« J’exige une vengeance »· « Comment peux-tu exiger une vengeance ? Ne dis pas ça » · « Alors j’exige que justice soit rendue »· « Ah ! Là c’est autre chose… »

Juan Espinosa (Guadalajara, Espagne – 1962), écrivain, humaniste et personne aux profondes convictions spirituelles, entreprend des études d’histoire et de mysticisme depuis 2001. D’où son premier livre intitulé « El corazón de la mística » (Le cœur du mysticisme). En avril dernier, Il a publié son deuxième livre aux éditions Punto Rojo Libros, à Barcelone ; ce livre s’intitule « La Superación de la Venganza: Un nuevo horizonte espiritual » (L’élimination de la vengeance : un nouvel horizon spirituel). L’équipe de la revue Acelobert en a profité pour lui faire une entrevue qui s’est révélée très intéressante, en raison du regard profond qu’il porte sur l’avenir et de sa contribution à la compréhension de l’être humain.

Pour voir la vidéo avec les sous titres en français : 1. Cliquez sur l’icône Sous-titres (rectangle blanc en bas a droite de la fenêtre du lecteur vidéo).   2. Cliquez sur l’icône Paramètres (roue dentée en bas à droite), puis cliquez successivement sur Sous-titres, puis sur Traduire automatiquement.    3. Dans la fenêtre qui s’ouvre, faites défiler la liste des langues et cliquer sur Français.

 

La fameuse expression « œil pour œil, dent pour dent »

Oui, parfois c’est ainsi, de façon assez évidente, mais parfois de façon plus subtile. On le voit dans les relations quotidiennes, dans les relations personnelles. On ne se dit pas : « œil pour œil, dent pour dent », mais on pense : « il va s’en rappeler », « je ne lui adresse plus la parole » ou « il ne mérite pas que tout se passe bien pour lui ». Toutes ses pensées sont liées à la vengeance. La première et la deuxième guerre mondiales, et la guerre des Balkans qui a éclaté il y a une vingtaine d’années ont également une forte composante vindicative ; le conflit de l’ETA, les conflits sociaux… tout cela a à voir avec la vengeance. Même chose pour les difficultés personnelles.

La vengeance est-elle intrinsèque à l’être humain ?

Ni la violence ni la vengeance ne sont intrinsèques à l’être humain. S’il en était ainsi, il n’y aurait aucun être humain exempt de ce sentiment ; pourtant, il y a des êtres humains qui réussissent à faire disparaître tout désir de violence ou de vengeance. Non pas seulement des personnages historiques comme le Mahatma Gandhi et d’autres ; il nous est parfois donné de rencontrer dans notre vie des personnes extraordinaires, faciles à vivre, dont les aspirations ou le style de vie sont exemptes de violence ou de vengeance. Non, la vengeance n’est ni naturelle, ni inhérente à l’être humain. Il y a des étapes et des cultures où la vengeance n’est pas la réaction naturelle.

En occident, elle l’est…

En occident, quand une tension, un conflit ou une agression surviennent, la première réaction est d’y répondre proportionnellement ou de manière excessive. Mais à d’autres occasions et dans d’autres cultures, il n’en est pas ainsi. En Inde, par exemple, la violence est également présente. Il y a des discriminations, même de la vengeance, mais il y a d’autres solutions de rechange. Les gens ne répondent pas toujours par la vengeance. Ce type de problème, qui à bien d’autres endroits sont pris pour des voies de fait, en Inde sont vus comme des accidents de la vie.

Des accidents de la vie ?

Oui, et en les prenant pour des accidents de la vie, les gens n’éprouvent pas ce profond besoin de faire payer les autres pour leurs actes. Parce que c’est un accident de la vie, tout comme une grosse tempête ou comme d’autres événements de la vie. En occident, on adopte une seule forme de pensée : quand une agression survient, on ne pense qu’à faire justice et à trouver un coupable. C’est là la différence entre l’occident et d’autres régions culturelles, car ici on n’a qu’une seule pensée : « c’est une injustice », « il y a des coupables ». Mais dans d’autres régions, il y a d’autres façons de voir les choses, en plus de celle-ci.

À quel moment de l’histoire la vengeance est-elle apparue ?

