Par Brid Bennan, Gonzalo Berrón
En 2016, le capitalisme, dans ses manifestations contemporaines, a fini par faire des victimes politiques. Malheureusement ces victimes ont choisi de favoriser des figures et des positions politiques contraires à celles que les gauches altermondialistes dans leur ensemble ont soutenues et élaborées durant de nombreuses années. Cela est dû en partie à ce que la première vague de contestation du néolibéralisme – appelé dans notre région le « progressisme » – par manque de volonté politique ou de façon délibérée, a été balayée au moment d’en démonter les principaux mécanismes. Mécanismes qui ont finalement contribué à la consolidation de ce « capitalisme extrême » qui triomphe dans le monde, c’est-à-dire un capitalisme qui, en plus de ses contradictions classiques, se manifeste par« une extrême monopolisation de richesses et la tendance à l’extrême concentration de la propriété des entreprises » [1].
Ce qui est intéressant, en cette année 2016, c’est que les gauches altermondialistes, dans le même temps, ne s’avouent pas vaincues, car leurs meilleures expressions se sont transformées en véritables forces politiques qui montent en puissance – Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, Podemos –, trahissent ou font figure de nouveaux espoirs. Le véritable vaincu est, sans aucun doute, ce que nous pouvons appeler le « néolibéralisme sociodémocrate ». Comme l’a écrit Naomi Klein, « c’est le pacte des Démocrates avec le néolibéralisme qui a conduit à la victoire de Trump » (nous traduisons) [2].
Cette nouvelle conjoncture internationale devrait engendrer une nouvelle vague altermondialiste, se nourrissant des leçons de l’échec récent des expériences passées et des espoirs qui dynamisent les forces émergentes de l’opposition des gauches contre les tendances fascisantes qui ont surgi dans certains pays, aussi bien dans le Nord que dans l’ensemble du Sud. Comme l’avait pronostiqué prématurément William Robinson en 2011 « le contrepoids au fascisme du XXIe siècle doit être une offensive coordonnée des forces de la classe des travailleurs au niveau mondial. La seule solution réelle à la crise du capitalisme mondial est une redistribution massive des richesses et du pouvoir en faveur de la majorité pauvre de l’humanité. Et le seul moyen que cette redistribution ait lieu est la lutte internationale des masses d’en bas » [3].
Le débat, au sein du Conseil des droits humains de l’ONU, pour l’instauration d’un traité sur droits humains et entreprises est une bonne occasion d’affronter l’acteur central de l’économie capitaliste mondiale, ce que nous appelons couramment « le pouvoir corporatiste », et de contribuer à l’irruption de cette nouvelle vague d’activisme antinéolibéral. Cette opportunité s’est présentée en partie grâce à la lutte dont nous parlons et dont un de ses acteurs principaux est la « Campagne globale pour démanteler le pouvoir corporatiste et mettre fin à son impunité », qui rassemble des communautés lésées, des mouvements, des organisations sociales, de tous les continents, qui, conjointement à l’Alliance pour le traité, se sont mobilisés dans leurs pays, au sein et en dehors du Conseil, pour que soit voté l’ouverture d’un débat constructif sur ce thème, en juin 2014.
