Par Noëmie Cravatte, militante au CADTM Belgique
Le texte qui suit est l’introduction de la plénière de clôture des rencontres d’été du CADTM qui ont eu lieu les 7, 8 et 9 septembre 2018. Intitulée « Grève générale féministe ! », la plénière accueillait : Noémie Cravatte (CADTM Belgique), Georgina Monge (Justa Revolta, État espagnol), Maria Elena Saludas (ATTAC – CADTM Argentine), Lucia Amorosi (Non una di meno, Italie).
Le but de cette introduction est d’expliciter le lien entre féminisme et anticapitalisme et de montrer pourquoi une organisation comme le CADTM qui entend dénoncer et abolir le système dette se doit de continuer de porter à l’avant-plan l’enjeu féministe.
Un des aspects de cet enjeu dénoncé depuis longtemps par le CADTM est le fait que la dette affecte davantage les femmes. Un exemple de cette dénonciation est la critique très documentée des micro-crédits qui piègent les femmes des pays du Sud. De manière plus générale, les militant·e·s du CADTM ont produit de nombreuses analyses montrant que les femmes sont davantage touchées par les mesures d’austérité prises au nom du remboursement de la dette. Un exemple parmi tant d’autres : la dette détruit l’emploi rémunéré : partout le chômage des femmes augmente. Cet impact sexuellement différencié de la crise sur l’emploi est révélateur de la prégnance d’une segmentation professionnelle qui confine les femmes dans des ghettos d’emplois féminins souvent précaires. Le chômage moyen des femmes est de 9,7 % en Europe. Dans les pays les plus touchés par la dette, la situation est encore plus critique : en Grèce le taux de chômage des jeunes femmes atteint 55,9 % [1]. On peut aussi citer les nombreuses et mal nommées « réformes » des pensions dont les répercussions sont encore plus fortes pour les femmes ou encore les attaques contre les services publics qui elles aussi touchent davantage les femmes puisque celles-ci en sont les principales bénéficiaires et salariées.
Il est donc clair que lutter pour l’émancipation des femmes implique nécessairement de lutter contre la dette.
De la même manière que la dette constitue un outil de renforcement du capitalisme (les personnes les plus pauvres sont davantage touchées par les mesures d’austérité) c’est un outil de renforcement du patriarcat : les femmes doivent de plus en plus prendre en charge des tâches qui étaient couvertes par des services publics (éducation, soins…). Quand on sait que 70 % des personnes considérées comme pauvres au niveau mondial sont des femmes, on a déjà un indice de la manière dont s’articulent patriarcat et capitalisme.
La dette constitue à la fois un outil de renforcement du capitalisme (les personnes les plus pauvres sont davantage touchées par les mesures d’austérité) et du patriarcat. Mais il ne suffira pas d’abolir le capitalisme pour abolir le patriarcat
Il s’agit ici aller un cran plus loin et tenter d’expliquer cette articulation.
Si ces deux oppressions ne sont pas assimilables (il ne suffira pas d’abolir le capitalisme pour abolir le patriarcat), il est clair qu’elles s’entrecroisent. En effet, si le patriarcat n’est pas né avec le capitalisme, le capitalisme a modifié, renforcé et intensifié le patriarcat.
Pour le comprendre, il faut remonter à l’origine même du système capitaliste. C’est ce que fait par exemple Silvia Federici, dans son ouvrage Caliban et la sorcière, dans lequel elle montre que le capitalisme a eu besoin, pour s’imposer, de rendre les femmes plus dépendantes des hommes qu’elles ne l’étaient. Dans le régime communautaire du Moyen-Age, les femmes avait accès à la terre et, même si les hommes avaient plus de pouvoir, les femmes n’en étaient pas dépendantes économiquement.
Dans la transition du féodalisme au capitalisme, il y a eu à la fois une réorganisation du travail domestique, de la vie familiale, de l’éducation des enfants, de la sexualité, des rapports hommes-femmes et du rapport entre production et reproduction. Ces réorganisations dépendaient d’une « nouvelle division sexuée du travail » qui assignait aux hommes le travail productif et aux femmes le travail reproductif.
La chasse aux sorcières fut une étape importante dans ce processus : elle fut déterminante dans la première phase d’accumulation du capitalisme. Il s’agissait, comme l’écrit Federici, d’une « rationalisation de la reproduction sociale visant à détruire les reliquats de propriété communale et de rapports communautaires, pour ensuite mettre en place des formes d’exploitation du travail plus intense. » [2]
Ce que montre Federici, c’est que l’avilissement, l’asservissement des femmes, comme l’expulsion des fermiers de leur terre sont des « conditions nécessaires à l’existence du capitalisme » [3]. La subordination, l’appropriation et la reconstruction du travail reproductif fut le projet fondamental de la première phase du capitalisme.
