Par Chawqui Lotfi
Le Maroc, loin d’être une exception historique, traverse une combinaison et accumulation des contradictions qui, bien que contenues périodiquement, refont surface à un niveau plus aigu. La séquence actuelle confirme la longue durée des processus révolutionnaires, au-delà des phases de reflux, et la profondeur de la crise politique et sociale. Depuis 8 mois, la mobilisation populaire s’est installée dans le Rif. Déclenchée en réaction à la mort de Mouhcine Fikri [1], le mouvement s’est enraciné et organisé.
Vers un nouveau cycle de luttes populaires ?
La journée du 18 Mai, appelée pour contrer la propagande du régime et réitérer les revendications du Hirak a été couronnées de succès. Le dispositif policier et militarisé n’a pu intervenir en raison de la force concrète de la mobilisation. La contestation s’est enracinée dans de nouvelles localités et des appels en solidarité avec le Rif ont eu lieu dans tout le pays. La vague répressive qui s’en est suivi le 26 Mai a visé le noyau dur de la direction du Hirak, espérant ainsi désorganiser le mouvement et l’amener à se recentrer sur la seule exigence de la libération des détenus et à imposer un « dialogue » selon l’agenda et les canaux du pouvoir. Cette stratégie n’a pas eu le succès escompté par le pouvoir.
Le Hirak a fait émerger une nouvelle direction civile organiquement lié au mouvement de contestation, ce dernier a produit une large couche de militant-es anonymes ayant fait leurs armes dans l’expérience de masse de la confrontation avec le pouvoir. Aucune désorganisation fatale ne se fait sentir, preuve s’il en est de l’enracinement de la protestation, même si celle-ci devient plus difficile. Par ailleurs, les tentatives de faire émerger une direction plus conciliante n’ont pas aboutie en raison du degré de radicalité et d’exigence du mouvement
La contestation loin de faiblir s’est enracinée dans une activité quotidienne. Elle a également stimulé la solidarité dans tout le pays et le début d’extension géographique au-delà du Rif. Ce sont, d’une manière désynchronisée, des dizaines de villes qui ont connu des appels à la mobilisation.
La répression a fait émerger dans la lutte un mouvement de femmes à l’avant-garde du combat pour la libération des détenus mais aussi comme acteur spécifique dans la mobilisation.
Il n’y aucun changement au niveau de la plateforme générale du Hirak et sa stratégie actuelle. C’est l’ensemble des revendications portées depuis plusieurs mois qui constituent le socle de la mobilisation. La question de la libération des détenus, bien que devenue centrale, ne se substitue pas à cette démarche générale, mais porte à un niveau supérieur, la combinaison de la lutte pour la liberté politique et la satisfaction des revendications sociales.
Le « dialogue » est toujours refusé pour les mêmes (bonnes) raisons : tant qu’il n’y a pas de libération de tous les détenus, la levée de la militarisation, la reconnaissance des représentants décidés par le Hirak lui-même. Pas plus qu’il ne s’agit d’un dialogue en échange de l’arrêt de la mobilisation ou avec les personnages de la façade démocratique , corrompus et sans pouvoir réel, ou pour des objectifs autres, que la satisfaction des revendications, assorties de mécanismes de garanties et de contrôle.
Le pouvoir a été à nouveau mis en échec sur le plan politique. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la journée nationale du 11 juin. Entre le 18 mai et le 11 juin se sont succédé les appels locaux de solidarité, dans un contexte où le niveau de répression dans le RIF a cherché à imposer une chape de plomb, rendant impossible tout rassemblement/manifestation massive et empêcher de fait, une activité de masse quotidienne. Tout en continuant la vague d’arrestation des animateurs de la mobilisation (plus de 120 aujourd’hui). Les mobilisations dans le reste du pays ont également été fortement réprimées. C’est dans ce contexte que l’appel à une initiative centralisée à rabat a vu le jour avec pour slogan fédérateur « Nous sommes un seul pays, un seul peuple, Tous contre la Hogra ».
