Par Javier Pagola/Unai Beroiz/Nouvelles de Navarre
Le Dr Enric Benito possède une vaste expérience clinique en oncologie et en soins palliatifs. Il fait partie du groupe sur la spiritualité de la Société espagnole de soins palliatifs. À la fin de cette entrevue, vous trouverez la vidéo complète de la conférence qu’il a donnée à 550 personnes en novembre 2018, au Forum Gogoa.
–Enric Benito répète souvent que « mourir est normal et que cela finit toujours bien ». La première chose est évidente : Borges a écrit que « mourir est une coutume qu’ont les gens, comme la sieste ». Mais pourquoi est-ce que cela finit toujours bien ?
–Quand j’essaie de faire de la pédagogie, je fais face à une société où la peur et l’ignorance sont si grandes que je me donne la permission de provoquer un peu avec mon langage. Mourir est le processus le plus intéressant de notre vie. Ce sont des moments d’intensité vitale et anthropologique maximale. Il est dommage de ne pas être prêt à mourir, et avoir peur de la mort, c’est perdre la vie. Beaucoup d’entre nous vivent à la périphérie de nos profondeurs, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, et se dire au revoir sans se connaître est très triste : c’est de là que viennent la peur et l’incertitude. Mourir n’est pas facile, mais ce n’est pas comme on le pense, ni aussi simple que je le peins. Eh bien, pour commencer, personne n’est laissé à moitié mort ; le processus se termine avec des gens bien morts. Les temps changent et, comme le disait un humoriste, « avant, les gens mourraient plus jeunes et d’un coup ; maintenant, nous mourons à un âge avancé et après plusieurs tentatives. Mais c’est qu’après mon expérience au pied du lit de centaines de patients en agonie, m’approchant d’eux avec respect, intérêt et curiosité pour comprendre ce processus, j’ai eu de nombreuses surprises. Je sens, j’observe, que tout finit bien, dans une conscience heureuse, après avoir trouvé le plus intime et le plus profond de notre intérieur. Et j’en ai conclu que résister n’empêche pas le processus de la mort, mais le complique.
–Ne craignez-vous pas la mort ? Quel est le sens de la vie et de la mort ? Comment les considérez-vous ?
–Je n’ai pas peur de mourir. La mort n’est pas, comme disent certains, « la fin de la vie ». Et ils le disent parce qu’ils ne veulent pas nommer la mort. Mais la mort n’est rien d’autre que l’épouvantail que nous avons habillé de nos peurs. La vie n’a pas de fin. Ce qui a une fin, c’est notre petite biographie. Il n’y a pas de mort, il y a le processus de la mort. Comme celui de la naissance. Il y a une mort, comme il y a une naissance. Il n’y a pas non plus de « malades en phase terminale », mais plutôt des « malades en phase culminante » qui s’éveillent à un maximum de conscience. Avoir une confiance de base dans la vie est fondamental. Il y a des raisons de s’interroger sur ce que nous sommes venus faire ici, de le découvrir et ensuite d’être cohérents.
–Pourquoi dites-vous aussi que « mourir ne fait pas mal » ?
–Le fait de mourir ne fait pas mal; ce qui peut faire mal, c’est la maladie sociale qui peut mener à la souffrance. Nous répétons souvent dans les soins palliatifs que « le corps fait mal et les personnes souffrent ». Au XXIe siècle, nous avons la morphine et la méthadone pour contrôler la douleur. La souffrance existentielle ne peut être guérie avec des médicaments, et ceux-ci ne peuvent répondre à des questions telles que « pourquoi cela m’arrive-t-il maintenant ? ». Nous cherchons donc d’autres aides pour l’accompagnement palliatif, qui n’existent pas en tant que service spécifique dans la plupart des hôpitaux, bien qu’il puisse y avoir des personnes formées pour donner ce service. Mais dans les hôpitaux, nous avons trop compliqué et médicalisé un processus qui n’est ni médical ni sanitaire. Dans les pays industrialisés comme le nôtre, 70 % des gens meurent dans un hôpital, le pire endroit où mourir. Parce que personne ne sait comment bien gérer le processus de la mort, sauf les quelques professionnels des soins palliatifs. Un indicateur de la façon dont les gens meurent à l’hôpital est le nombre de personnes qui meurent avec le sérum ou l’oxygène en place, ce qui est une faute professionnelle clinique : personne n’a besoin d’oxygène ni de sérum pour mourir. Les professionnels en charge des soins font croire qu’ils font quelque chose, parce qu’ils ne savent pas quoi faire.
