Lors de la conférence « Santé par la paix » entre le 4 et le 6 septembre 2017, organisée par Medact, organisation britannique affiliée aux Médecins internationaux pour la prévention de la guerre nucléaire (International Physicians for the Prevention of Nuclear War), Beatrice Fihn, directeur exécutif de ICAN (la campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires), fut invitée à la session inaugurale plénière pour parler du texte récemment approuvé du traité d’interdiction des armes nucléaires. Pressenza a eu l’occasion d’inviter Beatrice pour un café et de découvrir quelle a été la vie de cette militante indomptable depuis que le traité est approuvé, comment nous sommes arrivés jusque-là et où nous irons ensuite.
« J’ai passé la soirée suivant l’approbation du traité à fêter ça avec les membres de ICAN dans un bar, buvant du coca et mangeant des chips en tentant désespérément de rester éveillée ! » La fête ne paraît pas si fabuleuse que nous l’avions imaginée à Budapest, mais le sentiment de soulagement et le relâchement des émotions immédiatement après le vote ont dû être épuisants.
Pressenza: En revenant à tout ce processus qui a commencé en 2009 avec le lancement d’ICAN, tu as vu le processus depuis le début. A quel moment t’es-tu dis « Waw, on va avoir un traité. On est capables de faire ça. » ?
Beatrice Fihn: Je n’en suis pas certaine. J’étais sceptique au début. Quand ils ont dit « Nous allons interdire les armes nucléaires sans l’accord des Etats ayant l’arme nucléaire », je n’étais pas à 100 % d’accord quand j’ai entendu parler de cette idée, ce qui est naturel je pense quand vous avez de l’expérience dans le militantisme anti-nucléaire, parce que ce que ce n’est pas comme ça que nous agissons dans ce domaine. Nous restons là, nous discutons, et nous frappons à la porte des Etats nucléaires en disant « s’il vous plaît, s’il vous plaît, faites quelque chose » et ils ne font rien puis nous rentrons chez nous et nous réessayons plus tard. Alors je crois que ma première réaction a été « Qu’est-ce que ça va faire ? Je n’y crois pas. » Mais je suis allée à Oslo [première conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires]. J’avais vu la déclaration humanitaire en 2012, et pensé que c’était plutôt bien. Mais la première fois que j’ai vraiment senti que nous étions sur quelque chose se passa lors du forum de la société civile à Oslo, quand Gry Larsen, ministre norvégien des affaires étrangères, a prononcé un discours, expliquant que la Norvège avait été démarchée [en langage diplomatique, grondée] par les P5 (membres permanents du Conseil de sécurité) qui avaient pris la décision de ne pas venir juste quelques jours plus tôt, ce qu’elle a déclaré à l’auditoire.
Nous étions très anxieux dans l’ICAN quant à la réaction des gens au boycott de la conférence par les P5, parce que c’était la première fois qu’ils boycottaient quoi que ce soit. Ce n’était jamais arrivé avant parce que jamais personne n’avait porté quelque chose qu’ils ne voulaient pas faire.
Elle a donc déclaré « Oui, j’ai reçu des visites au ministère des affaires étrangères. Les ambassadeurs des P5 sont venus et ont présenté leurs arguments, que puis-je en dire ? Ils n’étaient pas très convaincants. » Et toute l’assistance a ri, et c’était la première fois que nous riions des P5 et je me souviens avoir pensé « c’est différent, ça change tout. »
Parce que c’est une affaire de dynamique de pouvoir. Et personne ne se souciait qu’ils ne viennent pas, et ils ne s’en souciaient pas parce qu’elle a trouvé la force de dire que c’était sans importance. Nous avions assez confiance pour continuer et je pense que c’est aussi de ça que nous avons parlé lors de la conférence de Vienne [troisième conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires]. Nous étions dans ce thème, « le courage d’interdire les armes nucléaires ». Et ce n’est pas juste une ministre des affaires étrangères qui s’est montrée courageuse, ce sont aussi des individus qui ont osé penser que ce serait important, osant s’opposer à ceux que l’on rencontre dans les partis politiques et qui disent « Ah oui, tu travailles sur l’interdiction de l’armement nucléaire. Comme c’est idiot. Cela n’arrivera jamais. »
Cela demande beaucoup de courage personnel pour penser que nous pouvons faire quelque chose, que nous pouvons organiser quelque chose et que peut-être ça ne fonctionnera pas, mais nous allons essayer de toute manière. Donc à Oslo, je ne savais pas que nous aurions un traité, c’était encore bien loin, mais j’ai tout de même senti que nous étions sur quelque chose.
