Sous la forme d’un feuilleton en quatre parties, Mémoire des luttes publie une enquête exclusive de Maurice Lemoine consacrée à la question de la « guerre économique » au Venezuela.


Alors que la vague de violence déclenchée par une opposition décidée à le renverser a provoqué la mort de plus de cent dix personnes depuis début avril, le président « chaviste » Nicolás Maduro a réussi son pari : faire élire une Assemblée nationale constituante le 30 juillet. Malgré une situation extrêmement tendue et les menaces proférées contre les électeurs par les groupes de choc d’extrême droite, plus de 8 millions de citoyens (41,5 % de l’électorat) se sont déplacés et ont choisi leurs représentants.

Largement traitée par des médias totalement acquis à l’opposition, la grave crise que traverse le Venezuela comporte une dimension systématiquement passée sous silence : comme dans le Chili de Salvador Allende, une sournoise mais féroce « guerre économique » déstabilise le pays.

Liens aux 4 parties :

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PARTIE 3

PARTIE 4

 

PARTIE 3

Des dirigeants de l’opposition aux prélats (bien nourris !) de la Conférence épiscopale vénézuélienne en passant par le secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA), le grand ami de Washington Luis Almagro, monte un même cri : il faut d’urgence ouvrir un « canal humanitaire » pour permettre l’approvisionnement du pays en matériel et en produits médicaux. D’après Freddy Ceballos, président de la Fédération pharmaceutique du Venezuela, la dette de l’Etat envers le secteur serait colossale : plus de 5 milliards de dollars. En conséquence, les stocks de médicaments disponibles ne correspondent qu’à 15 % des besoins.

En mai 2012, sous Chávez, les mêmes acteurs dénonçaient déjà une coupe de 42 % des devises dans le secteur de la santé ; en 2013, ils annonçaient un niveau de pénurie de 40 % ; en 2014 de 60 %, en 2015 de 70 %. Ce à quoi, après examen des chiffres et statistiques, Pasqualina Curcio répond : « Ils ne correspondent pas au niveau d’importations enregistrés (…) et encore moins aux rapports financiers annuels des grandes corporations transnationales responsables de l’importation de ces produits. »

Ces « grandes corporations » reçoivent des devises à taux préférentiel, achètent les produits à l’extérieur et les vendent en bolivars tant au Système public national de santé (SPNS) qu’aux établissements privés. Alors que, de 2003 à 2014, l’importation de produits pharmaceutiques a connu en dollars une augmentation de 463 %, Henry Ventura, ex-ministre de la santé et actuel directeur de l’Ecole de médecine Salvador Allende, chiffres lui aussi en main, signalait en janvier dernier : « En 2004, les laboratoires ont reçu 608 millions de dollars sans qu’on note de pénuries. » En revanche, plus rien ne va lorsqu’ils obtiennent « un total de 3,2 milliards de dollars en 2013 et 2,4 milliards de dollars en 2014 [1 ». Raison pour laquelle, un an auparavant, alors député, il avait déjà exhorté la Procureure de la République Luisa Ortega à enquêter, « vu qu’on ne trouve plus de médicaments nulle part ». Semblerait-il sans grand résultat.

« Aucune des grandes corporations pharmaceutiques responsables de l’importation de 50 % des produits pharmaceutiques au Venezuela n’a enregistré des pertes, une diminution des bénéfices ou une chute des ventes durant 2015, note Curcio ; pas plus qu’en 2012, 2013 et 2014. » Des propos difficilement contestables car confirmés dans son ouvrage par la reproduction des rapports financiers des firmes en question – Abbott Laboratories C.A., Productos Roche, Novartis de Venezuela S.A., Bayer S.A., Pfizer Venezuela S.A., Sanofi-Aventis de Venezuela S.A., Merck S.A., etc [2].

Le 2 septembre 1973, neuf jours avant le coup d’Etat de Pinochet, les Chiliens pouvaient lire dans le quotidien Clarín : « “Grâce au travail volontaire, les samedis et dimanches, puis au travail de nuit, nous augmenterons la production du sérum dont notre pays a besoin”, affirment unanimement les 45 travailleurs du Laboratoire Sanderson, unique producteur de ce médicament vital au Chili », tandis que leur syndicat, se référant à la pénurie artificiellement créée par ce monopole, ajoutait : « Nous affirmons devant l’opinion publique que notre mouvement légitime (…) a pour objet la défense du pouvoir exécutif lorsqu’il entend réquisitionner les entreprises qui boycottent la production et qui sont vitales et stratégiques pour le pays [3]. »

Comparaison n’est pas raison ? En juin 2017, au Venezuela, les représentants de la Fédération des travailleurs de l’industrie chimique pharmaceutique (Fetrameco) accusaient les laboratoires Calox, Leti, Vargas, Behrens et Cofasa de diminuer leur production de médicaments prioritaires pour la population. De son côté, Richard Briceño, du syndicat des laboratoires Calox, dénonçait : « Ils utilisent la matière première pour fabriquer des produits vétérinaires et abandonnent l’élaboration des médicaments essentiels [4].  »

Au mois de février précédent, après une enquête des services de renseignements, plus de six tonnes de médicaments et de matériel chirurgical avaient été saisies dans deux habitations de Maracaibo (Etat de Zulia). Importés grâce aux dollars préférentiels, ils étaient destinés à partir en contrebande, comme le font d’énormes quantités détournées vers la Colombie.