Cette initiative a été soutenue par un arc de force assez large regroupant des secteurs militants du mouvement social, la gauche non gouvernementale, les forces de la gauche radicale, l’opposition islamiste indépendante, les associations des droits de l’homme, les coordinations locales de soutien au RIF, les courants amazighs. Son objectif était de contrer la propagande du pouvoir contre le prétendu séparatisme, de situer le terrain du conflit sur le refus de la Hogra et des questions sociales, d’apporter une solidarité à la mobilisation du rif et d’exiger la libération des détenus et l’arrêt de la répression. Mais derrière ces objectifs, il s’agissait aussi de vérifier les possibilités de la construction d’un mouvement au niveau national. Malgré le contexte du ramadan, La manifestation ouverte par le comité des détenus des familles du Rif fut un véritable succès avec une participation de 100 à 150000 manifestants. Comme lors du M20F, les organisations n’apparaissent pas en tant que telle, même si on pouvait signaler la démonstration de force d’Adl Wal Ihsane (AWI [11]). Mais l’essentiel est dans le fait que cette initiative a pu unifier les slogans sur des bases progressistes de revendications des droits pour tous et toutes. Elle annonce la constitution d’un front pour la défense des libertés, de la dignité et la justice sociale comme l’affirme son communiqué final, s’engageant dans toutes les régions du pays à construire les mobilisations. En tout état de cause, le pouvoir est maintenant confronté à deux processus : le maintien de la résistance populaire dans le rif, le réveil social et démocratique dans les autres régions du pays. C’est une nouvelle situation sociale et politique qui s’ouvre. L’émergence d’une dynamique sociale, d’un HIRAK global sera toutefois un processus complexe marqué par l’inégalité des rythmes, des défis nouveaux et la capacité des forces engagées à éviter les pièges tendues par le pouvoir, sans répéter les erreurs ou limites du M20F. Les défis et enjeux des mobilisations actuelles
Il s’agit de mettre en cœur de la mobilisation les urgences sociales et démocratiques concrètes, de décliner la lutte contre la Hogra sur le plan local. La lutte pour « la fin du règne de la prédation, de l’austérité, de la Hogra et de la répression » doit partir des préoccupations immédiates des masses populaires. A travers cette démarche, il ne s’agit pas réduire ou de considérer une perspective nationale comme une simple addition de mobilisations locales, mais de donner un contenu concret au combat pour la liberté, la dignité et la justice sociale, en partant de ce qui apparait urgent et immédiat aux yeux des masses populaires. Les différences sociales, géographiques, culturelles doivent être intégrées dans les espaces de mobilisation. Ces différences pèsent et vont peser dans la construction de la mobilisation. Il est fort probable que ça soit dans les petites et moyennes villes ou les périphéries d’autres régions du Maroc inutile que la contestation trouve un premier essor de masse :Tinghir, Zagora ; Imintanout, Beni Mellal, Guersif, Azilal, Goulmime, Sefrou, Nador, Khemisset en fournissent des indices. Le fil conducteur commun existe objectivement mais les points de départ à une activité de masse peuvent être divers. Sans ces multiples dynamiques de bases, les enjeux et possibilités d’expression et coordinations nationales resteront limités. Cela doit s’imbriquer avec des moments nationaux, mais sans perdre de vue la nécessité d’ancrer les mobilisations sur des territoires concrets.
De refuser les mots d’ordres qui canalisent la lutte populaire vers des objectifs constitutionnels (une constitution démocratique ou une monarchie parlementaire) ne traduisant pas, à cette étape, la nécessité d’en finir avec le makhzen de la prédation et de la répression, la répondre aux urgences sociales, et qui diviseraient le mouvement sur la nature des « solutions politiques ». Il ne s’agit pas de limiter le mouvement ou de l’identifier comme simple mouvement socio- économique, mais de ne pas canaliser sa dynamique politique sur des terrains qui dépossède sa capacité à s’ériger, dans des conditions déterminées, en contre-pouvoir constituant par en bas, comme protagoniste politique à part entière. Ou des objectifs qui impliqueraient une coupure/ dissociation entre la nécessaire répartition solidaire et égalitaire des richesses et la réappropriation démocratique du pouvoir. Le mot d’ordre à cette étape doit se concentrer sur la fin du système makhzen et la satisfaction des droits et besoins sociaux. Ce mot d’ordre peut se préciser et évoluer en fonction du niveau de confrontation sociale et politique, du degré d’isolement du pouvoir central et de cristallisation de la crise politique. L’autre pendant à ce mot d’ordre, qui concerne plus spécifiquement la mobilisation en tant que telle réside, à cette étape, dans la constitution de fronts sociaux et démocratiques s’appuyant sur des comités populaire pour la lutte dans tous les espaces possibles.