Elle écrit : « Avec la disparition de l’économie de subsistance qui prédominait dans l’Europe précapitaliste, l’unité entre production et reproduction, typique de toutes les sociétés reposant sur une production pour l’usage, prit fin. […] La division sexuelle du travail qui en résulta assigna non seulement les femmes au travail reproductif, mais accrut leur dépendance par rapport aux hommes, permettant aux employeurs et à l’État d’utiliser le salaire masculin comme un moyen de maîtriser le travail des femmes. Ainsi, la séparation entre la production de marchandises et la reproduction de la force de travail rendit aussi possible le développement d’un usage spécifiquement capitaliste du salaire et des marchés comme moyen d’accumulation de travail non payé. » [4]
Cette citation est décisive : elle montre que le travail reproductif permet d’élargir la question féministe pour comprendre ce qu’est le capitalisme lui-même. Il s’agit d’une forme de production, d’un système social qui doit nécessairement dévaloriser la force-travail pour accumuler. L’analyse du travail reproductif permet de comprendre pourquoi le capitalisme qui se présente comme un système démocratique a toujours nécessité l’esclavage, a toujours nécessité du travail non-reconnu, invisible, nié.
Le capitalisme ne peut vivre sans travail non-payé. L’esclavage ou le travail forcé en sont les exemples les plus frappants. Mais Marx a montré que dans le salariat classique lui-même, l’exploitation reposait sur le travail non payé c’est-à-dire le surtravail. Le capitalisme ne peut fonctionner qu’en niant une partie du travail qui est réalisé. Marx écrit, dans un passage resté célèbre du Capital, : « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. » [5] Vous avez compris que mon propos ici est de souligner que le travail de reproduction constitue une énorme partie de ce travail pompé. Pour ne citer que ces chiffres : les femmes gagnent seulement 10% des revenus mondiaux alors qu’elles réalisent 2/3 des heures de travail [6]. En Belgique, les femmes effectuent 8 heures de travaux ménagers hebdomadaires de plus que les hommes [7].
L’analyse du travail reproductif permet de comprendre pourquoi le capitalisme qui se présente comme un système démocratique a toujours nécessité l’esclavage, a toujours nécessité du travail non-reconnu, invisible, nié
Il est donc clair qu’il ne peut y avoir de productivité du travail salarié sans le travail gratuit de production et de reproduction de la force de travail elle-même. L’exploitation du travail des femmes est par conséquent un enjeu majeur de la lutte anticapitaliste.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce que l’on appelle souvent « le tournant néolibéral » se soit accompagné d’une nouvelle transformation du patriarcat. Dans les années 80, 90, s’est en effet développée une nouvelle forme d’exploitation des femmes : pour relancer l’économie mondiale, il fallait qu’elles s’investissent également massivement dans le travail salarié. Il s’agit d’un nouveau régime patriarcal qui attend des femmes qu’elles conservent leur rôle dans le travail reproductif tout en s’engageant simultanément dans tous les cycles de production. Si la gauche a souvent exclu la lutte féministe (accusée de diviser la classe ouvrière), le capitalisme, lui, a très vite compris le pouvoir et le potentiel subversif de ce mouvement qui défie et refuse la division sexuelle du travail. Il a donc tenté d’instrumentaliser le féminisme en faisant de l’exploitation des femmes dans toutes les sphères de la vie, le fer de lance de la mondialisation néolibérale.
Il est clair que dire que « les femmes sont sorties de la maison » est une escroquerie : elles n’en sont jamais sorties. Ou une autre femme est entrée dans la maison pour faire ce travail de reproduction, bien souvent une femme issue de l’immigration. Ici aussi la situation est emblématique : la division internationale du travail est particulièrement visible dans le travail de reproduction. L’articulation entre capitalisme, patriarcat et racisme devrait ici sauter aux yeux…
Pour revenir au thème de cette introduction, il est évident que la lutte des femmes pour la reconnaissance de ce travail gratuit a une longue histoire et est toujours en cours. J’espère avoir donné les éléments qui permettent de comprendre en quoi elle est fondamentale.
Et je voudrais en profiter pour souligner le rôle central joué par les femmes dans les mouvements révolutionnaires d’autant que celui-ci est souvent invisibilisé. Dans son livre, Federici montre à de nombreuses reprises que les femmes ont déclenché et conduit des mouvements de révolte. Ceci n’est pas anecdotique. Elle écrit : « Le rôle que les femmes jouèrent dans la crise du féodalisme [explique] pourquoi le capitalisme devait, pour se développer, anéantir leur pouvoir. » [8]
De manière générale, face à l’adversité, les femmes ont toujours été actives pour trouver d’autres moyens de s’organiser en refusant l’isolement. Et malgré ce que retient l’Histoire avec un grand H, qui ne met bien souvent en avant comme figures du féminisme que les femmes blanches et bourgeoises, ce sont généralement les femmes les plus pauvres, donc très souvent racisées, qui ont mené les combats… Et c’est toujours le cas, Nicole Briend [9] l’a évoqué hier lors de la plénière d’ouverture (ndlr : le samedi 8 septembre 2018) en parlant des luttes actuelles en France.
