Article de Marc Finaud, ancien diplomate français, membre du Bureau d’IDN.

Le risque d’une guerre nucléaire n’a jamais été aussi élevé depuis la Guerre froide. Ce n’est pas un pacifiste illuminé qui l’affirme, mais l’ancien Secrétaire à la Défense américain William Perry. Pendant des décennies, on nous a tenu un discours rassurant : la dissuasion nucléaire visait à empêcher la guerre grâce à la peur de représailles dévastatrices en cas d’agression. Aujourd’hui, force est de constater que le tabou du « non-emploi » est en passe de voler en éclats. La nouvelle doctrine américaine (Nuclear Posture Review) annoncée par Donald Trump n’est que le point culminant d’une évolution qui abaisse dangereusement le seuil d’utilisation des quelque 14.000 armes nucléaires existantes et entraîne le monde vers le cataclysme. La plupart des puissances nucléaires, dont la France, malgré un discours lénifiant sur le caractère dissuasif de l’arme nucléaire, ont procédé à des choix technologiques ou stratégiques qui contribuent à accroître ce risque : recours aux missiles de croisière voire aux missiles hypersoniques, miniaturisation des têtes nucléaires, scénarios d’escalade vers le nucléaire en cas d’attaque conventionnelle, chimique, biologique, voire cybernétique, vulnérabilité au danger d’utilisation accidentelle, non autorisée ou terroriste et de piratage informatique, etc. Les échanges de menaces entre la Corée du Nord et des Etats-Unis et la croyance fallacieuse qu’une frappe préventive sur Pyongyang règlerait définitivement le problème ne peuvent que conduire le monde au bord du précipice.

De nombreux États, hautes personnalités et experts sont convaincus que la seule façon efficace d’empêcher la guerre nucléaire consiste non pas à accumuler, moderniser et rendre plus utilisables les armes nucléaires, mais à les éliminer. C’est pourquoi IDN présente ou soutient plusieurs mesures qui auraient pour effet, à court terme, de réduire le danger de guerre nucléaire, à moyen terme, d’empêcher la prolifération des armes nucléaires et, à long terme, de les éliminer dans un processus multilatéral, progressif et contrôlé. Une occasion unique pour la France de jouer un rôle moteur dans ce processus et retrouver ainsi un espace d’initiative et d’influence.

Réduire d’urgence le risque d’utilisation des armes nucléaires

1)         Diminuer au niveau le plus bas possible le niveau d’alerte de forces nucléaires

La moitié des quelque 3.000 armes nucléaires déployées par les États-Unis et la Russie sont placées en alerte maximale, permettant un tir dans les minutes suivant la détection d’un lancement adverse. C’est ce statut qui risque de provoquer le déclenchement accidentel, par erreur ou non autorisé d’une guerre nucléaire. Les armes doivent donc être séparées de leurs vecteurs afin de laisser du temps aux décideurs pour intervenir et éviter une telle catastrophe.

2)         Négocier sans délai et sans condition préalable le gel du programme nucléaire et balistique nord-coréen en échange d’un gel des exercices militaires américains et sud-coréens

Cette proposition russo-chinoise de mesure de confiance doit permettre de renouer avec les négociations multilatérales (Pourparlers à Six), seul cadre possible pour aboutir à une dénucléarisation effective de la Péninsule coréenne. L’exemple réussi de l’accord sur le nucléaire iranien a démontré que des sanctions sans perspective de négociation étaient vouées à l’échec.

3)         Annoncer le retrait des armes nucléaires tactiques américaines déployées en Europe en échange du retrait total des armes nucléaires tactiques russes d’Europe

Ces armes sont destinées à être utilisées sur le sol européen et dans le cadre d’une escalade nucléaire entre les Etats-Unis et la Russie. Leur déploiement, loin d’assurer la sécurité de l’OTAN, fait des pays européens qui les accueillent (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie, Turquie) des cibles d’attaques nucléaires. Leur neutralisation, dans un premier temps, puis leur retrait favoriseront la négociation de nouvelles réductions des arsenaux nucléaires américains et russes.

4)         Proposer à toutes les puissances nucléaires d’adopter une politique de non-emploi en premier

En dehors de la Chine et de l’Inde, toutes les puissances nucléaires incluent peu ou prou dans leur doctrine des scénarios de recours à l’arme nucléaire en réponse à des attaques non nucléaires (conventionnelles, chimiques, biologiques, cybernétiques) perpétrées par d’autres puissances nucléaires voire par des Etats non dotés d’armes nucléaires (exceptions aux « garanties négatives de sécurité »). Le seuil d’emploi des armes nucléaires doit être élevé : seule une politique de non-emploi en premier des armes nucléaires réduira significativement ce risque. En effet, seule une attaque nucléaire est de nature à mettre en cause les intérêts vitaux d’un pays. Tous les autres scénarios peuvent être dissuadés efficacement par des armements conventionnels ou d’autres formes de défense.