La seule possibilité de faire face à la répression dans ce contexte, dépendra du niveau de mobilisation de masse, et de la capacité à faire émerger au cœur de la lutte, les capacités de renouvellement permanent du mouvement et de ses directions pratiques et civiles. Le pouvoir cherche à avorter l’émergence de directions de lutte organiquement liées à la base, et à rendre impossible les capacités d’auto organisation du mouvement, à une échelle de masse. C’est le défi majeur qui est posé aujourd’hui. L’extension du domaine de la lutte à un niveau national permettrait également de disperser les dispositifs répressifs. La solidarité internationale est également un levier pour isoler le régime sur ce terrain. Reste que l’articulation entre le caractère pacifique des mobilisations et la nécessité d’imposer le droit d’expression et de manifestation nécessitera d’innover dans les formes de luttes, combinant le choix des espaces, la capacité de mobilité, l’ancrage dans les quartiers populaires, la concentration ou la multiplication des actions. Dans les circonstances, où l’affrontement est inévitable, en raison des formes d’intervention répressive, l’autodéfense doit chercher à garder un caractère de masse et apparaitre comme légitime aux yeux de la population. Par ailleurs, nous ne pouvons ignorer qu’un des objectifs classiques du pouvoir est de détourner la dynamique de la mobilisation sur le seul axe de la libération des détenus, dans une longue guerre de position où les motifs initiaux de la lutte sont refoulés. Eviter ce piège par le maintien de l’unité des revendications sociales et démocratiques est essentiel dans la période qui vient
Le pouvoir cherche à créer des espaces de médiation visant à faire croire que le dialogue est possible. On a vu fleurir les initiatives, les prises de positions, les pétitions appelant « au dialogue » pour abaisser les tensions et trouver des solutions communes dans l’intérêt de la stabilité et du pays. La dernière en date sous l’initiative d’Illyas Ommari [12] où « tous les acteurs » ont été sollicités. Dans un contexte, où la lutte et la répression durent depuis plusieurs mois, des secteurs même sincères de la mobilisation peuvent penser qu’une intervention du roi ou un geste de sa part, ou l’établissement d’un « vrai dialogue », peut débloquer la situation. Reste que l’objectif visé n’est pas la réponse aux revendications des masses mais de gagner du temps, de diviser le mouvement et de remettre en selle des pare chocs protégeant le pouvoir central et diluant ses responsabilités.
Il s‘agit de refuser les officines politiques, les pseudos dialogues avec les marionnettes du pouvoir, les médiations et relais du système. Les demandes sociales et démocratiques doivent être orientées vers le pouvoir réel et les véritables centres de décisions [13].
Structurer, développer et auto-organiser la lutte
Un Hirak global passera par la structuration de fronts de lutte locaux qui ne se résument pas à un cartel d’organisations ou de réseaux militants. Il s’agit d’avancer vers des cadres de mobilisation de masses, participatifs et inclusifs, structurés par en bas, qui ne dépendent pas de l’agenda des organisations, mais développent leurs propres forces et directions de luttes. Cet enracinement populaire et local, où ceux et celles qui luttent, élaborent leurs revendications et dirigent leur lutte, est la condition d’une représentation organique du mouvement, y compris à l’échelle nationale. C’est ce processus qui permettra de massifier la mobilisation et de maintenir l’unité des forces qui luttent réellement pour le changement. Sans la prise en compte de cette dimension, c’est rester à une vision des rapports entre mouvements sociaux/populaires et forces politiques, contestable, historiquement dépassé, et qui constitue un problème et non pas un début de solution.
