Sommes-nous en train de vivre au Mexique un moment humaniste[1] (comme Silo le considère dans son Dictionnaire du Nouvel Humanisme) avec l’arrivée d’Andrés Manuel López Obrador, AMLO, à la présidence ? Je n’ai pas pu répondre à cette question si facilement. Silo aborde la caractérisation de ce moment, à partir de la dynamique générationnelle : une jeune génération lutte contre la génération en place au pouvoir, « modifiant » (à mon avis questionnant) le schéma anti-humaniste dominant, et je crois que nous ne pouvons considérer AMLO ou une bonne partie de ses collaborateurs et disciples comme les représentants d’une nouvelle génération (uniquement pour des raisons d’âge).
Selon moi, AMLO partage certains codes, idées morales, religieuses, politiques, etc., qui font partie de ce que Silo appelle aussi dans son dictionnaire la conscience sociale de certains segments des générations de jeunes de la fin des années 60 et du début des années 70 où l’on observe des approches humanistes. En tenant compte de ce que Silo développe dans le Dictionnaire du Nouvel Humanisme sur la conscience sociale, nous pouvons en déduire que la conscience sociale d’une génération ne donne pas toujours lieu à un moment humaniste. Pour que cela se produise, il faut que cette prise de conscience prenne une forme historique dans laquelle l’attitude humaniste[2] puisse être reconnue, « l’attitude humaniste peut être considérée comme une ‘sensibilité’, comme un emplacement face au monde humain où l’on reconnaît l’intention et la liberté des autres, et où l’on s’engage dans la lutte contre la discrimination et la violence « . (Cf. Silo, Dictionnaire du Nouvel Humanisme. Attitude humaniste).
Plusieurs analystes s’accordent à dire que les jeunes révolutionnaires des années soixante et soixante-dix ont montré cette attitude humaniste, mais il est arrivé que lorsqu’un segment de leur génération a pris le pouvoir, ils ont oublié leur génération et ont annulé le moment humaniste qu’elle l’avait inspiré. Un autre segment a réussi à maintenir ce moment humaniste jusqu’à l’arrivée du néolibéralisme et quand il a semblé que cela finirait par les éteindre, ce qui se passe aujourd’hui au Mexique, AMLO arrive à la présidence accompagné d’autres personnes qui ont partagé avec lui ce paysage de formation de jeunes humanistes.
D’un autre point de vue que Silo nous offre aussi, nous pourrions considérer que nous vivons un moment humaniste, mais d’un autre type :
« Certains ont voulu voir dans différentes cultures l’apparition de moments humanistes représentés par une personne ou par un ensemble qui cherchait à l’institutionnaliser depuis le pouvoir (politique, religieux, culturel, etc.), d’une manière élitiste et « descendante » (« comme l’on balaye les escaliers, de haut en bas », dirait AMLO). Parmi ces cas, Silo offre des exemples historiques comme Akhenaton en Egypte, au Mexique : Topiltzin, Kukulkan et Netzahualcoyotl et en Amérique du Sud à Cuzi Yupanqui et Tupac Yupanqui. Silo considère aussi les cas des réformateurs religieux (on pourrait penser au Pape François) et des héros culturels.
Mais Silo considère que « Dans la configuration de la civilisation globale et fermée qui est en train de se développer aujourd’hui, il n’est déjà plus possible qu’un nouveau m. h. puisse s’instaurer en « descendant » du sommet du pouvoir politique, économique ou culturel ». Il parie sur les « organisations autonomes minimales poussées par leurs nécessités immédiates » et sur les « effets de démonstration » et leur influence sur le reste de la société.
Cependant, je crois qu’il s’est passé quelque chose de très spécial au Mexique ; personne ne s’attendait à ce que le « système fermé » s’ouvre pour écouter la voix de plus de 30 millions de Mexicains. Pour Silo, un système (social) fermé doit être ouvert « grâce à l’action non pas naturelle mais intentionnelle de l’être humain » (Cf. Silo, Œuvres complètes. Présentation du livre ‘Lettres à mes amis’) et ainsi, l’action intentionnelle de millions de Mexicains a accompli le miracle. D’un point de vue strictement thermodynamique, un système « presque fermé » peut prendre une direction évolutive s’il parvient à stabiliser ses flux énergétiques pour atteindre ce qu’on appelle « la dissipation minimale » (cf. Adams, R, Newbold. 2001. El octavo día. Université autonome métropolitaine UAM).
De nouvelles façons de donner un sens à ce qui se passe peuvent y contribuer. Signes d’une nouvelle mentalité généralisable dans la population, on peut peut-être voir dans l’acceptation par la majorité des Mexicains des difficultés causées par les mesures prises par le nouveau gouvernement pour lutter contre la vente illégale d’essence cachée par l’ancien régime. Les gens ne sont pas dérangés, au contraire, ils pensent qu’il est temps de ne pas continuer à penser qu’à eux mêmes, ils sont prêts à avoir quelques inconforts et contretemps, si cela sert à combattre un mal social qui affecte tout le monde. Et la même attitude a été adoptée à l’égard de la décision des nouvelles autorités d’accueillir, de manière humanitaire et sans autres formalités, les migrants centraméricains qui traversent la frontière sud vers les Etats-Unis.