1.- Mettre fin à l’impunité juridique des corporations
Le pouvoir des corporations, depuis les années 1980, n’a cessé d’accentuer son offensive contre les droits humains. Le démantèlement progressif de l’État-providence, la privatisation des services publics, la dérégulation économique, l’ouverture commerciale des États et la primauté des droits des investisseurs sur ceux des individus sont la face visible de cette offensive. Dans le domaine international, les accords de libre échange, sous leurs divers aspects (y compris les politiques d’institutions telles que l’OMC, le FMI et la Banque mondiale) offrent une garantie suprême au capital ; dans le cadre de ces accords, celui-ci finit par avoir plus de droits que les États eux-mêmes, grâce à ce qu’on connaît désormais sous le sigle en anglais de ISDS (Investor to State Dispute Settlement) et que nous connaissons dans les Amériques, depuis le début des années 90, grâce au chapitre II du Traité de libre commerce de l’Amérique du Nord, TLCAN. Le résultat de tout cela a été une véritable construction progressive de l’impunité qui a privilégié les droits des investisseurs sur les droits humains, c’est-à-dire sur les peuples. Ce privilège inouï, la garantie que leurs droits seront respectés, sans qu’importe le résultat de leurs opérations, est un des piliers sur lesquels repose le capitalisme extrême, le pouvoir corporatif hypertrophié qui aujourd’hui gouverne le monde. Et c’est à ce pouvoir abusif des entreprises que s’oppose un traité comme celui qui est en débat à l’ONU car, en proposant que les droits humains soient remis à leur juste place, par-dessus toute autre norme du droit international, ces abus que permet la trame des accords internationaux deviendront illégaux, seront considérés alors comme des crimes internationaux.
2.- Rompre le lien entre pouvoir économique et démocratie
L’asymétrie économique croissante, entre entreprises et État et entre chefs d’entreprise et citoyens ordinaires, n’a jamais été aussi grande dans l’histoire récente et est une des caractéristiques principales du capitalisme contemporain. Cette asymétrie est la cause et la conséquence de son expression politique, de ce que nous appelons « la privatisation de la démocratie ». Des mécanismes de captation corporative comme les lobbies, les portes tournantes, le financement des campagnes électorales et autre prébendes légales ou illégales – comme la corruption – qui opèrent au niveau du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire de nos démocraties, finissent par transformer l’accès au bien le plus commun de la société en un mécanisme qui ne bénéficie qu’à un petit nombre. La privatisation de la démocratie fait que ses institutions, créées dans l’intérêt commun, se transforment en dispositifs qui garantissent – et accroissent – les intérêts particuliers de ceux qui s’en emparent. Une ploutocratie directe ou indirecte, de plus en plus scandaleuse, exclut la majorité des citoyens et engendre chez eux une apathie électorale croissante ou une méfiance envers la démocratie, que nous constatons aujourd’hui dans le monde, où, aussi incroyable que cela puisse paraître, ont commencé à se faire entendre des voix fascistes et autoritaires qui rencontrent des échos dans le débat public et possèdent déjà des représentations dans différentes instances parlementaires. Couper ce lien entre pouvoir économique et institutions démocratiques [4] est un des objectifs que nous devons nous fixer, en tant que mouvements populaires, si nous voulons réellement restaurer la souveraineté des peuples ou, comme le dit W. Robinson, nous orienter vers la redistribution du pouvoir. Cette captation des principales institutions démocratiques, au niveau national et international, n’est pas acceptable, mais opère comme une des stratégies principales des élites économiques globales, de la bien nommée élite de Davos.
3-. Mettre fin à la fête financière
Un des moteurs actuels du capitalisme est la finance qui, à son tour, est la dimension la plus globalisée de l’économie internationale. Nous savons tous déjà que c’est elle qui domine le capital productif et qu’il y a des banques et des fonds d’investissements beaucoup plus puissants que nombre des États membres de l’ONU. La finance impose une logique de rentabilité immédiate, qui « sélectionne naturellement » les affaires les plus rentables, en créant des standardisations de tout type, la suppression de la diversité – culturelle, gastronomique – et ses décisions dépersonnalisées suppriment le lien avec ceux qui se trouvent affectés par de telles décisions. Les éléments sur lesquels se fonde ce pouvoir de la finance ne sont pas nombreux : la dérégulation extrême qui lui a permis d’inventer une infinité de « produits » financiers , qui a multiplié leur possibilité de gain, en même temps qu’elle a augmenté le risque général pour le système – comme nous l’avons vu avec le crack de 2008 –, le moyen d’échapper à l’imposition ou de faciliter l’exonération des impôts à des tiers qu’elle sert (jusqu’à des pratiques criminelles comme le blanchiment d’argent ou l’évasion de devises). Nombre de pays ne taxent pas les opérations financières ou boursières, ou perçoivent des sommes forfaitaires minimes sur des gains générés par la spéculation. Les paradis fiscaux et les accords pour « échapper » à la double imposition ont servi de mécanisme central, grâce aux outils technologiques, pour faciliter la mobilité des capitaux à travers le monde, d’un lieu à un autre, avec la liberté presque totale de se soustraire à l’impôt, pour dissimuler des richesses, dans le but d’éviter de payer de justes salaires [5] aux travailleurs ou pour spéculer sur des occasions de commissions en honoraires qu’offrent des pays vulnérables au financement international (par le biais de paiement d’intérêts exorbitants et d’endettement abusif). Défendre une régulation financière stricte, la fin des paradis fiscaux et des accords de double imposition, limiter la taille des banques et des fonds spéculatifs, sont quelques-unes des solutions qui peuvent être envisagées dans l’intérêt de la société pour que les entités financières travaillent au bénéfice de toute la population. Ce sont les mesures les plus urgentes pour diminuer le pouvoir exceptionnel que détient la finance au sein du réseau du pouvoir corporatif global.