Un Hirak global nécessitera d’élargir l’unité, en incluant d’une manière stable les différents mouvements sociaux et les secteurs syndicaux sans attendre l’aval des bureaucratie ou leur bon vouloir, pour donner consistance à un véritable front social, démocratique et populaire tournée vers l’action. L’unité des forces politiques doit être sans exclusive mais sans concessions sur le fond : 1) l’unité pour la défense des revendications sociales et démocratiques immédiates de l’ensemble du peuple en y incluant la libération de tous les détenus, l’arrêt de la répression, la solidarité avec le Rif. 2) l’unité sur la nécessité de construire un rapport de force sur la durée par les mobilisations jusqu’à la satisfaction des revendications. 3) l’unité sur la nécessité de respecter l’indépendance organisationnelle du Hirak, des mouvements populaires et de leurs structures propres.
Il s’agit de dépasser les limites de l’expérience du M20F : la faiblesse de l’auto organisation et de directions de luttes indépendantes, la faible présence des mouvements sociaux locaux/nationaux, la déconnection avec les dynamiques syndicales étranglées par les bureaucraties ou cantonnées à un niveau symbolique. Ces éléments sont nécessaires pour entrainer dans l’action dépasser les larges masses non organisées et les couches les plus exploitées et les plus opprimées. De même, un nouveau HIRAK doit s’identifier principalement à un mouvement qui veut changer la vie quotidienne, répondre aux urgences sociales concrètes, et non pas comme un mouvement qui veut moraliser les institutions ou changer la constitution. Un mouvement dont la cible politique doit articuler une contestation générale du despotisme et la clef de voute de ce dernier : le pouvoir absolu et ses institutions. Un mouvement qui innove dans ses formes d’action, sans s’enterrer dans la répétition routinière d’appels à manifestations, qui ne permettent pas, sur la durée, un déplacement réel des rapports de forces. Il nous faudra, chemin faisant, répondre à ses limites, construire des réponses appropriées, sortir du piège d’une contestation qui se définit en réponse aux manœuvres du pouvoir plutôt qu’en construisant son propre agenda.
Il y a également un enjeu de solidarité internationale. Si la lutte du Rif a une visibilité médiatique sur le plan international, l’axe essentiel ne peut se réduire à mobiliser les communautés immigrés, les réseaux militants marocains existants, il faut mener une bataille de longue haleine et publique, visant inclure les forces progressistes des pays en question, dans le soutien concret au combat populaire et contre les complicités des Etats avec le pouvoir en place. Il s’agit de traquer le régime au niveau de ses appuis internationaux étatiques, de construire un courant d’opinion publique solidaire, de briser l’image d’un roi moderne qui camouffle une tyrannie réelle et un système maffieux. La visite de Macron au Maroc illustre le niveau de connivence stratégique entre l’impérialisme français et le pouvoir. Cette connivence ne peut être brisée simplement par des initiatives visant à faire pression sur tel ou tel gouvernement ou institution internationale, par des lettres de recommandation ou des interpellations. Il s’agit de s’appuyer sur les forces sociales et démocratiques présentes dans chaque pays où nous avons les possibilités d’agir pour développer notre combat. Les liens tissés par exemple avec Podemos et la Gauche Unie en Espagne sont importants.
Une des difficultés de la situation actuelle tient à l’inégalité des rythmes de mobilisation. Le niveau différencié des traditions de luttes, des implantations militantes, des expériences historiques de confrontation avec le pouvoir pèsent. Le passage de la solidarité avec le Rif à la construction de luttes locales et nationales s’appuyant sur les préoccupations concrètes des masses ne se fait pas spontanément. Les maillons faibles sont inégalement faibles et le pouvoir garde la maitrise des grands centres urbains. La mobilisation dans le Rif est en train de changer incontestablement l’état d’esprit de secteurs de la population mais il n’y a pas d’automatisme à l’émergence d’un Hirak global. Tout est possible mais rien n’est certain. Le pouvoir s’appuie sur ces différences pour éviter que l’incendie se propage. La répression, sous toutes ses formes, vise à avorter les possibilités d’extension et de massification dans l’œuf, à séparer les initiatives militantes de la masse de la population. Toutefois, personne n’a réellement la maitrise de la situation : un réveil généralisé peut être provoqué ou accéléré par tel ou tel facteur : l’explosion des prix avec la dévaluation prochaine du dirham, la fixation de nouveaux lieux de contestation de masse dans le Maroc inutile, un virage répressif plus important, un nouveau scandale de corruption ou d’impunité. Quoi qu’il en soit, la crise est là, nourrissant les ingrédients de luttes majeures et les mobilisations actuelles ouvrent l’espace d’une reconstruction des pratiques et organisations de luttes sur le terrain social et politique.