Au Paléolithique, les tribus avaient déjà un certain niveau culturel. Elles peignaient dans les cavernes, avaient quelques rituels, avaient des façons d’établir une connexion au sacré, de petites mythologies… mais elles étaient nomades. À cette époque, les conflits ne se résolvaient pas toujours par la violence. Parfois oui, parfois non. Et les conflits entre tribus étaient peu nombreux. Il y a longtemps, il y avait plus de tensions car il y avait un problème sérieux : ils ne savaient pas produire du feu. Si tu ne sais pas produire du feu, et tu perds le feu… sans feu on ne pouvait vivre ! Une tribu sans feu était destinée à la mort, à la disparition de tous ses membres. Le feu produit une quantité non négligeable de bénéfices, en plus de produire de la chaleur, de protéger contre les animaux qui s’enfuient apeurés, etc. Alors, s’ils n’avaient plus de feu, il ne leur restait d’autre choix que de le voler, et cela provoquait des guerres et des tensions. Mais il y a cinquante mille, soixante mille ans, nous avons appris à produire du feu. Si le feu s’éteignait, il ne se passait rien, on l’allumait de nouveau.

Cela a amené une époque de paix…

Cela a apporté une certaine tranquillité, même si les conflits ne sont pas totalement disparus. Selon les anthropologues, il y a eu une période plus ou moins tranquille parce qu’on peut voir que bon nombre des restes humains qui nous sont parvenus de cette époque n’ont pas de blessures par armes ; ils ont eu une mort plus ou moins naturelle. Mais il y a dix mille, douze mille ans, les choses ont commencé à changer radicalement avec l’agriculture et la domestication des animaux.

Et les premières colonies de peuplement sont apparues…

C’est là qu’a pris naissance tout le processus qui nous mené jusqu’ici. En conséquence, les êtres humains ont commencé à se spécialiser ; certains étaient agriculteurs, d’autres potiers et d’autres guerriers. Ces spécialisations ont donné lieu à des hiérarchies. Et avec les hiérarchies, comme l’être humain apprenait à domestiquer les plantes et les animaux, il a aussi appris à domestiquer d’autres êtres humains… l’exploitation de certains êtres humains par d’autres êtres humains.

Et commença alors l’esclavage…

Oui, et jusqu’à ce jour nous le perpétuons. Nous n’avons pas encore réglé le problème de l’asservissement de certaines personnes aux intentions d’autres personnes, ou le problème que certains donnent du travail à d’autres, etc. Cela a des conséquences très graves.

Encore une autre époque violente

Bien sûr, parce que certains progressent, disposent de l’agriculture et de l’élevage, créent des villes… et d’autres n’ont pas de céréales, n’ont pas d’animaux, souffrent de la faim et décident de voler. Et c’est là que commence une période très belliqueuse, qui s’étend jusqu’à aujourd’hui. Dans les premiers temps, il y a huit mille, six mille ans, la vengeance était une chose terrible. Si un fils de la tribu était assassiné, la réponse était terrible, non seulement contre le coupable, mais également contre toute sa famille ; tout son peuple était exterminé. C’est un peu dur à dire, mais c’est alors qu’est arrivé Hammourabi avec son code, « le Code d’Hammourabi », et il a dit : « nous dépassons les bornes, nous allons être plus justes, et nous allons dire “seulement œil pour œil, dent pour dent”. Autre chose importante qu’il a dite : « les gens ne peuvent pas se faire justice eux-mêmes, il doit d’abord y avoir un jugement, des juges, une décision, ce n’est pas l’individu qui juge, c’est l’État ». Alors la vengeance passe aux mains de l’État, mais le mécanisme interne continue d’être présent.

La justice est une autre forme de vengeance ?

La vengeance est devenue de plus en plus subtile, s’est civilisée, et aujourd’hui on utilise le terme « justice », mais le mécanisme psychologique interne est le même. Ainsi, aux gens il peut sembler très brutal de dire : « j’exige une vengeance ». Comment peux-tu exiger une vengeance ? non, ne dis pas ça. « Alors j’exige que justice soit rendue » – Ah ! Là c’est autre chose… Mais le mécanisme est là, c’est le même mécanisme. Parce qu’on ne peut interpréter cela d’une autre manière. On se dit toujours : « ici il y a une injustice et il doit y avoir un coupable ». Tant et aussi longtemps que nous l’interpréterons ainsi, la pensée nous portera à la vengeance.

