Krystyna Schreiber, journaliste et écrivaine allemande est installée à Barcelone depuis 2002. Elle travaille pour des médias internationaux et publie des ouvrages sur la situation politique actuelle en Catalogne. Elle a reçu le Prix du journalisme 2016 de l’Institut des Régions d’Europe pour le livre « La traduction de l’indépendance ». Elle a participé au Forum Humaniste Européen, qui s’est tenu les 12 et 13 mai 2018 à Madrid, en tant que conférencière à la table du « Journalisme indépendant et engagement social ».
Comment les médias indépendants pourraient-ils aider à rétablir la liberté d’expression si menacée de nos jours ?
Je vis en Catalogne et souhaite apporter ma vision – en tant que journaliste professionnelle informant les médias allemands – sur la situation actuelle en Catalogne et en réalité dans toute l’Espagne en ce qui concerne la liberté d’information et la liberté d’expression.
La Plate-forme pour la défense de la liberté de l’information en Espagne (PDLI) a déclaré que 2017 avait été la pire année, concernant la liberté d’expression, en Espagne depuis la démocratie, en 1978. Comme nous le savons tous en 2015 il y a eu une réforme du code pénal en Espagne et une loi a été promulguée, connue familièrement sous le nom de « bâillon », sous prétexte de protéger le citoyen contre le terrorisme. La PDLI dénonce le fait que cette loi entrave une partie importante du travail des journalistes, en particulier celui des photojournalistes. Ainsi, le gouvernement a sanctionné par d’importantes pénalités les journalistes basques et les journalistes andalous pour des évènements tels que des reportages sur des manifestations sociales, ou des photos de policiers qui ont exercé des violences contre des citoyens.
En dehors de cette loi, qui a rapporté aux caisses de l’état 131 millions d’euros d’amendes allant de 600 à 600 000 € selon la gravité du délit, en dehors de cette question, cette réforme pénale a augmenté les crimes liés au terrorisme. La situation est tellement absurde qu’en 2011, quand l’ETA a déposé les armes, la Cour Nationale (tribunal qui poursuit les crimes contre l’Etat) a quintuplé les peines liées au terrorisme. Ce sont des jugements pour l’éloge du terrorisme dans les réseaux sociaux, certains des cas les plus surprenants ont été celui de Cassandra, condamnée par la Cour nationale à un an de prison pour ses tweets sur Carrero Blanco (plus tard acquittée par la Cour suprême). Une trentaine de jugements liés à des déclarations sur Facebook ou Twitter ont été émises accusant des personnes qui ont critiqué de manière humoristique certaines actions des pouvoirs de l’Etat, de la police, des juges ou du roi. Nous avons pu constater une grande répression de la liberté d’opinion.
De même certains musiciens anti-système ont été condamnés, comme Hasel, jugé par la Cour nationale à deux ans de prison pour avoir critiqué la monarchie, la brutalité policière ou l’église, ou Valtonyc, un jeune rappeur majorquin condamné à trois ans et demi de prison pour des délits tels que l’apologie du terrorisme, des menaces, des calomnies et des insultes.
Quand on exerce cette pression sur la culture, sur l’art qui est l’une des façons pour la société de critiquer le système, alors il y a une forte limitation de la liberté d’expression d’une société.
Nous savons tous que le 1er octobre un référendum a été organisé en Catalogne qui a été déclaré illégal. La PDLI a dénoncé le fait qu’en Catalogne il y a eu clairement une persécution de la liberté d’information et d’expression à l’encontre des citoyens. Les délits de haine ont augmenté avec des accusations comme le fait de ne pas faire cas de la police. 500 enseignants ont également été accusés de s’exprimer en classe sur les violences commises par la police lors de l’action du 1er octobre, ou on estime que 700 représentants d’organismes municipaux soutenant le référendum ont été inculpés de délits. La PDLI a également critiqué le fait que, au lieu de donner des réponses politiques, le gouvernement s’emploie à limiter la liberté d’expression des médias tels que TV3 (chaîne autonome de Catalogne dont l’audience représente 19% de la population).
Cette situation devrait nous préoccuper, car tout ce qui est en train de s’appliquer en ce moment en Catalogne pourrait l’être à l’avenir dans toute l’Espagne et toute l’Europe.
Ainsi, le rôle des médias indépendants est très important, car ils ne font pas partie du système et permettent aux citoyens, qui n’en ont pas la possibilité dans les médias dépendants du système, de communiquer. En Allemagne, les citoyens s’inquiètent de voir qu’en Espagne, la violence officielle peut s’exercer contre les électeurs indépendamment de la situation juridique. Ils constatent que l’Etat protège la police qui exerce cette violence et non le citoyen. Ils savent que si cela arrive en Espagne, cela peut arriver dans d’autres parties de l’Europe, que les protestations sociales dans le futur seront considérées comme des cas de rébellion.
Actuellement nous voyons des situations similaires dans des États comme la Hongrie ou la Pologne, avec l’excuse du terrorisme et une certaine apathie dans une partie de la société, permettant de plus en plus aux puissances fascistes de limiter les expressions de mouvements gênants et de limiter nos droits. Limiter notre liberté d’expression, nous diviser et rendre de plus en plus difficile la façon de changer les choses.
Que faire pour donner plus de crédibilité aux médias indépendants qu’aux grands médias ?
L’idéal serait que les médias dominants soient indépendants des pouvoirs, puisque ce sont les grands médias qui ont beaucoup de ressources ; pour les petits médias le travail n’est pas si facile car ils n’ont pas beaucoup de ressources. D’autre part, il est important que les médias indépendants se professionnalisent, ils doivent essayer de fournir la même qualité professionnelle que les grands médias et c’est difficile, cela nécessite de trouver des ressources et beaucoup de bénévoles. Il est important de visualiser les avantages des médias indépendants, l’un des plus importants étant la proximité avec la base sociale, son insertion dans le milieu et son rapprochement avec les acteurs. A propos de mon travail avec les mouvements sociaux, j’écris pour les grands médias allemands et trouve très difficile de m’informer sur les actions des mouvements sociaux et d’avoir un contact avec eux ; alors j’encourage les mouvements sociaux à informer les médias de leurs actions ; dans les médias indépendants nous pouvons servir de pont entre les mouvements sociaux et les grands médias.
Krystyna Schreiber
Photo : David Anderson