Les responsabilités des gauches de contestation
Dans l’ensemble de cette séquence, Les courants de la gauche radicale et de lutte devraient s’unir sans préalables ou conditions. Cette unité ne peut se limiter à se coordonner ponctuellement dans des initiatives conjoncturelles de soutien à la mobilisation. L’enjeu est que se développe une expression politique commune permanente dans les batailles explicites ou implicites à venir autour de quelques repères fondamentaux : aucune solution aux revendications populaires n’est possible sans une large mobilisation unitaire et combative, sans la perspective d’un affrontement majeur avec le pouvoir de la minorité maffieuse et prédatrice, sans mettre fin au makhzen et à toutes ses institutions. Nul ne peut se substituer au peuple et aux exploités dans la lutte pour la justice sociale, la dignité et la liberté ou décider à leur place ou parler en leur nom. Nous luttons pour que le mouvement populaire se représente lui-même, construit ses organes de lutte et de décisions en toute indépendance du pouvoir, ses relais et des partis, et mène la lutte jusqu’au bout pour la fin du règne de l’austérité, de la Hogra et de la matraque. Il s’agit de rassembler tous ceux et celles qui luttent pour une société sans discriminations et oppressions, tournée vers la satisfaction des besoins sociaux, les libertés collectives et individuelles, des droits égaux et effectifs pour tous et toutes, une autodétermination démocratique et sociale du peuple, une répartition égalitaire des richesses. Quelque soient les différences passées ou actuelles, l’émergence d’un pôle dans la lutte clairement progressiste et radical est un atout pour la défense des intérêts généraux des classes populaires, la dynamique de la mobilisation, et la construction à terme d’une alternative politique plus crédible. Que l’on soit « organisé » ou non, il s’agit d’agir ensemble, ici et maintenant. Cela ne signifie pas masquer les différences, mais à partir d’un socle commun défendue publiquement, elles peuvent être discutées sereinement, en partant des enjeux concrets et possibilités de la lutte.
Nous ne pouvons prétexter la présence massive d’AWI et de tactiques différentes vis-à-vis de ce courant pour paralyser l’expression collective, unitaire et indépendante de la gauche de lutte et les possibilités d’interventions communes. C’est même l’inverse qui est vrai et indispensable. AWI a un discours de défense des revendications sociales et démocratiques et contribue à la construction de la mobilisation bien qu’elle se soit engagée tardivement. Mais son orientation reste peu lisible : apparaitre comme la principale force d’opposition en vue d’imposer des concessions au pouvoir concernant son propre agenda ? Compenser sa faiblesse relative à l’intérieur du Rif en apparaissant comme la seule alternative crédible aux yeux de la population ?. Nous ne pouvons nier qu’AWI est hostile à la dimension identitaire de la rébellion rifaine et l’expression des spécificités culturelles, au nom de l’unité de la « Oumma », au moment où cette question devient un enjeu et un motif de la lutte démocratique. Elle reste défiante aux taches d’auto organisation démocratique et à la constitution de cadres d’unité d’action populaire construit par en bas. La stratégie d’AWI est de participer aux différentes initiatives, sans pour autant être moteur dans la construction d’un affrontement social et politique de l’aveu même de ses dirigeants, qui insistent sur le fait que la balle est maintenant dans le camp des autorités. Nous ne pouvons pas non plus avoir la mémoire sélective, et oublier leur retrait du M20F qui n’était pas une erreur, mais un choix politique calculé dans leur rapport au régime. Ceci dit, si un front civil doit viser à impliquer le maximum de forces possibles, l’enjeu pour la gauche de luttes est d’impliquer le maximum de mouvements et organisations sociales, de la société civile indépendante, des cadres de lutte locaux, des secteurs du mouvement syndical. De maintenir et développer une expression sociale et politique indépendante.