4.- Interrompre le processus de marchandisation du savoir
Les brevets industriels – tout particulièrement pharmaceutiques – sont un des modes privilégiés par le capitalisme global pour mettre en œuvre une appropriation sauvage d’énormes parts des richesses produites par l’humanité. Les entreprises se sont chargées, surtout au cours des dernières 40 années, de monter un réseau complexe de lois nationales et internationales qui leur garantissent des brevets sur une large part des découvertes scientifiques et technologiques. Les entreprises qui détiennent de tels droits, en jouissent généralement en exclusivité durant de nombreuses années, pour concevoir la mise en production, vendre leur exploitation exclusive, au prix qu’elles estiment juste, ce qui leur permettra d’engranger les bénéfices les plus substantiels possibles. Et ce, sans se soucier de ce que les prix des médicaments, par exemple, empêche des patients à faibles revenus d’avoir accès au traitement contre l’hépatite C, qui leur permettrait de survivre, ou que des paysans ne puissent pas resemer leurs propres semences ; ou que des technologies, qui pourraient contribuer à résoudre des problèmes occasionnés, par exemple, par le changement climatique et la faim, ne sont pas accessibles à ceux qui en ont le plus besoin. Les brevets, la marchandisation du savoir, de la connaissance, sont la base de l’accumulation du capital, et concernent une large part des activités économiques actuelles : les communications, l’énergie, la santé et les médicaments, l’alimentation, les transports et bien d’autres encore. Interrompre cette marchandisation du savoir, de la connaissance comme activité humaine commune, serait non seulement une manière de contribuer au démantèlement du pouvoir corporatiste dans beaucoup de secteurs, mais aussi de contribuer à augmenter le bien-être des humains. Il est prouvé que, si à une période donnée de l’histoire, les brevets ont contribué à augmenter la rapidité de diffusion et l’importance des connaissances et des inventions technologiques, aujourd’hui ce n’est plus la règle. La règle est que l’État, c’est-à-dire les institutions publiques, communes à tous, est celui qui investit le plus et offre les conditions qui rendent possibles les avancées scientifiques et technologiques du monde. Il n’y a pas de raison majeure pour que l’effort public se transforme de façon aussi irrationnelle en bénéfices privés.
