Par Chawqui Lotfi
Le Maroc, loin d’être une exception historique, traverse une combinaison et accumulation des contradictions qui, bien que contenues périodiquement, refont surface à un niveau plus aigu. La séquence actuelle confirme la longue durée des processus révolutionnaires, au-delà des phases de reflux, et la profondeur de la crise politique et sociale. Depuis 8 mois, la mobilisation populaire s’est installée dans le Rif. Déclenchée en réaction à la mort de Mouhcine Fikri [1], le mouvement s’est enraciné et organisé.
Un ensemble de facteurs expliquent la durée, la radicalité et la massification de la mobilisation :
la plateforme revendicative du mouvement populaire (du « Hirak ») a su traduire les aspirations des couches populaires : la fin de la corruption, la construction d’hôpitaux, d’universités, de services publics, de projets utiles pour la région et créateurs d’emploi, la promotion d’équipements culturels et de loisirs, l’arrêt des expropriations des terres collectives et de la mainmise des maffias maritimes et forestières liées à l’appareil d’état. Egalement, le désenclavement de la région, la levée de la militarisation qui régit la région depuis la fin des années 50, la justice et la vérité pour les cinq jeunes calcinés durant le M20F, la condamnation pénale des vrais responsables de l’assassinat de Mouhcine Fikri, la libération des détenus. Son élaboration a pu recueillir les doléances des différentes catégories sociales et s’appuyer sur des mécanismes participatifs. Elle est le fondement de l’unité d’action et intègre des revendications spécifiques des populations du département, portées par les comités locaux du mouvement populaire.
Elle a été adoptée la nuit du 5 Mars sur la place publique en présence de milliers de manifestants.
Elle indique trois éléments essentiels :
le moteur des luttes populaires larges, y compris dans leur dimension démocratique, s’appuie en dernier ressort, sur les préoccupations immédiates et les questions sociales concrètes
la confrontation politique a lieu quand la lutte pour la satisfaction des besoins élémentaires prend un caractère de masse, s’oppose concrètement aux politiques globales du pouvoir, à son appareil gouvernemental et répressif.
l’appropriation des contestataires de leurs propres luttes et revendications contribue à la permanence et caractère de masse de l’action
l’indépendance politique : le mouvement populaire actuel est dans un rapport de défiance, en premier lieu, face aux partis du système vécus comme des relais au service du clientélisme, de la prédation, du racket, de l’autoritarisme et de la corruption, mais aussi vis-à-vis des courants opposés au pouvoir. Cela renvoie en partie au refus d’être paralysé par des clivages politiques et une manière de prévenir les batailles de contrôle sur le mouvement.
Il y a une leçon apprise de l’expérience du Mouvement du 20 Février : ce dernier, malgré une base populaire, n’a jamais pu construire une direction organique et s’est trouvé en partie, surdéterminé, par les approches des forces organisées (et de leurs contradictions). Il y a aussi, les oppositions installées entre les courants culturels et politiques amazighes et la gauche. Cette dernière est marquée par un faible enracinement dans les quartiers populaires, un discours global plus idéologique qu’ancré dans le vécu et la langue des masses, des guerres intestines, des conceptions organisationnelles dépassées, un ancrage dans des organisations sociales et syndicales en crise, affaiblies ou discrédités. Ce rapport distancié pour des motifs variables n’est pas signe d’apolitisme. Mais La lutte actuelle sanctionne un rapport déterminé entre les partis et le mouvement social.
En réalité, le « HIRAK » inaugure une nouvelle séquence : faire précisément de la politique à partir des luttes, de la question sociale et par en bas. Il avance à partir de sa propre expérience, formule des objectifs, des revendications, des tactiques de luttes, désigne des adversaires, construit son propre agenda et récit, en cherchant à maintenir l’unité d’action populaire. Ce processus par en bas, au cœur de l’expérience collective de confrontation face au pouvoir, nourrit une politisation bien plus large et profonde, que l’action organisée menée depuis des décennies.
L’auto organisation populaire : une des particularités du mouvement actuel est qu’il repose sur des commissions/ comités d’action liés aux habitants. Ces comités, divers dans leurs formes, fonctions, implantation, fonctionnent au moins partiellement, comme un cadre d’expression directe des aspirations des masses et de leur volonté de lutte. Il y a un processus d’organisation en gestation qui tranche avec les fonctionnements classiques des structures associatives, syndicales, politiques, où la parole, la décision, l’interprétation des motifs et de l’agenda de la lutte, étaient canalisés dans des cadres restreints. La défiance par rapport aux médiations directes ou indirectes du pouvoir est « organisée ».
