L’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001, a été l’accident industriel le plus grave depuis l’après-guerre en France, faisant 31 morts et plus de 22000 blessés. L’usine AZF appartenait au groupe Total. Le jugement du 31 octobre 2017 de la cour d’appel de Paris a condamné l’entreprise et son directeur pour manquements à leurs obligations de sécurité, après seize ans de procédures. Pressenza a rencontré Philippe Saunier, syndicaliste chez Total. Il est le co-coordinateur d’un ouvrage collectif* qui revient sur les causes de l’explosion et met en lumière la complète responsabilité de l’entreprise dans l’accident et ses multiples manœuvres pour échapper à celle-ci.
Interview réalisée par Olivier Flumian
Quelles sont les causes techniques et humaines de l’accident ?
La cause de l’accident est rageusement prévisible. On confie à des entreprises sous-traitantes qui utilisent des salariés non formés et parfois précaires la gestion de produits chimiques. De surcroît, l’entreprise Grande Paroisse abandonne la surveillance des activités qui ne sont pas les productions commercialisables. Au bout du compte, deux produits de rebut, absolument incompatibles, sont mélangés.
On peut citer le contenu d’une lettre du syndicat CGT de l’usine adressée à la DRIRE (qui fait office de police de l’environnement), 11 ans plus tôt : « … La précarité de l’emploi, le développement du travail intérimaire, de la sous-traitance, l’insuffisance de formation du personnel sont autant de facteurs de risques pour tous…. pouvant se transformer en accident pour l’environnement. »
L’Usine AZF était classée « Seveso 2 ». Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est une usine classée Seveso 2 ?
Le classement de ce qui s’intitule exactement « Installations classées pour la protection de l’environnement avec servitude d’utilité publique » conduit à l’obligation du respect de certains textes spécifiques du code de l’environnement.
Ce classement en « Seveso » s’opère en fonction des produits présents et de leur volume.
En France, les deux codes les moins respectés sont le code du travail et le code de l’environnement. C’était vrai à Toulouse et c’est vrai ailleurs.
Combien d’usines classées Seveso 1 et 2 y a-t-il en France ?
Il y a 1224 établissements classés Seveso, dont 668 classés seuil haut dit niveau 2.
Mais il faut savoir aussi que le transport par route des produits dangereux est très majoritaire. Les modes d’exploitation représentent un immense risque qui échappe aux textes « Seveso ». Aujourd’hui la majorité de ces produits n’est pas dans les usines, mais est sur les routes.
En quoi le groupe Total est-il responsable et coupable ?
Comme dans toutes les usines du groupe, la politique est rigoureusement la même. Il n’y avait aucune originalité dans la volonté de sous-traiter, dans les dérives de cette sous-traitance, dans les procédures ou l’absence de procédures.
D’autres accidents graves dans le groupe, avant et après le 21 septembre 2001, nous montrent l’identité des modes de gestion. Ils nous montrent aussi qu’après l’accident, la stratégie négationniste est aussi la même.
Les juges n’ont pas osé aller jusqu’à condamner la maison mère. Tout le monde a cependant pu voir que c’est Total qui était à la manœuvre pour la défense.
Est-ce que les victimes ont été indemnisées ou ont obtenu réparation ?
Il y a eu une cellule créée pour indemniser « à l’amiable ». Les pouvoirs publics n’ont pas voulu saturer les tribunaux sur le préjudice civil. Total reconnaît la prise en charge de 22 000 sinistres corporels et 45 000 sinistres matériels.
Aujourd’hui encore il y a des litiges sur les prises en compte, défendues par les associations de victimes. L’Association des sinistrés du 21 septembre, l’Association des familles endeuillés et l’Association « Plus jamais ça » expliquent leurs combats dans notre livre collectif.
Quelles leçons ont été tirées par les industriels et les pouvoirs publics pour prévenir le renouvellement de ce type d’accident ?
Pour ce qui est du législateur nous expliquons que si la commission d’enquête parlementaire avait fait un bon boulot en 2002, recommandant par exemple de ne pas sous-traiter la gestion des produis chimiques, la loi dite loi Bachelot n’a produit que des demi mesures avec toutes les dispositions pour les contourner. En 2009, un virage est pris et le code de l’environnement commence à être simplifié, ce qui veut dire amputé. Récemment les ordonnances Macron suppriment le CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail**), ce qui est un recul historique.
Pour ce qui est des industriels, il y a eu d’abord un temps d’arrêt, les premières années, sur les passages à la sous-traitance dans les usines. Mais en 2018 je peux affirmer qu’il y a maintenant plus d’activités sous-traitées et plus de travailleurs précaires qu’en 2001. En fait les industriels ont essentiellement réagi en renforçant leurs procédures juridiques pour ne pas être reconnues coupables.
Au final, les conclusions de cette affaire sont-elles plutôt inquiétantes ?
Elles sont inquiétantes car Total a gagné la bataille du temps, avec un jugement tombé 17 ans après dont certains quotidiens n’ont même pas parlé !
Elles sont inquiétantes parce que notre justice s’avère incapable de prononcer une condamnation qui devrait être du domaine du crime industriel et n’a été que du domaine du délit non intentionnel. En clair la sanction qui est faite pour être dissuasive, n’est pas là, comme toujours d’ailleurs face à une multinationale.
Sans l’action résolue des associations de riverains et victimes et sans celle du CE et de la CGT, il est à peu près certain qu’il y avait non lieu. En ce sens, la condamnation, même symbolique est tout de même une victoire.
Quels enseignements en ont tirés les associations représentants les victimes, riverains et salariés ?
Il y a eu une immense manœuvre pour diviser et opposer les salariés qui veulent conserver un emploi et les riverains qui veulent vivre en sécurité. Celle-ci a globalement fonctionné.
La leçon à tirer, après des années douloureuses et difficiles, c’est qu’il faut dépasser ce piège et travailler ensemble, c’est la motivation de ce livre écrit à 14 mains.
Dans plusieurs régions de France aujourd’hui, les relations entre associations de riverains et associations environnementales d’un côté et un syndicat comme la CGT, de l’autre, sont fructueuses.
Face à une telle situation, que peut faire le citoyen ?
La vie citoyenne, c’est prendre toute sa place dans la vie de la cité, avec les associations de son choix et le syndicat de son choix dans l’entreprise. Il n’y a que l’action collective qui soit efficace.
Être citoyen, c’est aussi voter. La suppression de plusieurs lois protectrices de la population et des salariés, notamment la suppression des CHSCT, est une régression historique. Je ne peux qu’espérer que les électeurs l’aient en tête.
*sous la direction de Rémy Jean et Philippe Saunier :
AZF/Total, responsable et coupable : Histoire d’un combat collectif (Éditions Syllepse) Paris 2018
**Le CHSCT ou Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail, est une instance représentative des salariés au sein des entreprises chargée de veiller aux questions d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail.