Par Ollantay Itzamná
Dimanche passé 3 décembre, près de 6,5 millions de boliviens et boliviennes se sont rendus aux urnes pour élire, par un vote populaire direct, 52 magistrats de l’administration judiciaire. Oui, même si vous n’y croyez pas, le peuple choisit par vote populaire ses principaux juges nationaux, pour la seconde fois. La première fois eut lieu en 2011.
Un total de 597 candidat(e)s postulèrent lors de ces élections. Parmi eux, 96 furent pré sélectionnés par l’Assemblée législative plurinationale (en fonction de leurs mérites académiques et professionnels). Parmi ceux-ci, 18 sont élus en tant que magistrats pour la Cour suprême de justice (9 titulaires, 9 suppléants) ; 18 pour la Cour constitutionnelle plurinationale (9 titulaires, 9 suppléantes) ; 10 pour la Cour agro-environnementale (5 titulaires, 5 suppléants) ; et 6 pour le Conseil de la magistrature (3 titulaires, 3 suppléants).
Ces juges, comme le reste des pouvoirs publics issus de l’élection populaire, sont révocables. Le temps de leurs fonctions est de 6 ans, sans possibilité de réélection.
Pour la Cour constitutionnelle plurinationale, l’article 197 de la Constitution politique de l’état plurinational de Bolivie prévoit : « Il sera composé de magistrats élus selon des critères plurinationaux, avec une représentation du système régulier et du système autochtone issu du monde agricole ». De cette façon la représentation des populations indigènes et paysannes est garantie.
A la différence d’autres procédés électoraux, lors des élections judiciaires, les candidats ne doivent être inscrits dans aucun parti politique (ils ne font pas campagne pour eux-mêmes).
De plus, seul l’organe électoral plurinational est autorisé à diffuser dans les médias le profil et les propositions de tous les candidats, en égalité de proportion et de temps. Et cela dans les quatre langues les plus parlées dans le pays. Il n’existe aucun pays dans le monde, encore moins dans les pays de démocratie « avancée » où l’élection des magistrats ou des juges principaux résulte d’un suffrage populaire. Aux USA, sur 50 états, 5 en Amérique du Nord élisent leurs juges, mais ils n’ont pas une portée nationale.
Pourquoi la Bolivie a-t-elle opté pour l’élection de juges au suffrage universel ?
Le système néolibéral néfaste a transformé la Bolivie en référence mondiale de corruption publique à une époque très récente. Au début de ce siècle, le pays a été couronné champion et vice champion de la corruption publique internationale. Mais aucun fonctionnaire n’a fait l’objet d’une enquête et / ou n’a été condamné pour ces délits ou d’autres publiquement mis en évidence.
Députés et sénateurs des partis politiques, entre coups de pieds et coups de poings se distribuaient les quotas des tribunaux de justice afin d’y placer leurs proches, qui à leur tour, pour cette faveur, jamais ne les mettaient en examen/ni ne les jugeaient, comme un acte de loyauté politique envers leurs parrains politiques corrompus.
C’est dans ce contexte de corruption publique généralisée du système judiciaire national, et d’impunité cynique des politiques que l’on a opté pour les élections des magistrats par vote populaire. Et donc cela a été adopté dans Constitution politique de l’État plurinational (2009).
Le but était de démocratiser le système judiciaire par l’élection populaire des juges, et d’atténuer ainsi les maux du système judiciaire tels que le ralentissement de la justice, l’inégalité dans l’accès à la justice, les quotas politiques au sein de l’organisme de la justice, entre autres.
Pourquoi la théorie politique de la démocratie occidentale ne permet-elle pas l’élection des par un vote populaire ?
La théorie politique moderne de l’État démocratique pose comme l’une de ses principales bases la division et l’indépendance des trois organes classiques du pouvoir d’un Etat (exécutif, législatif et judiciaire). Les membres du législatif et de l’exécutif doivent être élus par vote populaire.
Les membres du système judiciaire, selon cette théorie politique occidentale, doivent être nommés par les « représentants politiques en place », ils ne peuvent être élus par un vote populaire. Ceci, pour préserver le peuple de la « tyrannie judiciaire des majorités politiques circonstancielles ».
Avec cet argument archaïque, et contrastant avec la réalité, des avocats comme Zaffaroni ou des politiciens comme Macri ont repoussé dans la récente Argentine la démocratisation du système judiciaire de ce pays.
Après plus de 200 ans de ce principe démocratique, on constate que les systèmes judiciaires sont des butins politiques évidents qui contribuent à enrichir / protéger par l’impunité les politiciens-hommes d’affaires-militaires corrompus, et dans de nombreux cas à criminaliser les défenseurs des droits. Les États néolibéraux ont porté cette perversion à son expression maximale.
En d’autres termes : la justice est juste (bonne) dans la mesure où les juges sont élus par les riches, mais elle est mauvaise et populiste si les juges sont élus par le vote populaire. Et, le plus aberrant, c’est qu’il en est encore pour poser ce mensonge comme vérité.
Quels sont les résultats de l’élection des juges en Bolivie en 2011 ?
La première élection, par vote populaire, de magistrats, en tant que processus, a fait que les Boliviens ont été intéressés et ont débattu de l’élection de leurs magistrats. Auparavant, la nomination des magistrats était aussi inconnue / mystérieuse / corrompue que les contrats « réservés » de privatisation à l’époque néolibérale. Maintenant, ce sont les citoyens (ruraux et urbains) qui décident qui seront leurs magistrats, bien qu’après un précédent filtrage des candidats à l’Assemblée législative.
Le système judiciaire bolivien, il y a une dizaine d’années, était en chute libre comme ses pairs du Honduras ou du Guatemala. Actuellement, dans ces pays, non seulement les gens se méfient des juges imposés par les riches, mais ils les répudient et « règlent » les conflits juridiques à coup d’arme à feu ou à la machette (en moyenne 20 meurtres par jour).
Et, sur l’ensemble de ces meurtres par arme à feu, seule une moyenne de 5% est portée devant la justice. Sans le changement judiciaire promu en Bolivie, le pays serait un exemple mondial de la criminalité.
Les maux les plus graves du système judiciaire bolivien (corruption, retard, discrimination…) persistent encore. Dans le pays, il n’y a qu’un total de 1008 juges pour résoudre un total de plus de 800 000 affaires en cours. Sur ces mille juges, seuls 52 sont élus au suffrage populaire, mais personne ne peut douter du début de la démocratisation du système judiciaire.
Il est nécessaire, non seulement d’augmenter la qualité et la quantité des juges, et le budget économique correspondant, mais, surtout, de mettre à jour, de modifier les programmes d’études universitaires pour les professionnels du droit. Il est nécessaire que les Boliviens passent du statut de victimes ou de spectateurs (de la question judiciaire) à défenseurs-acteurs des droits dans le système judiciaire. Il est nécessaire de s’aventurer dans la culture de la conciliation, avant le procès judiciaire.
Dans ce contexte, tout processus de démocratisation judiciaire, même naissant, est toujours bénin pour le peuple. La question est : qui s’oppose et pourquoi ou appelle à un vote nul aux élections judiciaires en Bolivie ? Se pourrait-il qu’ils craignent de perdre le dernier « hameçon » auquel sont suspendus leur impunité et leurs privilèges légalement autorisés ?
Traduction de l’espagnol : Ginette Baudelet