PZ: Comparé au rythme engourdi du processus TNP, cela a dû ressembler à un tourbillon, n’est-ce pas ? Parce que chaque année, il s’est passé quelque chose : les conférences humanitaires, le groupe de travail ouvert, la résolution de l’Assemblée Générale, et finalement nous avons un traité.
BF: Je pense que beaucoup de monde imagine que toutes les étapes étaient planifiées, mais nous ne savions vraiment pas ce qui allait se passer après l’étape en cours. Je pense que ça illustre l’importance de juste faire des choses, et même si vous ne savez pas où cela vous emmène, de continuer d’avancer, parce que le plan n’était pas un groupe de travail ouvert [la conférence mandatée par l’ONU pour prendre des mesures pour le désarmement nucléaire], puis une résolution [à l’ONU] puis un processus devant l’Assemblée Générale. Je veux dire, nous voulions la conférence d’Oslo, puis nous voulions entamer des négociations immédiates, puis « bien sûr, une autre conférence, c’est bien, puis Nayarit [deuxième conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires], puis le point de non-retour et nous avons pensé « Voilà, la prochaine étape ce sera le mandat pour les négociations. » Et à Vienne, nous avons obtenu un engagement : « Ok, nous allons le faire. » Et nous espérions qu’il y aurait une conférence en Afrique du Sud (des négociations pour un traité) mais cela ne s’est pas produit et le TNP s’est tenu (blocage à la conférence TNP de 2015 où aucun consensus n’a été trouvé) et c’était une base de lancement formidable, mais il n’y avait pas de conférence et c’est devenu un groupe de travail ouvert. Il fallait s’adapter un peu, mais ça avançait tout le temps. Alors je pense que pour un observateur extérieur, ça peut sembler aller de soi puisque chaque étape en suivait une autre, mais à l’intérieur c’était plutôt chaotique.
PZ: Parlez-moi des dispositions du traité. Beaucoup de gens dans des organisations civiles, en particulier PAX, espéraient qu’une interdiction du financement serait spécifiquement mentionnée. Pensez-vous que cette absence mention spécifique dans le traité diminue celui-ci, ou que cela va créer des problèmes aux organisations qui veulent avancer ?
BF: Non. Bien entendu, nous aurions aimé qu’une telle clause y figure parce qu’elle serait explicite, nous n’aurions pas à faire l’effort de l’expliquer dans chaque pays. Mais d’un autre côté, la coalition contre les armes à sous-munitions a réalisé une grande campagne, des banques se sont retirées du financement d’autres armes en raison de l’interdiction d’assistance, il existe donc un précédent d’attention à un tel traité de la part des banques. Susi Snyder de la campagne PAX, « Ne financez pas la bombe » a communiqué avec quelques banques et celles-ci déclarent « Le sujet n’est même pas l’assistance, mais l’interdiction. Si c’est interdit et que mon Etat a signé ce traité, nous ne pouvons le financer. Il importe peu de savoir si le financement est spécifiquement interdit. Pourquoi investirions-nous dans des armes prohibées ? »
Je pense donc que c’est bien. Je veux dire que nous aurions aimé que ce soit plus explicite et de nombreux Etats étaient inquiets par l’insertion d’une telle clause car ils ne savaient pas jusqu’où cela serait interprété. Pourraient-ils encore acheter des avions chez Boeing ? Ce n’est évidemment pas la définition du financement, il s’agirait d’armes nucléaires et de leurs éléments, pas d’équipements divers produits par la même société. Donc, j’aurais aimé qu’ils soient un peu plus forts, ça aurait été bien aussi, mais nous voyons comment ces lois deviennent de plus en plus progressives avec les années. La convention contre les armes à sous-munitions était la première à prévoir une assistance aux victimes et nous avons maintenant une telle clause dans ce traité aussi, ce qui était vraiment bien, nous avons aussi la remédiation environnementale même si les militants environnementalistes n’en étaient pas tout à fait satisfaits (ils pensaient que ça aurait pu être plus fort), mais c’est tout de même la première fois que nous avons un traité, ce qui signifie que la prochaine fois que c’est intégré dans un traité, la clause sera meilleure, et que la prochaine fois nous pourrions avoir une interdiction explicite du financement. Je pense donc que ça évolue en droit international.