Le rapport avec les courants de la gauche parlementaire ne peut faire l’impasse de l’existence de « sensibilités militantes » mais aussi de courants majoritaires dans l’appareil et la direction, dont le « réformisme institutionnel », aboutit à une critique (tardive) de la gestion sécuritaire et politique des « événements », mais pour légitimer la nécessité d’un nouveau contrat social et politique. La rébellion dans le Rif et la centralité de la question sociale sont réduites à un problème de démocratisation des institutions, avec une incompréhension du degré de rupture de larges masses, avec celles-ci. Il est significatif qu’une partie de cette gauche n’ait pas participé ou soutenue du bout des lèvres, la manifestation du 11 juin, qu’une partie de ses dirigeant-es ait signé un appel revendiquant un dialogue trans-partisan dans l’intérêt de l’état et la nation, sans cibler les responsabilités réelles du pouvoir dans la situation. Est significatif qu’un parlementaire de cette gauche ait signifié que la place des leaders du Hirak est dans le parti qui mène la « lutte difficile » à l’intérieur des institutions, comme si celles-ci étaient l’alpha et oméga de toute lutte politique sérieuse.
C’est là encore, ne pas voir le niveau de conscience et de maturité politique du Hirak qui a largement compris de quelle nature sont ces institutions, irréformables ni de l’intérieur ni de l’extérieur, une incompréhension que pour obtenir plus de démocratisation et des réformes sérieuses, il faut faire « table rase » du fonctionnement actuel. La Fédération de la Gauche Démocratique ( FGD ) a par ailleurs tendance à justifier son retrait par rapport à certaines initiatives, sous prétexte qu’elle refuse non seulement le fondamentalisme makhzenien mais aussi islamique en référence à la présence de AWI. Or c’est la politique du pouvoir menée depuis des décennies qui est le facteur principal de l’influence des islamistes qui ont su politiser et donner une expression sociale et caritative à la misère et la précarité.
C’est les politiques de renoncement d’une certaine gauche plus apte à passer des compromis, à modérer ses exigences pour maintenir son intégration institutionnelle et sa participation au jeu électoral, qui ont fait que les islamistes apparaissent comme anti système et indépendant du pouvoir. Combattre le fondamentalisme islamique sur la durée, c’est d’abord construire une opposition résolue, sociale et populaire, sur un programme conséquent contre l’austérité et la répression. Cette opposition pour être crédible et efficace doit être unitaire et radicale à la fois et montrer son utilité concrète pour les luttes concrètes. L’adversaire de demain peut être combattue dès aujourd’hui si nous concentrons nos forces sur l’adversaire principal et concret d’aujourd’hui : le bloc dominant au pouvoir. Ce n’est pas AWI qui est responsable de la dégradation des conditions de vie et de travail, de la remise en cause des acquis, des violations permanentes des droits et libertés.
Être présent dans les initiatives de lutte avec toutes les forces, y compris des adversaires et concurrents politiques, ce n’est pas faire alliance, mais mener la lutte pour que le mouvement populaire fasse sa propre expérience collective sur qui sont ses amis, ses faux amis, ses adversaires réels à chaque phase de son combat. Cette expérience peut donner ses fruits, si existe un front social et démocratique des gauches en luttes et une orientation conséquente pour que le peuple impose ses revendications. Il ne s’agit donc pas de faire alliance, de mélanger les drapeaux, ni même de considérer que AWi est un allié naturel de la lutte démocratique mais de ne pas se tromper sur la maniére de le combattre. Il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire d’associer, interpeller, se confronter avec cette gauche pour gagner ses sensibilités militantes à d’autres perspectives de lutte. Et dans ce cadre, le débat ne soit pas se situer sur la question des rapports avec AWI, mais sur les tâches pour gagner des acquis, construire le rapport de force, renforcer à la base la capacité du peuple à agir et décider de son avenir.
