de proximité, les patient es, les habitant·es, les acteurs et les actrices, les militant·es, les employées et les employés pour rendre visibles les unes et les autres, les iels et toustes. Peut-on réellement lever le drapeau des émancipations, en continuant à porter les haillons ou les treillis de lois grammaticales et orthographiques imposées par les académiciens masculinistes (et par ailleurs incompétents). Ces normes « ordinaires » faisant primer le masculin sur le féminin contribuent à invisibiliser les femmes. La volonté affirmée de « résister » à un nouvel usage plus égalitaire du langage, comme indiqué dans une lettre au comité de rédaction, me semble plus que discutable. A quand la publication de cette lettre dans la revue et l’ouverture d’un débat ? Et, je n’oublie pas la censure des mots « autrices » et « iels » dans ma note de lecture publiée dans le précédent numéro.

Mais donner à voir des femmes ne suffit pas, il faut aussi développer des analyses au prisme du genre, des points de vue féministes ou pro-féministes. Ainsi, s’il est bien souligné dans le dossier que sont délaissées « les maladies sévissant dans les pays du Sud », qu’en est-il des maladies touchant particulièrement les femmes ? qu’en est-il des effets sexués de médicaments ? qu’en est-il de la recherche sur la contraception (y compris la contraception masculine) ?


Sommaire

Edito : Antoine Artous, Francis Sitel : Lendemains d’élections européennes

DOSSIER : LE MÉDICAMENT, UN BIEN COMMUN !

Danielle Montel, Francis Sitel : À votre santé !

Manifeste Pour une appropriation sociale du médicament, pour-une-appropriation-sociale-du-medicament/

Daniel Vergnaud : Libérer le médicament du brevet et de la domination des Big Pharma

Éliane Mandine et Thierry Bodin : Recherche et finance : une dangereuse liaison

Eliane Mandine et Thierry Bodin Prix du médicament : distinguer le vrai du faux !

Éliane Mandine : Les génériques : médicaments non-brevetés ou médicaments low cost ?

Annick Lacour : Essais cliniques et pharmacovigilance

Michel Mourereau : Le sang humain n’est pas une marchandise…

Thierry Bodin et Bernard Dubois : Ruptures de médicaments et de vaccins

Emmanuel (Manolis) Kosadinos : La marchandisation du cerveau

Didier Lambert, co-président de E3M : La controverse sur l’aluminium vaccinal. Un exemple de la mise sous influence par l’industrie pharmaceutique du domaine public

Pascale Brudon : Le médicament dans la mondialisation : 40 ans de luttes

Fabien Cohen : Entre enjeux économiques et enjeux de santé publique. L’Europe et le médicament

GRAND ENTRETIEN

Grand entretien avec Philippe Descola : L’Amazonie et les « zones à défendre »

NOUVELLE CALÉDONIE/KANAKY

Jean-Pierre Martin : Quelle Calédonie/Kanaky souveraine et indépendante ?

Isabelle Merle : Actualités calédoniennes ou la décolonisation à l’épreuve

CULTURE

Gilles Bounoure : « Le marché de l’art sous l’Occupation » : noir-blanc-rouge et noir-blanc-gris

Gilles Bounoure : Chez Jacques Prévert, le groupe Octobre


Contre Temps N°42 : Dossier : Le médicament, un bien commun !

Juillet 2019, Editions Syllepse,

https://www.syllepse.net/le-medicament-un-bien-commun–_r_22_i_789.html

Paris 2019, 192 pages, 13 euros

Didier Epsztajn

L’article original est accessible ici