Rien de plus démoralisant pour quiconque que d’être privé de ce qui rend la vie agréable – savon, déodorant, shampoing, dentifrice ou crème à raser. Quatre grandes entreprises contrôlent le marché des produits d’hygiène au Venezuela : Procter & Gamble, Colgate, Kimberly Clark et Johnson & Johnson. D’après leurs rapports financiers annuels, y compris ceux de 2105, aucune n’a enregistré de pertes ni de diminution des ventes. Entre 2004 et 2011, le firme Johnson & Johnson a reçu du gouvernement environ 2,8 millions de dollars par mois ; en 2014, elle en empoche 11,6 millions pour une même période, quatre fois plus que ce qu’elle recevait habituellement : tous ses produits manquent sur les lieux habituels d’écoulement.

En 2014 encore, Procter & Gamble s’est vu octroyer au taux préférentiel 58,7 millions de dollars, 5,3 fois plus que ce qu’elle recevait entre 2004 et 2011 (11 millions de dollars). S’ils mentionnent les difficultés et incertitudes dues aux taux de change évolutifs (et parfois erratiques), ses rapports annuels n’enregistrent ni diminution des ventes ni pertes opérationnelles au Venezuela [5]. En juillet 2015, en plein marasme affectant les consommateurs, la firme publie ce communiqué : « Ces dernières années, la compagnie a fait dans le pays d’importants investissements destinés à augmenter la capacité locale de production et à offrir des innovations dans nos produits. Il en résulte que notre capacité locale de production a augmenté de plus de 50 % et que nous jouissons aujourd’hui d’une absolue préférence des consommateurs vénézuéliens, qui ont fait de nos marques les leaders dans les catégories où elles sont en compétition [6].  »

En ce qui concerne le papier hygiénique, on offrira ici un sujet d’enquête aux journalistes que ce sujet fascine et qui ont du mal à se renouveler : en 2014, l’entreprise responsable de son importation et de sa distribution, Kimberley Clark de Venezuela, a reçu 958 % de devises de plus que celles qui lui ont été assignées entre 2004 et 2011. On pourrait même suggérer un titre : « Qui a piqué les rouleaux ? » Voire une autre investigation : comment se fait-il que dans tous les restaurants, de la plus modeste « cantina » à l’établissement le plus luxueux en passant par les innombrables « fast food », on trouve sur toutes les tables, à profusion, des serviettes en papier ?

Comme celui de Chávez, le gouvernement de Maduro se caractériserait par une violente hostilité envers le monde des affaires. Pour preuve : en faisant approuver en 2011 (Chávez) une loi organique sur « les prix juste », le pouvoir impose un plafond aux prix des produits de première nécessité et, en établissant en février 2014 (Maduro) une marge bénéficiaire maximum de 30 % sur les biens et services vendus, il ruine les commerçants. Plus personne ne produit ni ne travaille, les prix étant désormais inférieurs aux coûts de production.

Vue sous un autre angle, on ne jurerait pas que l’occupation de la chaîne Daka en novembre 2013 a été totalement injustifiée : après avoir obtenu plus de 400 millions de dollars d’argent public de 2004 à 2012 pour importer des biens électrodomestiques à bas prix, cette chaîne présente à Caracas, Punto Fijo, Barquisimeto et Valencia surfacturait jusqu’à 1000 % ses produits. Quant aux problèmes du magasin d’électronique et d’audio-visuel Pablo Electronica avec les autorités, ils ont commencé à la même époque lorsque a été découverte une augmentation injustifiée – de 400 % à 2 000 % des prix.

Création du chavisme en 2003, les contrôles ont été longtemps limités aux produits de première nécessité. Le pas supplémentaire effectué par Maduro a eu pour objectif, outre la lutte contre les usuriers et les spéculateurs, de limiter l’inflation (la plus haute d’Amérique latine).

Petites ou moyennes, certaines entreprises ont effectivement des problèmes parce qu’en compétition, dans un contexte hyper-spéculatif, avec de puissants concurrents. De véritables monopoles très souvent. Mais, plus globalement, l’analyse des données de n’importe quelle firme, où qu’elle opère dans le monde, permet de constater que le taux de marge moyen se situe non à 30 %, mais autour de 10 % ou 11 %. Pour tout capitaliste, il s’agit d’un bon résultat. Les économistes néolibéraux devant d’ailleurs reconnaître que les marges bénéficiaires sont élevées au Venezuela, ils objectent que « c’est à cause du risque » – l’argument théorique de la spéculation.