L’enjeu pour une victoire réelle est que naisse un mouvement de masse indépendant, auto organisé, coordonné démocratiquement et qui compte sur ses propres forces. La gauche de lutte doit s’appuyer avant tout sur le peuple et les catégories populaires qui restent aujourd’hui majoritairement, peu ou pas, organisées. C’est aussi cela la leçon du Rif. La gauche de lutte doit aider que s’exprime une radicalité, non pas minoritaire mais de masse, évitant le piège de ceux, qui affolés devant les batailles qui peuvent venir, cherchent encore une fois les compromis qui donneront une bouée d’oxygène au pouvoir actuel et à la perpétuation de la situation telle qu’elle est. C’est aussi cela la leçon du Rif. La gauche de lutte doit aider à ce que s’affirme un combat global qui vise à obtenir la victoire, loin des stratégies de pression, de calculs tactiques et de démonstration de force où se marchandent d’éventuels compromis ou retrait de la lutte demain. Elle ne doit intérioriser aucune « ligne rouge » au niveau des objectifs et des revendications autre que celles de tenir compte des rythmes de maturation politique du mouvement. En tout état de cause, ne répétons pas l’erreur du M20F où les courants militants politiques et sociaux de la gauche de lutte sont entrés dans la bataille en rang dispersés et divisés, sans capacité de peser dans l’élargissement et le développement bien du rapport de force et des perspectives d’émancipation sociale et démocratique. Notre responsabilité est collective et elle est clairement engagée vis-à-vis de notre peuple. La gauche réelle en sortira renforcée et reconnue où durablement défaite.
Chawqui Lotfi
source : CETRI
notes :
[1] Mouhcine Fikri était un vendeur de poisson dont la marchandise a été confisquée par les autorités et jetée dans une benne à ordure. En voulant la récupérer, il s’est fait broyé
[2] Le pouvoir ne peut accepter de dialoguer avec les représentants du mouvement populaire. Il est organiquement hostile à un dialogue qui traduit un rapport de force issu des mobilisations. Et il ne peut accepter de légitimer les formes politiques et sociales de la contestation et de leur représentation. Le faire, c’est reconnaitre la possibilité d’émergence d’expressions politiques et sociales indépendantes, qui sortent du cadre d’allégeance induit par la façade démocratique et les mécanismes d’intégration du pouvoir. C’est affirmer que demain, d’autres formes de contre-pouvoir issues de la société, reconnues par le peuple, peuvent être légitimes. Le refus de dialoguer avec les représentants du Hirak a des raisons profondément politiques
[3] En 1958 la répression fut menée par Hassan II, alors prince héritier et le sinistre Oufkir. Entre 5000 et 10000 morts sont estimés, sans compter la destruction des récoltes et des terres, les viols. Cet épisode reste gravé dans la mémoire collective. En 1984, la révolte populaire contre les politiques d’ajustement structurel a fait dire à Hassan 2 que les rifains étaient des « apaches » et leur a rappelé ce qu’il leur en a coûté de se révolter par le passé. Là aussi on a eu d’innombrables morts, des enlèvements, des tortures à la chaine, des arrestations de masses
[4] La région, au moment de l’indépendance, qui comptait 53 usines, notamment dans l’agro-alimentaire et la conserve de poissons, n’en compte plus qu’une seule. Un quart des familles vit grâce aux transferts des émigrés.
[5] La « langue du pouvoir » occulte le fait que « ses sujets » au Rif n’ont pas la même langue. Il est aussi significatif que les services répressifs interdisent aux familles des détenus de s’exprimer en en riffia dans les parloirs
[6] Le combat d’Abdelkrim al khattabi a contribué à inaugurer le cycle des luttes de libération nationale. Les formes de guérilla adoptées ont imposé des défaites aux armées coloniales. Ainsi à la bataille d’Anoual, l’armée paysanne rifaine, forte de 3000 hommes, met hors de combat 16000 soldats de l’armée espagnole. La république instaurée était également une négation en acte des formes politiques du pouvoir dominant du sultan et des caïds, relais locaux de l’ordre colonial, et une menace directe de leurs intérêts. Il a fallu l’alliance du colonialisme espagnol et français, l’envoi de 400000 hommes menés par le maréchal Pétain, l’utilisation intensive des bombardements aériens contre les civils et celle, massive des gaz chimiques, pour mater la rébellion. Abdelkrim exilé est mort en en Egypte. Sa dépouille n’a jamais été rapatriée.