Parler de vengeance n’est pas à la mode…

Si tu vois les productions cinématographiques des 15 dernières années, mettant en vedette des héros justiciers, tu en auras assez… Tu trouveras une multitude de héros vengeurs et justiciers, comme Superman, Spiderman… Ils viennent des États-Unis, un pays où la vengeance est plus forte. Dans l’autre grande industrie cinématographique du monde, celle de l’Inde, il est rare de trouver un film avec des héros justiciers ; ses thèmes sont tout autres, comme l’amour, l’état amoureux, le progrès social, les gens humbles qui progressent économiquement… ils véhiculent ces mythes, mais pas tellement ceux des héros justiciers.

Certains pays portent la vengeance jusqu’à la peine de mort

Des études très sérieuses ont été réalisées par les Nations Unies et Amnistie internationale, où l’on compare, au sein des États-Unis, des états qui appliquent la peine de mort avec des états qui ne l’appliquent pas. Il s’avère que c’est l’inverse qui se produit ; dans les états où la peine de mort est appliquée, il y a plus d’assassinats que dans ceux où elle ne l’est pas. Un autre exemple est celui du Canada, qui appliquait la peine de mort dans les années 70 mais qui ne l’applique plus. Et alors ? Comment se fait-il que les assassinats aient diminué alors que la peine de mort n’y est plus appliquée ? Nous croyons qu’en étant durs et qu’en imposant des peines plus sévères, nous ferons réfléchir les délinquants.

Il n’en est pas ainsi ?

Non. Quand on demande des peines sévères, ce qu’on demande en réalité c’est que la personne paie pour ce qu’elle fait. « Ce qu’elle a fait est inacceptable, elle doit en payer le prix. Et plus elle le paiera cher, mieux je me sentirai ». Dire que nous évitons ainsi la délinquance n’est qu’une justification que nous trouvons. Je dois me décharger de ce malaise, et si je ne m’en décharge pas sur le coupable, je ne pourrai pas m’en débarrasser. C’est assez facile de trouver des gens qui ne se sentent pas bien au travail, qui se sentent humiliés, et alors, qui paie pour cela ? Ils rentrent chez eux et ils s’en prennent à leur fils, leur femme, à n’importe qui… Ça c’est de la vengeance, mais comme ils ne peuvent pas s’en prendre à leurs supérieurs, ils cherchent un bouc émissaire et font payer des personnes faibles.

Comment mettre un terme à la violence ?

C’est impossible d’en finir avec la violence par la violence, même si elle est judiciaire. On met un terme à la violence en prenant conscience du fait que c’est la pire chose qui peut arriver à quelqu’un. Pas seulement en tant que victime ; même si j’ai vaincu, je m’en veux d’avoir posé un geste qui maltraite un autre être humain. Non seulement je me sens mal quand on exerce de la violence sur moi, je me sens mal également quand je l’exerce sur autrui. Je me sens mal quand je suis violent envers moi-même, quand je me fâche ou me maltraite. Je dois apprendre à trouver une racine interne, qui est la source de la violence, et savoir la désactiver. Réfléchir sur les racines de mon comportement. Il y a des croyances, des peurs, des valeurs, des aspirations… il faut surtout réfléchir. C’est difficile, parce qu’on se sent seul quand on réfléchit dans un monde où personne ne le fait, mais il faut le faire.

On tolère de moins en moins la violence.

Oui, il est vrai que la société accepte de moins en moins les réponses violentes. Il y a quelques années, il y a eu en Espagne une très forte réaction au moyen du « Non à la Guerre », et s’il y avait maintenant des conflits en Europe, la réponse des gens contre un conflit belliqueux serait bien plus forte. Il y a 70 ou 80 ans, la guerre était tout à fait normale pour les gens, mais je pense que de nos jours ils ne la verraient pas du même œil.

Il y a du changement dans l’air…

Cette intention un peu plus profonde s’ouvre graduellement le pas et, au fil des décennies, un changement de sensibilité, de valeurs et de croyances se produira. On l’observe déjà dans certaines situations. Les gens doivent miser sur la réconciliation et il faut apprendre à se réconcilier. Ce thème nous pose de sérieuses difficultés. Dans d’autres régions, ils savent se réconcilier. Si l’on étudie l’histoire des conflits africains, il y a certains conflits qui ont ensuite donné lieu à des processus de réconciliation efficaces, véridiques, sérieux et très importants.