Sur les quarante-deux marchandises mises sur le marché par Polar, seules quatre ont un prix « régulé » : la farine de maïs, le riz, l’huile et les pâtes alimentaires. Cela n’a pas empêché que, avant l’élection présidentielle d’avril 2013, l’ensemble de sa production, et non ces seuls produits, ait reculé de 37 % ; au moment de « La Salida » (2014), de 34 % ; avant les législatives de décembre 2015 de 40 % [7].

Pour importer, on l’a vu, les négociants doivent acheter leurs dollars au gouvernement. Nul ne niera ici que le processus bureaucratique complexe ou les changements de règles permanents constituent un casse-tête pour un individu normalement constitué [8]. Ni que la masse globale des devises à octroyer a diminué. Ce qui a provoqué – ou plutôt accentué – un marché parallèle sur lequel la monnaie américaine se négocie bien au-dessus du cours officiel.

En décembre 2012, 1 dollar s’échangeait légalement contre 4,30 bolivars et, au taux parallèle, contre 10 bolivars. En 2013, on passait de 6,30 bolivars au cours légal à 20 dollars au marché noir. Durant les deux derniers mois de 2014, le dollar « libre » était 28 fois plus haut que le dollar « gouvernemental ». A la veille des élections législatives du 6 décembre 2015, il culmine à prés de 900 bolivars pour un dollar, soit une augmentation de 8 900 % en a peine deux ans ! A l’heure actuelle, il atteint 5 000 bolivars (contre 10 au cours officiel) !

Faute de devises obtenues à travers les mécanismes d’Etat, des particuliers, en quête de valeur refuge, achètent des dollars sur le marché noir. De leur côté, certains acteurs économiques – essentiellement les petites entreprises – se voient dans l’obligation de se tourner eux aussi vers ce monde parallèle. Une fois leur marchandise achetée à l’étranger, ils établissent leur prix de vente : salaires, frais généraux et montant de la facture en dollars reconvertie en bolivars, mais en fonction du taux de change prohibitif, ce qui fait exploser la valeur finale du produit. Dans ce cas précis, on peut légitimement attribuer une part de la responsabilité de l’explosion des prix « à la crise » et à un gouvernement dépassé par les événements.

Toutefois, le phénomène ne s’arrête pas là, ce qui en rendrait les effets relativement limités. Il s’aggrave lorsque les importateurs majeurs, bien qu’ayant reçu des devises au taux préférentiel, calculent leurs prix… en fonction du taux illégal. Pour l’explosion de leurs de profits illicites, pour le plus grand malheur du consommateur, qui voit s’écrouler son pouvoir d’achat. Sachant par ailleurs que nombre de corporations, lorsqu’elles reçoivent cinq dollars du pouvoir, n’en utilisent qu’un pour l’importation, et spéculent avec les quatre autres sur ce marché mafieux. Leur « business » n’est pas de pourvoir le pays en aliments, nous explique-t-on, mais « d’acheter et de vendre des dollars, sous prétexte d’acquérir des aliments ».

Les difficultés deviennent définitivement insolubles pour les autorités quand, par ailleurs, le taux de change parallèle explose parce que manipulé.

Sur ce fameux marché, le taux de change a enregistré une tendance constante à la hausse de 1999 à juillet 2012. Mais, de 26 % en moyenne jusqu’à 2011, cette variation annuelle dérape de 2012 à 2015, passant à 223 % (423 % entre 2014 et 2015), affectant la consommation finale et les processus de production. « Les variations les plus importantes, note Curcio dans son ouvrage, ont été enregistrées en octobre 2012 (présidentielle de Chávez), décembre de la même année (élection des gouverneurs des 24 Etats du pays), avril 2013 (nouvelle présidentielle) et décembre 2013 (élections municipales). » A partir de la fin 2013, l’augmentation sera soutenue et disproportionnée jusqu’à janvier 2016 (les élections législatives perdues par le chavisme ayant eu lieu en décembre 2015).

« La valeur de la monnaie sur le marché illégal, dénonce Curcio, ne répond à aucun critère économique ni aux variables associées, ne correspond en rien à la réalité, mais obéit à une intention politique qui cherche la déstabilisation à travers la distorsion des marchés et de l’économie en général. »

L’instrument de cette guerre (pas vraiment) invisible s’appelle Dollar Today (DT).

 

NOTES

[1]  El Universal, Caracas, 29 janvier 2017.

[2]  La Mano visible del Mercado. Guerra económica en Venezuela, op. cit (pages 101 à 106).

[3] Miguel González Pino et Arturo Fontaine, Los mil días de Allende, Centro de Estudios Públicos, Santiago, 1997.

[4]  Últimas Noticias, Caracas, 6 juin 2017.

[5] P & G, 2015, Annual Report.

[6] « Comunicado de P & G », La Patilla, Caracas, 30 juillet 2015.

[7]  El Telégrafo, Quito, 19 novembre 2016.

[8] On est ainsi passé en 2013 de deux taux de change (l’un officiel, l’autre au marché noir) à quatre taux de change (trois officiels et un au marché noir).

L’article original est accessible ici