par Mauro Armanino
Les intellectuels sont des humains, ils ne sont pas des « dieux ». Ils peuvent se tromper, trahir, confisquer la voix à ceux qui devraient l’avoir. Néanmoins ils gardent un rôle incontournable pour une transformation possible. Sans eux une société risque de plonger dans la simple administration de ce qui constitue l’actualité.
Apparence, mensonge, hypocrisie, masque, voilà le caractère du temps présent ; masque notre politique, masque notre moralité, masque notre religion et masque notre science. Qui dit la vérité aujourd’hui est un impertinent (L. Feuerbach, Essence du Christianisme, 1841, préface)
C‘est écrit pour aujourd’hui et peut être pour toute époque et tout lieu. Passent les siècles et d’un certain point de vue les choses n’ont guère évolué depuis. Néanmoins on remarque, par moment, comme une plus grande évidence de ce que ce philosophe allemand remarquait en son temps. A certains moments dans l’histoire d’un pays, ce que Ludwig Feuerbach observe revêt un caractère plus lourd de sens et dangereux.
Dans les sociétés traditionnelles, il existait des mécanismes pour faire en sorte que le pouvoir entende la vérité : les fous et les griots avaient cette tâche. De nos jours ce rôle devrait être joué par les intellectuels. C’est à eux que revient, entre autres choses, la lourde tâche de « déranger » toute tentative de « normalisation » de la réalité.
L’éloignement du peuple
Selon l’historien Joseph Ki-Zerbo qui a écrit l’introduction de l’œuvre de Abdou Moumouni intitulé « L’éducation en Afrique », l’auteur du livre était une personne, un intellectuel « ligoté » à son peuple et pour son peuple. Cela signifie partager la même destinée, les mêmes espérances et parfois le même naufrage du peuple.
Où sont passés les intellectuels nigériens ? Pourquoi cet assourdissant silence par rapport à l’histoire contemporaine du peuple nigérien ? Comment expliquer le mutisme devant les dérives sociales et politiques qui sont sous les yeux de tous ?
C’est un silence complice qui révèle l’état de « domestication » intellectuelle et qui devient préoccupant. L’éloignement des intellectuels du peuple, en particulier du monde rural, qui cinstitue la majorité dans ce pays a coincidé avec un autre type de lien. Les intellectuels se sont « ligotés » au pouvoir en place.
Ce qui était dans le temps un travail de discussion sur la facon dont le pouvoir se conduisait est devenu une apologie du pouvoir. Les intellectuels se sont réduits à devenir les « griots » du pouvoir, se limitant à faire du rabâchage des discours et des idées dominantes.
Certaines conséquences
D’abord c’est l’autocensure. Elle, au fond, constitue la pire des censures et il ne suffira pas de rappeler le nouveau classement des pays avec la liberté de presse. L’autocensure arrive là où la répression ne peut pas arriver. Elle est une mutilation de la pensée véridique et alors la réalité doit s’accommoder des intérêts de la place publique. En effet la liberté n’est pas une question de « quantité » mais plutôt de « qualité ». Elle ne pourra pas être vendue aux enchères sur le grand marché des consensus.
Puis il est question de l’effacement du débat public contemporain, comme si les intellectuels vivaient dans leur monde, à part, loin des préoccupations et des souffrances des pauvres. La politique, pour paraphraser, et « une chose trop sérieuse pour la laisser aux mains des politiciens »… Il s’agit d’un effacement délibéré, conscient, voulu, cherché, désiré, utilisé et, par moment, regretté. On a l’impression d’une classe intellectuelle sans direction ni orientation ; leurs seules préoccupations : celle des voyages à l’étranger qui, eux, ne manquent pas.
L’accrochage au Ong, au monde humanitaire, aux recherches pilotées et lucratives, au système de reproduction du système…, voilà l’autre conséquence de la démission intellectuelle de nos jours. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dit une sagesse populaire bien ancrée dans le patrimoine collectif. L’achat des intellectuels par ceux qui ont les moyens est une conséquence et un facteur déclencheur. Les intellectuels se transforment en « sous-traitant » locaux du néo-colonialisme (qui n’est pas seulement occidental).
« Les missions » des intellectuels dans la société
Celle de « dérangeur ». C’est-à-dire celle de contribuer à entraver la marche du consensus au rabais. C’est une autre manière de dire « conscience critique », chien de garde, sentinelles qui savent veiller à tout signe de dérive totalitaire du pouvoir. Cela implique une double liberté :
– De la tentation du pouvoir, dont il est essentiel de se maintenir sciemment à l’écart,
– De la peur de penser, de dire, de tenter la création d’autres imaginaires sociaux.
– Celle de « mineur » : c’est-à-dire la capacité de ‘creuser’ la terre pour y détecter les richesses cachées. C’est aussi la capacité de ‘lire les signes’ qui révèlent la présence d’une veine précieuse à suivre.
Celle « d’écouteur » (ou d’être à l’écoute). C’est-à-dire la capacité d’entendre les « bruits » du futur qui s’annoncent et d’accompagner cela, devinant des nouveaux langages, symboles et lieu de discernement collectif.
Celle de « passeur ». C’est-à-dire de chercher d’autres pistes qui fassent éviter l’impasse sociale et politique. C’est le risque de traverser les déserts, les mers et la poussière du quotidien qui souvent étouffent les espérances d’un futur différent.
Quelques conditions pour réaliser cette vocation
– Accepter une certaine « solitude » et manquer de popularité de la part du pouvoir en place. Cela implique un certain isolement des chanteurs des louanges du « roi » et de ses griots. Une mise à l’écart de l’argent et du succès facile des médias.
– Un style de vie proche de ceux/celles qui ont la vérité, c’est-à-dire les pauvres. C’est à eux que revient la vérité. Depuis leur point de vue on peut apprendre et voir autrement la réalité. Elle sera perçue avec des yeux ‘nettoyés’ par les larmes de leurs souffrances.
– Se maintenir suffisamment libres et éloignés du pouvoir afin de garder la juste distance et liberté de jugement. Celui de l’argent est un pouvoir séduisant ; s’en éloigner permet et implique la capacité de garder le cap vers l’essentiel dans la vie.
– Etre disposés à se laisser questionner par la vie et la réalité. L’honnêteté vis-à-vis de la réalité aidera à ne pas tomber dans le piège des pensées académiques. Cela demande du courage : la réalité est ‘têtue’ et défie les constructions idéologiques de complaisance ou de domination.
Conclusion
Les intellectuels sont des humains, ils ne sont pas des « dieux ». Ils peuvent se tromper, trahir, confisquer la voix à ceux qui devraient l’avoir. Néanmoins ils gardent un rôle incontournable pour une transformation possible. Sans eux une société risque de plonger dans la simple administration de ce qui constitue l’actualité. On tentera de « naturaliser » tout ce que le pouvoir a intérêt à naturaliser : par exemple la pauvreté, les famines et l’exclusion chaque fois plus poussées des pauvres. La fatalité laissera la place à la responsabilité des choix des acteurs de la société.
La pensée du véritable intellectuel n’est pas totalement « domestiquée »…, les intellectuels avec leurs indifférences aux barrières conventionnelles et aux structures rigides peuvent aller toujours à la limite, dans cette condition qui se définit comme le refus de porter le monde là où il était, de continuer à se pousser encore devant, avec le résultat probable de démanteler l’ordre dominant et la sacralité même des choses… (Hannerz, U., La complexité culturelle).