PZ: L’autre clause controversée est la clause de retrait. Comment s’est-elle retrouvée là ?
BF: C’était un moment terrible lors de la dernière session quand le traité a été entièrement relu, et ça faillit être entièrement retiré. Comme c’était dramatique !
Je pense que ce traité vient d’un point de vue humanitaire, mais il s’agit toujours d’armes nucléaires et il existe toujours un état d’esprit traditionnel TNP et armes de destruction massive. Je pense donc que la clause de retrait vient en réalité du choc de deux perspectives : sécuritaire et humanitaire. Nous aurions évidemment préféré qu’il n’y ait pas de clause de retrait et laisser les gouvernements défendre leur besoin de se retirer s’ils devaient vraiment le faire et aller devant une Cour pour le démontrer. Mais dans le cas contraire, nous voulions que la période de retrait soit longue, ce que nous avons obtenu – 12 mois – ce qui est bien, ainsi que l’impossibilité de se retirer lorsque l’on est impliqué dans un conflit armé, parce qu’il s’agit de l’un des traités humanitaires. Les traités sur les mines et les sous-munitions l’ont, mais ils ont cette clause venue des traités sur les armes biologiques et chimiques, il existe un intérêt supérieur qui mine vraiment tout le côté humanitaire. Donc en gros, ils ont réuni les deux.
Le fait est que nous ne devons pas exagérer l’importance de ce traité. Si un Etat veut se retirer, il le fera d’une manière ou d’une autre. S’ils veulent développer des armes nucléaires, ils le feront. Il est juste ennuyeux qu’une clause « d’intérêt supérieur » s’y trouve parce que d’une certaine manière, cela alimente la fiction qu’il existerait certaines raisons permettant de posséder l’arme nucléaire, ce qui est juste à l’opposé du début du traité, qui interdit ces armes en toutes circonstances.
C’est donc gênant mais en pratique je ne pense pas que ce soit important.
PZ: Nous avons donc un traité qui sera ouvert aux signatures le vingt septembre. Avez-vous un sentiment sur le nombre de pays prêts à le signer. J’ai vu un tweet de l’Australie disant qu’ils vont le signer.
BF: Ils sont les seuls à l’avoir déclaré publiquement. Nous en avons un ! Non, je pense que nous pouvons dire avec une certaine confiance que nous pourrions avoir une centaine de signataires assez rapidement. Mais comme j’aime avoir raison, je ne vais pas définir ce que signifie exactement « assez rapidement ». C’est un peu difficile parce que c’est la semaine chargée de l’assemblée générale de l’ONU. C’est donc quand les chefs d’Etat sont en ville et l’agenda des réunions est démentiel. Chaque chef d’Etat arrive à une heure différente. Il se peut donc que certains pays ne soient pas là durant la cérémonie de signature de deux heures, mais veuille signer quand même et se présente pour signer deux ou trois jours plus tard. Mais d’un autre côté, nous n’entendons personne déclarer qu’il ne veut pas signer ce traité.
Nous avons entendu la Suède et la Suisse déclarer qu’elles doivent effectuer une analyse juridique interne et ces pays ne seront probablement pas prêts le 20 septembre. La session du parlement suédois s’ouvre le 16 septembre et ils veulent en discuter devant le parlement. La Nouvelle-Zélande tient des élections le 23 et ne peut donc pas signer. Il n’est pas de bonne pratique de signer un traité trois jours avant l’élection législative. La signature reviendrait donc au gouvernement suivant.
Nous avons donc quelques réactions de ce genre, mais très peu de pays ont dit « nous n’allons pas signer ce traité », parmi lesquels aucun de ceux qui ont participé à son élaboration, c’est en gros juste une question de s’assurer qu’ils viennent avec le mandat nécessaire.
