Tijen Erol et Merobe Bobbe Theoklitou sont tous deux Chypriotes. Depuis 1974, Chypre est un pays divisé ; ils ne vivent pas du même côté de la frontière. Ils sont tous les deux photographes et partagent le même désir de voir Chypre uni. Voici leur interview ; ils nous parlent de la campagne « Réunifions Chypre maintenant », de la réconciliation et de comment un avenir commun de paix peut être réalisé grâce à l’éducation et à la compréhension du passé.
Que signifie pour vous la réunification de Chypre et comment parvenir à la réconciliation ?
Merobe : Chypre est devenu un état indépendant le 16 août 1960. Il est resté une entité unique jusqu’en 1974, année où les troupes turques ont envahi et occupé 40% du territoire. Pour réunifier Chypre, toutes les troupes doivent quitter Chypre et tous les Chypriotes, Grecs et Turcs doivent récupérer leur droit de vivre, de travailler et de disposer de leurs biens où ils le souhaitent. Pour parvenir à une réconciliation, il faut faire des sacrifices sur les terres et sur la constitution. Toutefois, le principal problème pour nous, Chypriotes, qui avons vécu le coup d’État de 1974 suivi de l’invasion de l’armée turque, c’est la sécurité. Chypre est un pays européen et notre garantie de sécurité devrait venir d’Europe.
Tijen : Pour moi, Chypre réunifié signifie qu’il n’ y a aucune frontière, d’aucune sorte. Pour ce faire, nous ne devons pas nous cacher notre passé, mais devons le comprendre, pour pouvoir rompre les liens avec lui. Si vous cachez votre passé et n’en tirez aucune leçon, vous risquez de le répéter. L’éducation est donc la chose la plus importante pour briser les murs de pierre ou les murs de l’esprit. L’éducation à la paix apportera la paix et la réconciliation sur cette île. Les nations qui partagent cette île devraient se réunir pour trouver un terrain d’entente avec compréhension et amour. Sans réconciliation, il n’ y aura pas de réunification sur cette île.
Quand et comment les mobilisations pour « Réunifions Chypre maintenant » ont elles commencé, et qui participe ?
Tijen : Cela a commencé après le premier échec des négociations en Suisse. C’est en mai 2017 que les dirigeants ont annoncé qu’ils ne trouveraient pas de terrain d’entente pour les négociations. Après un certain temps, les dirigeants ont annoncé qu’ils se réuniraient de nouveau, car ils estimaient qu’un accord était réalisable. Cependant, après avoir donné tant d’espoir aux habitants de l’île, ils ont de nouveau échoué, ne laissant plus aucun espoir. En tant qu’individu, je crois que j’ai une responsabilité envers la jeune génération et c’est la raison pour laquelle je suis là pour manifester et tous les gens qui ressentent la même responsabilité devraient être là. Les petites choses peuvent mener à de grandes choses.
Merobe : La mission de « Réunifions Chypre maintenant » est d’unir les Chypriotes en recherchant la vérité, en construisant l’empathie, en respectant la diversité, en renforçant la solidarité et en promouvant un avenir commun.
Quels types d’activités organisez-vous et quels sont vos projets pour l’avenir ?
Tijen : Avec « Réunifions Chypre maintenant », nous nous retrouvons dans la zone tampon située entre les points de contrôle chypriotes grecs et turcs. Cette zone n’est qu’une petite partie de la zone contrôlée par les Nations Unies qui s’étend sur environ 200 km de long à travers l’île et couvre environ 350 km². Nous nous réunissons et chantons ensemble, nous portons des pancartes avec les messages, nous dansons, nous organisons des jeux pour les enfants et beaucoup d’autres activités, pour pouvoir capter l’attention des gens qui traversent vers « l’autre côté ». Cette section de la zone tampon est l’un des sept points de contrôle les plus utilisés par les piétons.
Merobe : Les Chypriotes grecs et turcs ont commencé à se réunir dans la zone tampon du poste de contrôle de Nicosie Ledra. Nous échangeons des idées, nous nous faisons des amis et organisons des événements comme des concerts de chansons traditionnelles chypriotes, des danses, des jeux pour enfants, des expositions de photos, etc.
