Par Didier Epsztajn pour le blog Entre les lignes entre les mots
En introduction, Catherine Vidal aborde, entre autres, les propriétés d’adaptation du cerveau – sa plasticité – aux événements de la vie, ce que révèle l’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM), les apports des neurotechnologies. Elle propose d’étudier « la part de ce qui relève du prouvé et de ce qui ressort du probable ou de l’utopie », les nouvelles technologies de manipulation du cerveau. « Une réflexion éthique s’impose afin que les technologies en neurosciences et en intelligence artificielle se fassent dans le respect des droits humains et des libertés fondamentales ».
I. « La plasticité cérébrale : au cœur du cerveau humain »
Nous sommes à la fois toustes semblables et toustes différent·es. Rien n’est jamais définitivement joué, « ni sur le plan des affects ni sur celui des capacités cognitives et des compétences ». Il faut encore et encore souligner ce point contre le déni de l’humanité pleine et entière à certain·es. Notre « petit cerveau » à la naissance deviendra grand, les connexions entre les neurones, les synapses se développeront lorsque le bébé puis l’enfant interagira avec le monde extérieur. Comme le souligne l’autrice, « Le devenir de chacun de nos neurones n’est pas inscrit dans le programme génétique », les interactions avec l’environnement jouent un rôle majeur. La socialisation de chacun·e ne devrait donc pas être limitée ni par le confinement social ou linguistique, ni par les ordres de genre ou de classe (pour ne parler que de ces deux rapports sociaux)…
Interactions sociales, interactions avec le monde extérieur, l’autrice indique que toute personne humaine est « simultanément un être biologique et un être social ». Mais notre monde est hiérarchisé, notre environnement sexué. Ainsi chacun·e fait l’apprentissage des normes du féminin et du masculin, qui ne sont que des normes sociales, malgré leur naturalisation par les réactionnaires de tous poils.
Les enfants ont de grandes facilités pour acquérir de nouvelles connaissances. Les mesures et les recherches permises par IRM font ressortir le rôle de l’apprentissage scolaire ou non « dans la construction des réseaux de neurones qui sous-tendent les fonctions cognitives », les épaississements du cortex cérébral, le recrutement de régions cérébrales, la plasticité cérébrale y compris à l’âge adulte, la réversibilité des phénomènes lorsque la ou les fonctions ne sont plus sollicitées…
Catherine Vidal insiste sur la dynamique du fonctionnement du cerveau, les grandes fluctuations interindividuelles dans les activité des réseaux neuronaux, la variabilité des structures internes, la non-spécialisation définitive des zones cérébrales, la non spécification des deux hémisphères (contrairement aux théorisations des années 60), les capacités d’adaptation et donc les possibles réparations. « Les capacités mentales ne dépendent pas directement de la forme du cerveau, ni de l’épaisseur du cortex » et la présence de particularités ne permet pas « de prédire le devenir d’un sujet, qu’il soit jeune ou adulte ». Ses analyses sont illustrées par des exemples.
Je souligne, l’autrice y reviendra, que l’idée même de prédiction n’a rien de scientifique. La compilation de données et l’établissement de classements statistiques ne permet jamais de prédire ce que pourra faire ou non un·e individu·e. Les dimensions policières autour de la prévention d’actes au nom de la prédictibilité relèvent d’un fantasme attentatoire aux droits des êtres humains, à leur égalité et à leur liberté.
Catherine Vidal détaille les mécanismes cellulaires de la plasticité cérébrale, les pathologies « liées » à l’allongement de l’espérance de vie, les origines multi-factorielles des maladies, les possibles en recherche pour remédier à certains troubles. Avec la quête de l’« être humain augmenté », du « transhumanisme », il s’agit de bien d’autre chose.
II. « Quel cerveau demain pour les humains ? »
L’autrice aborde le croisement des technologies numériques et des neurosciences, les neuro-technologies (interfaces, implants pour l’audition et la vision, stimulation cérébrale profonde, stimulation magnétique transcrânienne, stimulation électrique transcrânienne directe par courant continu…). Elle discute des mythes et de la réalité de ce que certain·es nomment le « transhumanisme », le fantasme de l’être humain « émancipé de sa condition biologique originelle » ou de l’« esprit » téléchargé dans des robots…
Les neuro-technologies intéressent particulièrement les pouvoirs industriels, militaires et politiques, le rêve de « super-intelligence » reste d’abord un rêve de pouvoir. Catherine Vidal pose des questions et balaie les fausses évidences des « transhumanistes ». Il n’y a pas de continuité entre réparation et amélioration ; les performances d’une prothèse sont bien moindres que celles d’un organe, les stimulations électriques ne sont pas sans risque (ondes épileptiques).