Cependant, beaucoup de pression est exercée par les Etats nucléaires. Des documents sont produits, de nouvelles démarches entreprises. En particulier en Suède, des menaces directes d’arrêter d’acheter des armes de sociétés suédoises sont avancées. Nous verrons quelles formes prendront ces pressions, mais nous pensons que cela se passera bien et que de nombreux pays signeront, peut-être soixante-dix, ou quatre-vingts.
PZ: Alors le traité pourrait entrer en vigueur rapidement ?
BF: Eh bien, il faut que la signature soit suivie d’une ratification, et bien entendu cela prendra du temps, parce que soit vous avez déjà une loi qui convient, soit vous devez en promulguer une nouvelle. Il se peut qu’un Etat sans armes nucléaires ait déjà une telle loi, mais que le traité doive être ratifié par le parlement, ce qui peut prendre des mois ou des années. Il reste donc certainement du travail pour les militants.
PZ: C’est ma question suivante vraiment. L’une des choses fantastiques chez ICAN a été sa capacité à apporter du sang neuf dans le désarmement nucléaire. Avez-vous eu le temps depuis le traité de penser aux étapes suivantes, à la campagne suivante, à la manière de continuer la transmission de cette information incroyablement importante sur les aspects humanitaires des armes nucléaires à de nouvelles personnes pour les motiver ?
BF: Un petit peu. Vous savez, les signatures et ratifications prendront une grande partie de notre activité. Je pense que c’est aussi bon pour les niveaux d’énergie des gens, et l’une des raisons les plus importantes de notre succès est que nous avions l’expérience du succès. Cela se nourrit par soi-même en quelque sorte. C’est grâce à cette capacité de convaincre les gouvernements des Etats non nucléaires, et quand un pays signait la demande (la demande humanitaire venant de la conférence de Vienne), ou chaque déclaration soumise à la signature, nous avons fêté cet événement comme une victoire de notre campagne. Même pour les militants aux Etats Unis et au Royaume Uni, où vous vous cognez la tête aux murs sans arriver à rien, vous sentez que vous faites partie de quelque chose en voyant les chiffres progresser et le soutien croître, et je pense que c’est important pour les gens de conserver un niveau élevé de motivation.
Donc, les signatures et ratifications seront importantes, mais nous voulons aussi rassembler les gens, particulièrement dans les Etats sous parapluie (pays qui ont des accords prévoyant que les Etats Unis utiliseront l’arme nucléaire pour eux) pour discuter de la manière d’utiliser au mieux ce traité. Parce que je pense que juste le fait d’avoir un traité est important. [Jeremy] Corbyn a déclaré quelque chose à ce sujet comme si ça allait de soi : « Vous savez, ces Etats ont interdit les armes nucléaires. » Cela légitime le traité. Un peu comme le discours de Prague d’Obama a légitimé les travaux sur ce sujet. Beaucoup de personnes se sont plaintes du fait qu’il n’en avait pas fait assez, mais ce discours était important pour nous, parce que ça a fait penser qu’il n’était pas naïf de s’occuper de cette question. C’était réellement un sujet que même le Président des Etats-Unis trouvait important, même s’il n’avait rien fait à ce sujet.
Mais nous pouvons espérer que ce traité va faciliter l’arrivée de nouvelles personnes, parce qu’il existe maintenant un traité international. On ne peut le nier et même ses opposants vont devoir le citer en référence. Donc tout a progressé d’une étape et c’est à présent sur cette base que nous lançons nos nouveaux projets et efforts. Je pense que ça va nous aider. Je pense que nous devons travailler plus dur dans les pays d’Europe, ainsi que dans les Etats nucléaires, pour acquérir plus de soutien public. Il se passe un grand débat sur la signature de la Suède, parce qu’un journal a fait savoir que les Etats-Unis exercent des pressions.
Cette idée selon laquelle ce serait une politique d’extrême gauche d’être favorable à l’interdiction des armes nucléaires, nous devons la briser encore et refaire de la question un sujet humanitaire. Nous devons les amener à justifier les raisons pour lesquelles ils veulent utiliser des armes nucléaires, pourquoi ils veulent utiliser des armes de destruction massive qui massacreraient des civils. Pourquoi n’est-ce pas la question ? Au lieu de demander pourquoi nous voulons mettre à mal les accords de sécurité ? Ils veulent nous placer dans la position où nous devons défendre notre point de vue, alors qu’ils devraient se trouver en position de tenter d’expliquer pourquoi ils veulent disposer d’une arme de destruction massive, à quoi ils entendent l’utiliser et comment ils vont l’utiliser.