5.- Interdire définitivement l’accès des corporations aux biens communs de la nature
Consacrer le caractère public de la nature et gérer son utilisation au bénéfice de tous, en interdisant son accès et son exploitation irraisonnée par les grandes corporations, dans les secteurs des mines, de l’énergie et de l’agriculture, est un devoir qui paraît s’imposer ; mais, dans la pratique, les mensonges de la publicité et les choix convergents dictés par les intérêts économiques, font de ce devoir un véritable défi, que nous devons nous lancer. Un monde en risque imminent de crises climatique et environnementale exige des décisions urgentes qui mettent fin à l’extractivisme sauvage qui est la source cachée de nombreux problèmes environnementaux actuels (mers et fleuves, forêts, sols, biodiversité, etc.) ; dans le même temps, la solution à ces mêmes problèmes ne peut être confiée à ceux qui, au lieu de la logique du bien commun, agissent selon une logique lucrative ; les solutions aux problèmes environnementaux ne sont pas des solutions qui relèvent du marché. Seule une gestion strictement publique et participative de la nature pourra limiter le désastre vers lequel s’achemine l’humanité et c’est la seule façon de limiter réellement la spéculation à l’échelon international, par exemple, sur les produits pétroliers, les aliments, et les produits miniers ; spéculation qui permet de détenir un pouvoir tel qu’il est en capacité de bloquer des avancées civilisatrices indispensables à la survie de notre espèce. C’est le cinquième coup fatal au pouvoir des corporations.
Au moins cinq coups, tactique et stratégie, pour une seconde vague de l’antiglobalisation
Certains signaux indiquent un rejet croissant de la population pour ce qui relève de ces abus de pouvoir des corporations, l’impunité dont elles jouissent et l’audace scandaleuse avec laquelle elles se sont emparé des gouvernements nationaux et de la gouvernance globale. Le défi de cette seconde vague d’altermondialisme est dans de s’organiser pour porter au moins ces coups, cinq coups mortels contre le pouvoir des corporations et transformer notre résistance en mise en pratique d’alternatives. Ce qui est intéressant c’est que la voie vers le premier d’entre ces coups, est déjà ouverte et c’est la plus belle occasion que nous ayons de faire un pas dans le sens de l’utopie d’un monde juste et soutenable.
Brid Bennan et Gonzalo Berrón participent au projet Pouvoir des corporations au sein du Transnational Institute.
Cet article constitue l’introduction du numéro 520 (décembre 2016) de la revue América Latina en Movimiento, intitulé « Transnationales et Droits humains », une coédition d’ALAI et du Transnational Institute (TNI).
Traduction de l’espagnol par Françoise Couëdel.
Texte original (espagnol) : ALAI, 12 décembre 2016.
Source : http://www.alterinfos.org/spip.php?article7745
[1] Berrón, Gonzalo et González, Luz, dir., « A privatização da Democracia. Um catálogo da captura corporativa no Brasil », Vigência, São Paulo, 2016, p.10. http://www.vigencia.org/catalogo/vigencia-2016/.
[2] Naomi Klein, The Guardian, 9 novembre 2016. https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/nov/09/rise-of-the-davos-class-sealed-americas-fate.
[4] Cette captation se reproduit au niveau international au sein des institutions de ce qu’on appelle « la gouvernance globale – euphémisme qui cache la nature non démocratique du système international – totalement accaparé par les intérêts économiques qui régissent actuellement la totalité des agendas des institutions internationales, par le biais de financements de programmes. Le cas le plus emblématique en est peut-être l’Organisation mondiale de la santé. Dans le même temps, les acteurs de Davos, par le biais du Forum économique mondial, pilotent une initiative dénommée Initiative pour la reconfiguration globale (Global Re-design Initiative) qui consacre le gouvernement « multistakeholder », le gouvernement auquel participent toutes les parties, tout particulièrement le secteur entrepreneurial. Voir l’analyse de Harris Gleckman, « La gobernanza de las múltiples partes interesadas : la ofensiva corporativa hacia una nueva forma de gobierno global », 2016. https://www.tni.org/en/node/22930.
[5] Le rapport « The Bermuda Connection : Profit Shifting, Inequality, Unaffordability at Lonmin 1999-2012 » (Forslund, Dick AIDC, 2015) expose le rôle qu’a joué la compagnie minière Lonmin dans l’évasion salariale (wage evasion), c’est-à-dire de quelle manière l’entreprise a cessé de répondre aux réclamations salariales des mineurs en prétextant des problèmes économiques qui dissimulaient en réalité des transferts illégaux de gains. http://aidc.org.za/download/Illicit-capital-flows/BermudaLonmin04low.pdf.