Quelles sont vos revendications à vos gouvernements ?
Merobe : Nous manifestons et exigeons de nos gouvernements qu’ils nous donnent une solution et un avenir meilleur pour nous et nos enfants. Une délégation était présente à Crans Montana pendant les pourparlers.
Tijen : Nous demandons à nos dirigeants de bâtir une île où la jeune génération trouvera un avenir pacifique. Cette île n’appartient pas à une nation, il y a une diversité de personnes comme les Maronites et les Arméniens qui partagent aussi l’histoire de cette île, et en acceptant les diversités nous apporterons la paix et la réconciliation sur cette île. Nous disons à nos dirigeants que des erreurs ont été commises par les gouvernements et les dirigeants dans le passé et que nous en avons assez de souffrir. Il est maintenant temps de regarder vers l’avenir et de créer un monde de paix et de réconciliation dans cette île pour l’avenir de la nouvelle génération.
Quels sentiments la zone tampon vous inspire-t-elle ?
Merobe : Là où il y a la guerre, il y a eu une fois la paix et là où il y a la paix, il y a eu une fois la guerre. La ligne verte, gardée par l’ONU depuis l’invasion, est la zone tampon qui empêche les Chypriotes du nord et du sud de circuler librement dans leur pays. C’est la plaie hémorragique qui sépare Nicosie, la dernière capitale coupée en deux. Nous vivons au quotidien en ignorant son existence, comment survivre autrement ? Mais quand j’ y vais avec mon appareil photo, la blessure recommence à saigner.
Tijen : La division physique et communautaire depuis une trentaine d’années a entraîné un manque de communication entre les deux communautés de cette île. Pendant toutes ces années, une nouvelle génération a grandi en apprenant dans des livres d’histoire biaisés, qui insufflent la haine et ont généré cette fracture. Ceci a éloigné les communautés les unes des autres, créant une génération avec la haine de l’autre. Je crois que cette ligne, bien qu’elle comporte aujourd’hui de nombreux postes de contrôle permettant aux gens de la franchir, rend difficile la communication entre les communautés et maintient des blocages entre elles.
Quels messages recevez-vous des jeunes ?
Tijen : Ils doivent apprendre à connaître le passé non pas par hostilité ou par vengeance, mais pour pouvoir comprendre le passé afin de ne pas en répéter les erreurs. La nouvelle génération a plus de chance que nous. Ils ont plus d’outils de communication et plus de possibilités de parvenir à un terrain d’entente. Nous, une génération qui n’a pas eu le droit de communiquer avec « les autres » pendant une trentaine d’années, nous essayons simplement de rattraper les années perdues et de comprendre « les autres ». La jeune génération a maintenant la chance de se rencontrer dans les écoles, cafés, bars, cinémas, etc. Je vois les jeunes qui se rendent ensemble dans les camps de la paix pour comprendre les diversités et les similitudes des uns et des autres, pour comprendre l’identité chypriote, et ceci me rend fier. L’éducation est la chose la plus importante et notre gouvernement devrait examiner comment elle est utilisée pour créer ou détruire la paix. La jeune génération doit comprendre que ce dont les individus ont besoin, c’est de respecter la diversité. C’est la seule façon de comprendre et de créer une empathie pour les croyances, les cultures et le mode de vie des autres. Pour un avenir heureux, les Chypriotes devraient être éduqués à se sentir unis, et laisser de côté toute éducation nationaliste. Nous devons être fiers de notre identité commune, qui est l’identité chypriote.
Merobe : Nous ne pouvons pas savoir ce qu’il adviendra, en ces temps de grandes migrations qui traversent notre pays et toute l’Europe. Mais peu importe ce que l’avenir nous réserve, les jeunes générations sont porteuses de tout ce potentiel de paix et d’unité, de désir d’une identité et d’un avenir partagés.
Pour plus d’informations sur « Réunifions Chypre maintenant » et leurs activités, vous pouvez visiter leur page Facebook.