5)         Mettre en place un système de transparence sur les armes nucléaires

Les puissances nucléaires membres du Traité de Non-Prolifération (TNP) se sont engagées à présenter des rapports périodiques sur les mesures prises pour favoriser le désarmement nucléaire. Mais ces rapports sont de qualité inégale et contribuent peu à la transparence. Or celle-ci serait de nature à rassurer les pays non dotés d’armes nucléaires que leurs engagements de non-prolifération sont équilibrés par des efforts de désarmement nucléaire.

Renforcer la non-prolifération des armes nucléaires

6)         Œuvrer à l’entrée en vigueur du Traité sur l’interdiction des essais nucléaires (TICE)

Ce traité, adopté en 1996, est toujours dépendant de la ratification de huit pays (Chine, Corée du Nord, Egypte, Etats-Unis, Inde, Iran, Israël, Pakistan), même si son application provisoire a démontré sa capacité de détecter les essais nord-coréens. Une ratification conjointe des Etats-Unis et de la Chine suivie d’une campagne internationale aurait un effet d’entraînement sur les autres Etats et renforcerait encore la norme d’interdiction des essais, élément essentiel du régime de non-prolifération.

7)         Négocier sans tarder un Traité d’interdiction de la production de matières fissiles destinées aux armes nucléaires (FMCT)

Même si la plupart des puissances nucléaires ont décrété des moratoires unilatéraux de production, tant leurs stocks sont élevés, une nouvelle norme d’interdiction de production serait un moyen efficace d’empêcher le développement de nouveaux programmes nucléaires. Si cette négociation est impossible à la Conférence du désarmement (pour cause de veto pakistanais), le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU peut s’y substituer. Mais un accord exigera que la simple interdiction de toute production future s’accompagne d’un engagement des puissances nucléaires de ne pas puiser dans leurs stocks pour produire de nouvelles armes.

8)         « Accomplir davantage de progrès pour réduire le rôle attribué aux armes nucléaires dans les politiques de sécurité » comme prévu par le TNP

Découlant des obligations contenues dans l’Article VI du TNP visant au désarmement nucléaire dans le cadre d’un désarmement général et complet, cet engagement vise à rendre la sécurité des Etats moins dépendante des armes nucléaires (qu’ils les détiennent ou en bénéficient) et donc celles-ci moins attractives pour des Etats tentés par la prolifération.

9)         Agir en faveur d’une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient

Ce projet est à l’ordre du jour de l’ONU et du TNP depuis 1991. Malgré plusieurs tentatives en 1995 et 2010, le processus de négociation en vue de l’établissement d’une telle zone reste bloqué par le dilemme « désarmement en premier » (pays arabes, Iran) ou « paix en premier » (Israël, Etats-Unis). Une conférence internationale que la France pourrait convoquer devrait permettre un compromis de nature à lancer les négociations combinant des mesures de confiance et de sécurité avec des mesures de désarmement.

Eliminer les armes nucléaires progressivement et sous contrôle

10)        Annoncer de nouvelles réductions négociées des arsenaux nucléaires

Détenteurs de 90% des armes nucléaires mondiales, les Etats-Unis et la Russie ont la responsabilité de négocier en priorité de nouvelles réductions substantielles et vérifiables de leurs arsenaux en incluant toutes les catégories (stratégiques déployées et non déployées, non stratégiques) ainsi que la défense anti-missiles et les composantes spatiales. Un tel abaissement des plafonds facilitera l’association des autres puissances nucléaires à la négociation et l’étude en commun de systèmes de vérification fiables.

11)        Procéder à de nouvelles réductions unilatérales

Plusieurs puissances nucléaires, dont la France, ont déjà procédé à des réductions unilatérales de leurs stocks d’armes nucléaires. Le Royaume-Uni a renoncé à la composante aéroportée et ne conserve que la composante sous-marine. La France a déjà supprimé la composante terrestre et elle pourrait renoncer progressivement à la composante aérienne et aéronavale, jugée onéreuse, vulnérable et inutile. De même, ayant modernisé ses missiles sous-marins, elle peut sans dommage réduire leur nombre et celui des ogives dont ils sont équipés.

12)         Adhérer au mécanisme prévu par le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN)

Ce traité, adopté par 122 Etats à l’ONU, mais dont les puissances nucléaires ont boycotté la négociation, comble une lacune juridique importante : après les armes biologiques et chimiques, il établit la norme d’interdiction de l’arme nucléaire, dernière catégorie d’arme de destruction massive à être prohibée, notamment parce qu’elle est incompatible avec le droit international humanitaire. Ce traité prévoit que les Etats dotés de cette arme ont le choix pour y adhérer : soit éliminer leurs armes et s’y joindre, soit devenir parties au traité et annoncer aux autres Etats parties un plan de désarmement vérifiable (le cas échéant négocié avec les autres puissances nucléaires).

Comme on le voit aisément, le choix n’est pas entre deux extrêmes – l’abolition totale et immédiate des armes nucléaires ou la poursuite indéfinie de la dissuasion nucléaire – mais entre réduire effectivement le risque de cataclysme nucléaire ou maintenir le monde actuel et futur à la merci de ce danger d’anéantissement total.

Marc Finaud

L’article original est accessible ici