PZ: Prévoyez-vous de nouvelles rencontres des militants ICAN dans un proche avenir ?
BF: Beaucoup de projets, pas d’argent ! Nous devons lever quelques fonds. Beaucoup d’argent a été utilisé pour les négociations. Nous devons repenser à certains projets à présent. Nous devons faire plusieurs choses très intéressantes dans la campagne « ne financez pas la bombe ». Je voudrais faire quelque chose pour l’assistance aux victimes et la remédiation environnementale, des choses très pratiques que les gens peuvent faire pour que ce traité ait un impact, même s’il n’est pas signé, mais je pense que bien sûr nous aurons aussi besoin d’une rencontre de militants dans un avenir proche, peut-être début 2018. Peut-être quelque part en Europe, rassembler les Etats sous parapluie, pas un grand spectacle mais une rencontre vraiment pratique : qu’est-ce qu’on fait maintenant, quel est le point central, comment nous allons faire bouger les choses ? Mais je pense aussi à une sorte d’instrument, vous savez comme l’observateur des mines et des armes à sous-munitions, qui peut attirer l’attention des médias.
Je ne pense pas que nous devrions faire exactement cela, mais je pense en particulier, en considérant la Corée du Nord, à la manière dont nous devrions pouvoir décrire les activités des Etats nucléaires dans la perspective du traité. Les Etats-Unis et la Corée du Nord mettent des missiles à l’essai pour préparer l’utilisation d’armes nucléaires sur des villes, des civils, et c’est inacceptable, et d’autres Etats l’ont interdit. Le Royaume Uni investit dans de nouveaux sous-marins pour lancer ces armes qui viseront des villes et des civils. C’est un comportement inacceptable. Diffuser ces informations pour que nous puissions travailler un peu plus avec des experts techniques en armes nucléaires que nous n’avons fait jusqu’à présent, parce que nous avons été très concentrés sur les simples négociations politiques aux Etats-Unis, qui sont leur propre monde, mais à présent nous devons prêter attention aux arsenaux réels et la manière dont ils sont utilisés.
PZ: Oui, c’est au sujet de la création d’une conscience, la création d’une attention du public et la génération d’une pression croissante à ce sujet pour laquelle les politiciens n’auront d’autre choix que d’adopter des politiques favorables à l’interdiction.
BF: Et rendre les politiciens responsables du maintien de l’arme nucléaire. Nous avons actuellement en Suède et en Norvège de grands débats sur ce traité, et comment un si grand nombre de politiciens peuvent déclarer à l’aise que nous avons besoin d’armes nucléaires pour nous protéger. Mais au lieu de cela, nous devons leur faire sentir une responsabilité pour déclarer « Nous devons avoir une capacité de tuer massivement des civils pour nous protéger, » je veux dire que nous devons les pousser à dire et exposer ce qu’ils proposent exactement de faire. Les armes nucléaires ne sont pas un dispositif de sécurité magique, c’est vraiment une arme que vous destinez à être utilisée à quelque chose. Pour que la dissuasion fonctionne, il faut être prêt à détruire concrètement une ville entière, ce qui est illicite en droit humanitaire. Vous ne pouvez pas le faire ! Ce n’est pas une chose dont on peut tirer de la fierté, ni que l’on peut considérer comme une position de puissance. Je pense donc que nous devons souligner, lors de chaque exercice, chaque investissement, et chaque fois qu’ils posent un acte devenu illicite selon les termes du traité, qu’il s’agit d’un comportement inacceptable.
PZ: Montrer du doigt l’hypocrisie, en fait.
BF: Oui.
PZ: Cette période a dû être incroyablement stressante pour vous au cours des neuf dernières années et il y a dû avoir des moments où vous avez pensé « Mon Dieu, c’est si dur. » D’où avez-vous tiré votre inspiration ? Qu’est-ce qui vous a donné la force de dire « Vous savez, c’est vraiment dur mais nous devons continuer. » C’est venu d’où ?