–Y a-t-il de la souffrance parmi les professionnels de la santé ?
–Je sais que tout le personnel médical, infirmier et auxiliaire est bien intentionné pour soulager la douleur et la souffrance des autres. Mais dans mon testament biologique, j’ai dit clairement que je ne voulais pas aller à une unité de soins intensifs. Un jour, dans un cours avec des professionnels, j’ai dit : « Il y a un mantra qui est répété chez les professionnels des soins intensifs : Ce patient ne meurt pas pendant ma garde. » Et après que j’aie dit ça, il y a eu un tonnerre d’applaudissements. Oui, il y a de la souffrance parmi les professionnels, précisément parce qu’ils savent comment combattre la douleur, mais ils n’ont pas les outils pour répondre à la souffrance humaine.
–Quelles sont les raisons qui ont poussé un médecin oncologue comme vous à se consacrer aux soins palliatifs ?
–Il y a des années, on ne cachait pas la réalité. Le processus de la mort et les veillées se déroulaient dans les maisons. Ma biographie vitale et académique explique mon parcours personnel. À la fin des années 1950, alors que j’avais 9 ans, j’ai vu mon grand-père mourir dans une douleur terrible parce que la morphine ne pouvait pas être utilisée à l’époque ; cela m’a beaucoup marqué, et je me suis promis que ça ne finirait pas comme ça. J’ai étudié la médecine dans ma jeunesse, je me suis spécialisé en oncologie, j’ai fait des recherches et j’ai travaillé comme clinicien pendant 23 ans. J’ai eu une crise personnelle profonde parce que je me suis rendu compte que ce que je faisais, c’était traiter des tumeurs alors que je voulais accompagner et aider les gens. Je suis donc passé aux soins palliatifs et j’y suis depuis près de 20 ans. En 2004, au sein de la Société espagnole de soins palliatifs (SECPAL), nous avons constitué le groupe de spiritualité, et je me consacre à enseigner dans des ateliers, à partager des expériences avec des professionnels, et à donner des conférences.
–De quoi les gens ont-ils besoin quand ils meurent ?
–La mort est un processus naturel dans lequel la personne a besoin d’intimité, d’être reconnue, de ne pas avoir mal, d’avoir un environnement rempli d’affection, de sécurité et de confiance et d’être soignée intégralement pour pouvoir accomplir trois tâches : accepter son vécu, se connecter avec ce qui lui est cher et s’abandonner à ce qui lui appartient, à sa foi ou ses convictions profondes. Humaniser le processus de la mort, c’est reconnaître notre vulnérabilité, mais sans oublier ce que nous sommes vraiment, notre dimension transcendante.
–La Société espagnole de soins palliatifs forme des professionnels pour humaniser et accompagner le processus de la mort, sur quoi insistez-vous ?
–Il s’agit de bien connaître, à partir de l’expérience clinique, ce qui se passe dans le processus de la mort ; et il est nécessaire de travailler sur les attitudes et les outils que doit posséder la personne qui accompagne. De plus, pour l’accompagnement spirituel, nous avons construit une carte de l’architecture intérieure de l’être humain et un questionnaire pour travailler sur les relations du patient avec son intérieur, avec d’autres personnes et des choses et avec la réalité transpersonnelle et transcendante.
–Combien de gens savent qu’ils vont mourir, le moment venu ?
–L’une des choses fondamentales que nous devons savoir – et ça je l’ai appris et j’en suis sûr – est que personne ne meurt sans savoir qu’il meurt. Lorsque vous retirez à une personne l’information de base sur ce qu’elle a besoin de savoir, vous ne pouvez pas l’empêcher de remarquer ce qui lui arrive. Le processus de la mort est un temps précieux pour que chacun fasse la paix avec son histoire, pour laisser les choses comme il faut les laisser et même pour choisir la forme et la musique de ses propres funérailles. Il y a des gens qui commettent une autre erreur, bien pire, celle de ne pas laisser partir le mourant et de vouloir le retenir de façon possessive ; non, la bonne chose à faire est de lui dire qu’il a bien fait dans sa vie, qu’il est aimé et qu’il peut partir calme et satisfait.