[7] Ce lien entre le passé et le présent passe parfois par des voies inattendues. Une des revendications du mouvement est la construction d’un hôpital d’oncologie réellement équipé et adapté à la diversité des cancers qui frappent cette région, de génération en génération, en raison des effets mutagènes et cancérigènes de la guerre chimique menée par les forces coloniales pendant la guerre du RiF.
Toutes les familles ont des proches concernées. La non reconnaissance du lourd tribut payé par la population du Rif lors des luttes anticoloniales par le pouvoir revient en boomerang aujourd’hui.
[8] Les élections de novembre 2016 boycottées ou boudées massivement ont été suivies d’un blocage qui a duré plusieurs mois dans la constitution du gouvernement. Le pouvoir a refusé la reconduction de Benkirane, ancien chef du gouvernement ( 2011-2017) et leader du Parti justice et développement ( PJD), malgré la victoire relative du parti islamiste, intervenant pour imposer un autre homme de cette formation dans le cadre d’une composition politique où les partis administratifs ont plus de poids.
[9] Il y a eu des « khotbas (sermons religieux) visant à attaquer au mouvement et ses animateurs accusés « d’incitation à la désobéissance et au trouble, usant du mensonge, de la tromperie et de la supercherie et la manipulation des médias pour des mobiles indignes et des objectifs malhonnêtes ».
[10] L’envoi d’une délégation interministérielle après la manifestation du 18 mai supposée faire la démonstration que le gouvernement cherche des solutions a été accueillie comme il se doit. Un ouvrier du port de Hoceima a expliqué au ministre de l’agriculture et de la pêche, qu’il n’avait pas le temps d’écouter (ses balivernes). Le ministre de l’éducation a été accueilli par des manifestations, les étudiants l’obligeant à se présenter au milieu d’eux et à répondre à leurs interventions, le faisant quitter précipitamment les lieux. Le ministre de l’intérieur visitant une zone marquée par un conflit issue de l’expropriation de paysans dans la province de Hoceima, a été encerclé par les habitants devant son refus de s’expliquer devant eux tous, en plein air et face aux médias. Les habitants ont bloqué aux milieux de slogans son hélicoptère pendant deux heures. Ces faits peuvent apparaitre anecdotiques mais révèlent un fait : la fracture entre les élites et le peuple, le recul de la peur, l’insolence rebelle des pauvres quand ils ont conscience de leurs droits.
[11] AWI est un courant de l’islam politique, non reconnue légalement mais toléré, principal opposition de masse au pouvoir actuel auquel elle ne reconnait pas la légitimité de « commandeur de croyant ».
[12] Une conférence visant à rassembler la société civile officielle, des représentants du gouvernement ; des élus des membres du hirak, devait poser les bases de recommandations pour sortir de la crise. Le comité des familles de détenus l’a rejeté et a rappelé les déclarations du Parti de l’Authenticité et de la Modernité dont Illyas Ommari est le secrétaire général (et par ailleurs président de la région du nord) légitimant la répression quelques semaines auparavant, et le caractère d’officine politique des organisateurs et invités. Le PAM et lui-même une création du Palais. Le palais s’est même arrogé le droit d’interpeller les services de la justice pour enquêter sur la véracité ou non des traitements de torture contre les détenus, comme si les services répressifs et leurs pratiques n’étaient pas gérés par le cabinet royal ou ne relevaient pas d’un ministère de souveraineté. La tentative de négocier une grâce royale des détenus a été abandonnée devant le refus à juste titre dse concernés de cette mesure et aussi en raison du choix de la confrontation du pouvoir.
[13] Il y a probablement des divisions en haut au sein du sérail. Si la monarchie intervient ouvertement, cela signifie qu’elle endosse la responsabilité dans la situation et la résolution du conflit. C’est confirmer la nature réelle du pouvoir absolu et légitimer le fait que le Hirak a raison de rejeter les boucs émissaires et les faire valoir de la façade démocratique. Un dangereux précèdent qui ferait jurisprudence pour la contestation sociale alors que la monarchie ne peut accéder aux demandes sociales et démocratiques. Qu’elle n’intervienne pas signifie qu’elle assume le choix de la répression, de la relégation de ses « sujets » et qu’elle fait partie du problème. Son dilemme est là depuis plusieurs mois et témoigne d’un aspect de la crise politique actuelle.