Aujourd’hui, le mouvement féministe refait parler de lui : du mouvement #metoo à la grève du 8 mars suivie dans l’État espagnol par plus de 5 millions de femmes en passant par le Black Protest [10] qui a rempli les places en Pologne ou les manifestations en Argentine et au Chili rassemblant des centaines de milliers de femmes, les actions sont nombreuses et diversifiées.
Les femmes gagnent seulement 10% des revenus mondiaux alors qu’elles réalisent 2/3 des heures de travail
Elles ont toutes en commun de mettre au-devant de la scène ce qui reste le plus souvent invisible : le surtravail des femmes dont j’ai parlé mais aussi les violences sexistes qu’elles subissent dans l’indifférence quasi générale (pour ne donner qu’un seul chiffre concernant la Belgique : en 2017, 39 femmes ont été tuées par leur conjoints [11] soit une tous les 10 jours, c’est la première cause de mortalité des femmes entre 16 et 44 ans dans toute l’Europe [12]).
Dénoncer ces problèmes vaut aux féministes des réactions de haine dont on mesure mal la violence. Ces représailles s’expliquent entre autres par le caractère subversif du mouvement féministe.
Que les femmes sortent de la place qui leur est assignée, dénoncent le harcèlement qu’elles subissent au quotidien quand on s’attend à ce qu’elles se taisent et aient honte ; qu’elles fassent grève pour visibiliser le surtravail qu’elles font est au moins aussi scandaleux que des ouvriers qui déchirent la chemise d’un DRH : nous avons vu et nous continuerons de voir des condamnations outragées, des insultes et des menaces.
Pourtant, partout, les femmes continuent et continueront de se rassembler et d’agir. J’espère vous avoir fait partager au moins un peu les raisons pour lesquelles je trouve cela non seulement nécessaire mais surtout puissant et inspirant. C’est ce que semble aussi penser le philosophe Miguel Benasayag lorsqu’il dit que : « Seules les luttes décentralisées et bordéliques – à l’instar du combat des femmes, des indigènes, des Noirs ou des homosexuels -, qui visaient le changement ici et maintenant et non le pouvoir, ont pu changer le monde […]. » [13] Les témoignages que nous avons entendus portent la parole de ces femmes qui ne se laissent pas faire et qui continuent de changer le monde faisant leur la devise d’Angela Davis « Je n’accepte plus les choses que je ne peux pas changer. Je change les choses que je ne peux pas accepter. »
Notes
[1] Voir « Compte-rendu de l’atelier « Face au capitalisme et au patriarcat : quelles luttes et stratégies des femmes ? » » : http://www.cadtm.org/Compte-rendu-de-l-atelier-Face-au
[2] Silvia Federici, Caliban et la sorcière – Femmes, corps et accumulation primitive, Marseilles, Senonevero – Genève-Paris, Entremonde, 2014, p. 13. ; La sorcière est l’ « incarnation d’un monde de sujets féminins que le capitalisme devait détruire – l’hérétique, la guérisseuse, la femme insoumise, la femme qui osait vivre seule, la femme (…) qui empoisonnait la nourriture du maître et incitait les esclaves à la révolte. » (Idem, p. 18)
[3] Idem. p. 21.
[4] Idem. p.147-148.
[5] Karl Marx, Le Capital, Libre I, Paris, Gallimard, Folio, 2009 (1867), p. 336.
[6] http://www.informaction.info/cqfs-dans-le-monde-les-femmes-effectuent-66-du-nombre-dheures-de-travail
[8] Silvia Federici, Caliban et la sorcière – Femmes, corps et accumulation primitive, Marseilles, Senonevero – Genève-Paris, Entremonde, 2014, p. 36.
[9] Militante d’Attac France, relaxée en avril 2018 par le Tribunal de Carpentras suite à une action de « Fauchage de chaises ». Voir « Victoire pour la justice fiscale : Nicole Briend est relaxée ! », Attac France, 8 juin 2018 : http://www.cadtm.org/Victoire-pour-la-justice-fiscale-Nicole-Briend-est-relaxee
[10] En 2016, des milliers de femmes font grève et manifestent pour protester contre le projet d’interdiction totale de l’interruption volontaire de grossesse.
[11] https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_manifestation-contre-les-violences-machistes-38-femmes-tuees-en-belgique-en-2017?id=9771369
[12] https://www.glamourparis.com/societe/news/articles/la-premiere-cause-de-mortalite-pour-les-femmes-de-19-44-est-la-violence-domestique-1915-06062013/35414
[13] Ballast n°5, Paris, Aden, 2016, p. 45.