Une nouvelle structure (dissipative ?), dans laquelle les personnes et le gouvernement semblent s’identifier d’une nouvelle manière semble émerger. Si nous sommes pessimistes, cette nouveauté, aussi belle et prometteuse soit-elle pour nous, peut être de très courte durée compte tenu des forces qui s’opposent au nouveau gouvernement, mais elle peut aussi être prolongée dans le temps si elle parvient à s’auto-organiser suffisamment.
David Sámano.
Bibliographie :
Silo. Œuvres complètes.(Version en français en cous de préparation).
Adams, R, Newbold. 2001. L’huitième jour. Université autonome métropolitaine, UAM.
NOTES
[1] Moment humaniste (Extrait du Dictionnaire du Nouvel Humanisme)
Situation historique dans laquelle une génération plus jeune lutte contre la génération au pouvoir, en modifiant le schéma anti-humaniste dominant. Fréquemment, ce moment est identifié à la révolution sociale. Le m. h. acquiert pleine signification s’il inaugure une étape dans laquelle les générations successives peuvent adapter et approfondir les propositions sur lesquelles se fonde ce processus. Fréquemment, le m. h. est annulé par la génération même qui était arrivée au pouvoir avec l’intention de produire un changement de schéma.
Il arrive aussi que la génération qui ouvre le m. h. échoue dans son projet. Certains ont voulu voir dans différentes cultures l’apparition de moments humanistes représentés par une personne ou par un ensemble qui cherchait à l’institutionnaliser depuis le pouvoir (politique, religieux, culturel, etc.), d’une manière élitiste et « descendante ». Un des exemples historiques les plus significatifs est celui d’Akénaton dans l’ancienne Egypte. Lorsqu’il essaya d’imposer ses réformes, la réaction de la génération évincée fut immédiate. Tous les changements structurels entrepris furent détruits et cela motiva, entre autres, l’exode des peuples qui, en partant des terres d’Egypte, emmenèrent les valeurs de ce m. h. Même dans des cultures peu connues en profondeur, on a pu observer ce phénomène représenté, par exemple dans la Mésoamérique précolombienne, par le personnage du gouvernant toltèque de la ville de Tula, Topiltzin, à qui on attribue l’instauration de l’attitude humaniste dénommée « toltecayotl ». Il en fut de même avec le gouvernant de Chichen-Itza, fondateur de la ville de Mayapan, appelé Kukulkan. Aussi avec Metzahualcoyotl, à Texcoco, on observe l’ouverture d’un nouveau m. h. Dans l’Amérique du sud précolombienne, la même tendance apparaît chez Inca Cuzi Yupanqui, qui reçut le nom de Pachacutec, « réformateur » et chez Tupac Yupanqui. Les cas se multiplient à mesure que les cultures sont mieux connues et évidemment, le récit historique linéaire du XIXe siècle est remis en cause.
D’autre part, l’action des grands réformateurs religieux a été interprétée comme l’ouverture d’un m. h. suivie d’une nouvelle étape et même d’une nouvelle civilisation qui en fin de compte, finit par être déviée en annulant la direction initiale.
Dans la configuration de la civilisation globale et fermée qui est en train de se développer aujourd’hui, il n’est déjà plus possible qu’un nouveau m. h. puisse s’instaurer en « descendant » du sommet du pouvoir politique, économique ou culturel. On suppose que cela arrivera comme conséquence de la croissance du désordre à l’intérieur du système fermé. La base sociale en sera le protagoniste et même si elle souffre de la déstructuration générale, elle se trouvera dans la possibilité de faire croître de petites organisations autonomes poussées par leurs nécessités immédiates. Ces actions locales sont en condition de se transformer en « effets de démonstration » grâce à la réduction de l’espace, résultat du développement technologique, particulièrement de l’accroissement des moyens de communication. Dans les années 60 et en partie dans les années 70, la synchronisation contestataire mondiale d’une petite couche générationnelle présenta les symptômes de ce type de phénomène. Les débordements sociaux, capables de se synchroniser entre des points géographiques très distants, sont un autre exemple.
[2] Attitude humaniste (Extrait du Dictionnaire du Nouvel Humanisme)
L’a. h. existait déjà avant la naissance d’expressions telles que « humanisme », « humaniste » et d’autres du même genre. En ce qui concerne l’attitude mentionnée, les humanistes de différentes cultures adoptent la position commune suivante : 1. le fait de placer l’être humain comme valeur et préoccupation centrale, 2. l’affirmation de l’égalité de tous les êtres humains, 3. la reconnaissance de la diversité personnelle et culturelle, 4. la tendance au développement de la connaissance au delà de ce qui est accepté comme vérité absolue, 5. l’affirmation de la liberté d’idées et de croyances, 6. le rejet de la violence.
Au delà de toute proposition théorique, l’a. h. peut être considérée comme une « sensibilité », comme un emplacement face au monde humain où l’on reconnaît l’intention et la liberté des autres, et où l’on s’engage dans la lutte contre la discrimination et la violence.