–Quand la mort est proche, comment les gens se comportent-ils habituellement ?
–L’itinéraire de base à l’approche de la mort comporte trois étapes très claires, que nous avons pu mettre en évidence après avoir vécu des centaines d’expériences et passé en revue les traditions de la sagesse spirituelle. Il y a un premier temps de chaos, de peur, d’incertitude et de lutte, de déni de la réalité, de recherche d’autres opinions ou d’autres traitements, mais il vient un temps où la résistance à la mort n’est pas soutenue. Une deuxième étape apparaît dans laquelle la personne doit accepter la situation et s’abandonner à la vérité de ce qui lui arrive. Et après vient la vraie guérison et la transcendance, dans le sens où Levinas l’explique, un « passer et connaître » et arriver à une conscience que nous n’avions pas avant. Mais nous devons nous rendre compte que cela ne se produit pas seulement dans le processus de la mort, mais dans toute crise existentielle tout au long de la vie. De nombreux patients subissent un processus au cours duquel leur résistance à la mort est adoucie et un potentiel interne qu’ils ignoraient auparavant émerge d’eux-mêmes. Ils passent de la lutte à l’acceptation et finissent par dire : « J’espère que tout ira bien ». Certains patients atteignent le seuil même du mystère en se crispant, en luttant et en résistant, et c’est dans ces cas-là que la situation nous oblige à pratiquer la sédation et à abaisser le niveau de conscience, comme s’il s’agissait d’une naissance où le bébé refuse de naître. Toute résistance à un processus naturel, qu’il s’agisse de l’accouchement ou de la mort, complique ce processus.
–Qu’est-ce qui, en nous, résiste à l’heure de mourir ?
–Les ombres, ce que nous n’avons pas vécu, ce que nous n’avons pas résolu, ce que nous avons laissé en suspens. Il faut prévoir que le moment de mourir peut venir pour nous à tout moment. Nous devons vivre éveillés et en paix avec nous-mêmes et avec les autres, en particulier avec les personnes qui nous sont chères.
–Quelles attitudes devraient avoir ceux qui accompagnent les autres dans le processus de la mort ?
–Tout d’abord, ils doivent comprendre que mourir n’est pas facile et que chacun suit le processus quand il le peut et de la façon qu’il le peut. Mais les accompagnateurs peuvent faciliter les choses. Il doit y avoir une acceptation inconditionnelle de l’autre ; l’accompagnateur ne peut lui mentir ou le juger. Dans la proposition d’accompagnement spirituel que notre commission a élaborée, nous indiquons que l’accompagnateur doit avoir trois attitudes : hospitalité, présence et compassion. Comme le dit le prêtre américain Henry Nouwen dans son livre The Wounded Healer (Le guérisseur blessé) : « L’hospitalité, c’est ouvrir sa maison pour accueillir les impuissants ou les étrangers, sachant que votre salut vient sous la forme d’un pèlerin las ». Mais pour ouvrir votre maison, il faut l’avoir rangée, se conduire avec une certaine harmonie intérieure et ne pas avoir peur que la personne que vous accueillez salisse un peu votre canapé et vous contamine avec quelque chose qui lui appartient. La Présence, c’est devenir sans crainte le miroir de l’autre : respecter et admirer la dignité de cette personne. Et l’archétype de la Compassion, dans notre tradition, est le Bon Samaritain : pour être compatissant, il faut être éveillé, voir celui qui est gravement blessé dans le caniveau, être sensible à sa souffrance, faire tout son possible pour le sortir de son inconfort et avoir confiance que tout va bien finir. Le philosophe Martin Buber dit que « personne n’a vu Dieu, mais quand quelqu’un souffre et qu’une autre personne vient l’accompagner, il y a une présence entre les deux qui les transfigure ».
–Vous dites que pour créer un bon modèle d’attention spirituelle aux malades, vous avez construit une carte de l’architecture intérieure de l’être humain, D’où vient cet instrument ?