Mais surtout les fantasmes des « transhumanistes » se heurtent à la réalité du fonctionnement du cerveau : la non localisation de façon immuable de fonctions, « L’intelligence, le raisonnement, la mémoire, les émotions, l’imagination ne sont pas situés dans des zones précises du cerveau »…
Fantasmes, rêves de toute puissance et mensonges. « Laisser croire que le cerveau puisse obéir durablement aux ordres d’un microprocesseur est en totale contradiction avec la plasticité cérébrale ». L’autrice discute de l’intelligence, de celles nommées « intelligences artificielles (IA) », de « symphonie cérébrale » ; elle souligne que le cerveau ne ressemble en rien à un ordinateur « ni dans sa structure ni dans son fonctionnement », que l’intelligence humaine ne cesse d’évoluer « en fonction des expériences vécues et des changements du monde environnant. Elle résonne avec le corps et avec les autres humains à travers le langage, la pensée, la culture », que les processus cognitifs sont incarnés dans des corps vivants, que la matière inerte des microprocesseurs diffère radicalement de la matière vivante du cerveau.
Autres choses sont les impulsions électriques, des algorithmes, des programmations, des capacités de stockage, des traitements statistiques de données numériques, tous éléments qui ne sont pas des fonctions cognitives. La vraie intelligence est bien celle des chercheur·es concevant les programmes informatiques…
III. « Et nous dans tout ça ? »
La question est simple. Qui va décider ? Les algorithmes ou des citoyen·nes – non pas manipulé·es mais informé·es, pour utiliser une belle formule de Jacques Testart. Automation et calcul de probabilités ne donnent pas un pouvoir de prédiction, « les prédictions ne reposent que sur des moyennes statistiques qui ne peuvent être directement transposées à un cas particulier ». Que veut dire une médecine ou une justice guidée par l’IA pour ne pas parler des armes létales autonomes, « l’objectivité de l’IA est plus une croyance qu’une réalité avérée ».
L’idée même d’humanité « augmentée » a quelque chose à voir avec le culte néolibéral de la performance dans l’oubli des inégalités sociales engendrées par le système capitaliste. L’idéal « transhumaniste » est incompatible avec la démocratie et la liberté. C’est comme le dit l’autrice « une supercherie idéologique qui nous projette dans un futur fantasmatique »…
En conclusion, Catherine Vidal parle de la puissance de contrôle permise par les technologies numériques, « La question de la garantie du libre arbitre des citoyens se pose avec acuité face à la présence grandissante de l’IA dans la vie quotidienne ». Les progrès technologiques peuvent être porteur de promesses thérapeutiques mais aussi de réelles menaces pour l’intégrité des personnes (j’ajoute que l’utilisation non négligeable de la chirurgie ou des traitements hormonaux – y compris sur des enfants – aujourd’hui pour façonner les corps à la demande montre la dérive marchande, et par ailleurs narcissique, de pratiques sans éthique). Les utopies technologiques sont lourdes de danger et déjà bien souvent déjà criminelles.
« L’idée que la conscience puisse être dissociée du corps relève de la mystique religieuse et non de la démarche scientifique ». Le « transhumanisme » est « un déni de la réalité de la vie psychique, de sa diversité, de sa richesse, qui confère aux êtres humains la liberté de décider, d’agir, de créer, d’imaginer et de rêver ». Et c’est aussi enfermer ou nier les possibilités d’émancipation par l’amélioration des conditions de vie sociale, de justice et d’égalité, de toustes et de chacun·e.
Catherine Vidal : Nos cerveaux resteront-ils humains ?
Éditions Le Pommier, Paris 2019, 84 pages, 11 euros
Lien article : https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/08/notre-futur-detre-humain-ne-peut-etre-predictible-par-des-statistiques/