BF: Je pense que ce sont tous les collègues. Je veux dire, sans aucun doute, toutes les organisations partenaires et toutes ces personnes vraiment formidables dans ce réseau, que ce soit ICAN et du côté gouvernemental, et du côté CICR. Ce sont des personnes vraiment brillantes et nous nous sommes beaucoup amusés dans l’ICAN et je pense que c’est aussi une clé. Vous savez, il faut s’amuser parce que si c’est amusant alors vous n’accordez pas d’importance aux tweets d’un vieillard aux Etats-Unis au sujet de l’interdiction. Nous savons que nous faisons ce qu’il faut faire et cela nous suffit. Et nous n’avons plus à convaincre personne à l’heure actuelle. Et en soi, cela génère plus de puissance pour l’initiative. Je pense qu’une des choses que vous pouvez constater, c’est la frustration des Etats nucléaires, parce que nous n’accordons pas d’importance au fait de savoir s’ils sont là ou non. Cela leur fait vraiment mal parce que nous avons créé notre propre position de pouvoir et nous continuons à avancer, ne leur reconnaissant aucune autorité sur nous.
Chaque fois que je vais à Washington ou même à Londres, vous avez ces rencontres et vous pensez que c’est si dur, et vous voyez ces tweets et ces articles dénigrant le traité. Alors vous pouvez vraiment déprimer et penser que c’est de la merde et que personne ne change de point de vue, puis vous rencontrez les gens qui ont travaillé sur la question. Vous voyez que c’est juste formidable. Nous l’avons fait et maintenant nous avons ce traité !
Alors je pense que vous pouvez avoir à limiter vos ambitions. Par exemple, penser que ça ne changera peut-être pas le monde, probablement pas en un sens. Je pense qu’un monde sans armes nucléaires serait exactement le même qu’un monde avec l’arme nucléaire. Cela ne fera aucune différence sachant que nous avons assez d’armes conventionnelles pour tout détruire aussi bien. Il n’y aurait simplement pas d’armes nucléaires et ce serait une bonne chose. J’essaie donc de ne pas mettre trop de pression sur nous-mêmes à ICAN, mais nous avons obtenu un traité et c’est bon !
Comme nous l’avons dit sur le forum ce matin, nous sommes parvenus à inclure un objectif normatif dans un document juridique qui s’intègre dans le droit international. Vous savez, ils peuvent dire tant qu’ils veulent que cela ne signifie rien, que cela n’a pas d’impact sur ces pays. Mais c’est tout de même un traité, il fait partie du droit international et c’est cool !
Et vous ne pouvez avoir cette attitude que si vous vous entourez d’autres personnes qui travaillent sur le sujet. Beaucoup de personnes qui ont travaillé sur les mines terrestres et sur les armes à sous-munitions et ont ce genre d’attitude que c’est tout à fait possible. N’écoutons pas ceux qui ne soutiennent que le négatif et prétendent que nous avons toujours tort.
Je parle de cette idée de consensus. Pourquoi devrions-nous rechercher cela ? Parce que si tout le monde était d’accord, je veux dire, regardez le monde, c’est plutôt horrible en un sens. Si tout le monde était d’accord de faire quelque chose, cela ne changerait rien. Donc, pour que les choses changent, il faut que ce soit conflictuel. Nous nous sommes beaucoup inspirés d’autres traités bien entendu. Mais aussi de grands mouvements sociaux comme ceux des droits civiques, le droit de vote des femmes, la lutte contre l’apartheid, et les militants de ces mouvements étaient aussi marginalisés, traités de fous, les gens disaient qu’ils étaient trop agressifs et qu’ils devaient rechercher des compromis.
Je veux dire, imaginez que des gens auraient dit qu’on devait rechercher des compromis avec les nazis. « Cherchons un terrain d’entente, construisons des ponts entre les nazis et les non-nazis, peut-être qu’un peu de nazisme est acceptable, mais pas trop. » C’est juste ridicule ! Soit vous êtes favorable au meurtre massif de civils, soit vous ne l’êtes pas. Pourquoi bâtir des ponts entre les deux points de vue ?
Traduit de l’anglais par Serge Delonville