–Pour faire ce bon modèle, nous avons consulté plusieurs sources : notre pratique clinique de groupe (j’ai travaillé de nombreuses années dans une unité de soins palliatifs de 20 lits où environ 300 personnes mouraient chaque année), la bibliographie médicale qui a été publiée dans le monde entier et toutes les traditions spirituelles de la Sagesse : les prières funèbres, les livres des morts égyptien et tibétain ou l’Ars moriendi de la fin du Moyen-Âge, inspirés des principes chrétiens. De plus, certains membres de notre groupe avaient une expérience personnelle assez considérable de la souffrance. C’est ainsi que nous en sommes arrivés à comprendre la Spiritualité comme « l’humanité en plénitude ».
–Où mène cette carte de notre architecture intérieure ?
–Ce qui constitue tout être humain, croyant ou non, sa constitution intérieure, est la Conscience : un dynamisme qui le conduit vers un désir infini de plénitude – la recherche de l’excellence, de la vertu, du bonheur. Nous sommes des êtres en relation, une triple relation, avec nous-mêmes (intra), avec les autres et le reste (inter) et avec le fondement qui nous soutient (trans). Tout cela culmine dans le processus de la mort, dans lequel chaque personne doit accomplir trois tâches : La première (intra) est d’accepter la vie vécue avec toutes ses joies et ses ombres et de reconnaître que tout aura eu un sens. La deuxième (inter) est de se connecter avec ce qui nous est cher, parce que nous avons besoin de pardonner et de nous sentir pardonnés et reconnus. Et la troisième est de s’abandonner à ce qui nous a appartenu, aux croyances et convictions profondes, et à l’héritage personnel d’humanité que l’on laisse derrière soi.
–Il semble que le mystère du mal sera toujours présent, car il y a beaucoup de gens qui ne meurent pas dans leur lit. Des millions de personnes sont mortes et meurent injustement et, dans notre monde, 19 000 enfants meurent chaque jour de causes évitables.
–Je n’ai pas de réponse à cette question. Mon expérience est de m’occuper de patients en oncologie et en soins palliatifs. Il me vient seulement à l’esprit de dire que quand on est petit et qu’on a peu de connaissance de la vie, on peut croire que tout est chaos et désordre. Mais, quand un enfant arrive à avoir une connaissance plus élevée, sa perception et son expérience changent. Quand quelqu’un s’interroge sur l’injustice et les raisons de son existence, c’est comme si un grain de sable du désert s’était levé et voulait auditer l’univers, lui reprochant qu’il est mal structuré et doit être changé. Tout le cosmos doit rire et répondre : mais où vas-tu, si tu n’as rien compris ? La question à million, disait Albert Einstein, est de savoir si l’univers est un lieu accueillant ou menaçant, si c’est un cosmos ou un chaos, si on peut faire confiance ou s’il faut se méfier. Je n’ai pas de réponse, mais j’imagine qu’il y a un ordre, mais je ne le comprends pas. Et je n’évalue pas ce qui ne va pas, parce que ce n’est pas à moi de le faire.
–Le débat social sur l’euthanasie a été soulevé. Des anthropologues, des éthiciens et des théologiens catholiques – comme Hans Küng dans son livre La mort heureuse – parlent du fait qu’une personne peut et doit devenir responsable de son propre processus de vie et de mort. Qu’en pensez-vous ?
–Je parlerai en fonction de mon expérience : je suis membre honoraire de la Société de soins palliatifs, qui s’inquiète du fait que les soins de qualité pour accompagner et soulager la souffrance n’atteignent même pas 45 % de tous les Espagnols. De notre point de vue expert, professionnel et humain, nous considérons qu’il est prioritaire de légiférer sur la nécessité d’étendre les soins palliatifs à tous les citoyens. Personnellement, je ne suis pas contre une loi sur l’euthanasie. Mais, en ce moment, il me semble qu’il s’agit d’une position politique, intéressante pour certains mais non prioritaire pour la communauté. Ce qu’il faut de toute urgence, c’est former des professionnels, supprimer la peur de la mort et bien accompagner. Malgré cela, nous trouverons des gens qui ont le droit de réclamer l’euthanasie, et ces gens doivent être entendus.
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Voir aussi :
Dialogues avec Enric Benito. Interview 01 : « Le processus de la mort est magnifiquement organisé »
Dialogues avec Enric Benito. Interview 02 : « Le pouvoir thérapeutique de la PRÉSENCE »
Traduction de l’espagnol, Silvia Benitez
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