Il n’y a pas de réconciliation sans vérité

C’est ça, il n’y a pas de réconciliation si toute la vérité n’éclate pas. Toute la vérité de ce qui est arrivé à partir des différents points de vue, qui doivent primer, être transparents, visibles. Après ça, il peut y avoir une réconciliation. Il n’y a pas de réconciliation sans vérité. C’est pour ça que ces commissions africaines s’appelaient ainsi, des commissions de vérité et de réconciliation. Parce qu’il faut tout dire, ce qui est arrivé à la victime, ce qui est arrivé à autrui, tous les points de vue. En occident, nous devons apprendre à nous réconcilier.

En occident nous savons très bien nous venger…

Oui, depuis notre enfance on nous raconte des histoires de vengeance. Il n’y a pas de contes où l’enfant écoute des histoires de réconciliation après un conflit. En occident, il n’y pas ce type de contes. Alors, il faut apprendre à se réconcilier. Ce n’est pas facile, car pour se réconcilier il faut comprendre que nos sentiments ou le fait d’avoir raison ou non n’est pas si important ; le plus important c’est de ne pas ressentir ce sentiment le reste de notre vie. Quand une personne comprend qu’elle ne veut pas vivre avec un sentiment de rancune pour le reste de sa vie, alors elle « doit faire quelque chose en son for intérieur pour se réconcilier avec ce qui lui est arrivé ». La conscience trouve toujours un moyen de se réconcilier. C’est important. L’autre élément important est qu’il faut adopter des valeurs spirituelles, parce qu’une personne compétitive, matérialiste, qui a une vie prospère, a une forte tendance à la vengeance quand des choses lui arrivent. Mais une personne qui a des valeurs spirituelles profondes, qui croit que la vie ne se termine pas après la mort, qui croit qu’il est important de bien traiter les gens et de bien se traiter soi-même, qui croit en la bonté, qui cherche à mener une vie simple, n’est pas mue par un désir de vengeance, si ce dont nous parlons est sincère.

Adopter des valeurs spirituelles

Une vie orientée vers un sens de la vie un peu plus transcendant ou spirituel, change beaucoup les choses. Et cela peut progressivement transformer radicalement une société entière. Tout comme l’a fait le bouddhisme, qui est apparu il y a 2 500 ans et a commencé à transformer des sociétés, des cultures, des personnes et des empires au fur et à mesure qu’il s’est répandu. Il se produira certainement quelque chose comme ça à l’avenir.

L’avenir…

Dans le tréfonds de l’être humain, il y a un sentiment qui le pousse vers une société meilleure ; nous voulons tous une société meilleure. Mais qu’est-ce qu’une société meilleure ? Si tu poses la question aux gens, on te dira de très belles choses. Cela ne s’est pas encore matérialisé dans le monde, mais c’est là. Alors, peu à peu, au fil des changements générationnels, certains oseront un peu plus et bâtiront une société meilleure, où il y a moins de violence, où l’égalité n’est pas que théorique ou fondée sur les droits mais une égalité de chances, où les déséquilibres économiques et sociaux diminueront peu à peu ; cela fait pression sur l’être humain et le pousse dans une direction. C’est aussi qu’on est dans une période de crise.

La crise augmentera

Et c’est inévitable parce qu’aucune société n’est éternelle, ni aucune façon de voir les choses, ni aucun système de croyances. L’être humain avance, comprend, brûle des étapes et atteint de nouveaux sommets historiques, et c’est là que se produisent de grandes transformations, et les sociétés subissent parfois des changements très importants. D’un point de vue individuel, chacun est libre de suivre ces changements ou de les éviter. Mais la société progresse dans une direction, pas n’importe laquelle, une direction de plus en plus humanisante, sensible, spirituelle. Si on observe ce qui se produit depuis des milliers d’années, c’est dans cette direction qu’on progresse et il n’y a pas de puissants personnages historiques capables de l’empêcher. On ne peut empêcher cela. C’est une force historique incroyable, la ligne historique va dans une direction et aucune force individuelle, aucune nation entière, ne peut s’y opposer. C’est inévitable, on va dans cette direction.

 

Traduction de l’espagnol par Silvia Benitez