Ce processus assoit la légitimité de la lutte et met en en échec les manœuvres du régime. En excluant les structures du mouvement de toute négociation, les autorités se sont appuyés sur des institutions rejetées et peu crédibles. Il n’existe plus de « cadre de dialogue » capable d’institutionnaliser la lutte et les revendications en échange de concessions formelles et de promesses [2].
Le pacifisme – la lutte actuelle se veut pacifique. Ce choix traduit aussi une lecture lucide des rapports de forces : on ne s’affronte pas à mains nues et avec des pierres, face à des corps répressifs qui ont les moyens d’écraser un soulèvement de quelques milliers ou mêmes de dizaines de milliers de personnes. La mémoire collective du peuple rifain porte les traces des répressions sanglantes qui ont émaillé son histoire. Il s’agit par ce choix, de garantir les conditions d’une participation populaire, comme élément central de la construction d’un rapport de force sur la durée. De mener également la lutte vis-à-vis de l’opinion publique locale et internationale sur le fait que les responsables de la « fitna » ( « le désordre ») sont ceux qui imposent la marginalisation, la Hogra, la négation des droits élémentaires, la répression et la misère. Maintenir des mobilisations pacifiques et imposer le droit de manifester contre le harcèlement, le blocage des forces de l’ordre est un des éléments du mouvement. Il est nécessaire, au-delà des éléments qui expliquent la permanence et le caractère de masse du soulèvement, d’en voir les ressorts profonds et le sens général.
De quoi le soulèvement du RIF est-il le nom ?
Il faut relever des dynamiques sociales et territoriales spécifiques qui accompagnent et structurent la mobilisation :
C’est le prolétariat informel, la jeunesse précarisée, scolarisée ou non, coagulés aux couches de la petite bourgeoisie laborieuse, qui constituent l’épicentre social de la contestation populaire. Celle-ci est à son tour irriguée des paysans pauvres et marginalisés. Cet ensemble social soulève la région et prend racine dans l’espace public. Les quartiers populaires deviennent le lieu principal d’organisation de la contestation. Lorsque celle-ci déborde sur les lieux de travail au sens large, c’est en lien avec cette dynamique principale.
Les inégalités territoriales ne sont pas seulement liées aux formes d’exclusion liées à la mondialisation capitaliste, ou aux effets multipliés des politiques de prédation. Elles sont aussi des processus sociaux, culturels et politiques. L’ostracisme historique imposé à la région du Rif a densifié et corrélé la marginalisation économique, les discriminations culturelles envers l’identité amazighe, l’arbitraire policier institutionnalisé, cristallisant ainsi un maillon faible du système de domination. Sous des formes variables, cette donnée traverse d’autres régions du « Maroc inutile ». Ce dernier, relégué à la marge, devient un facteur déterminant ou central de la contestation globale. Les marges et les périphéries constituent une plaque sensible des contradictions qui traversent l’ensemble de la société.
Les luttes populaires s’inscrivent dans l’espace public et des territoires concrets qui ont leur histoire et leur mémoire. Le Rif, c’est une mémoire tissée dans une histoire de résistances populaires : de la République du Rif (1921-1927) à la destruction de l’Armée de Libération du Nord au lendemain de l’indépendance et l’assassinat de ses dirigeants ( Abbas Messâadi ), l’insurrection matée au lendemain de l’indépendance ( 1958-1959 [3]) , ou à la hargne de l’Etat en 1984 contre le « awbachs ». Il faut se rappeler aussi, le traitement des conséquences du tremblement de terre en 2004, avec plus de 800 morts et 15000 sans-abris, révélateur du mépris institutionnalisé. De même, les victimes durant le M20F retrouvées mortes calcinées et déposées dans une banque, l’interdiction de manifester établi de fait en 2012 pour tous les mouvements sociaux, l’assassinat de militants , la volonté de disloquer l’unité culturelle de la région par un découpage administratif dont la seule rationalité est sécuritaire. Il faut avoir en tête la banalisation de la militarisation, au-delà du décret qui l’a instauré, par les multiples barrages quotidiens et le poids spécifique de la gendarmerie, le niveau particulièrement élevé de la corruption dans l’ensemble des administrations publiques et sécuritaires, le système de racket imposé sur la contrebande informelle, la lutte contre la culture du cannabis des familles paysannes au profit de la maffia liée à l’appareil d’état et l’armée. Également la destruction des ressources maritimes et les dérégulations du secteur qui affectent des milliers de familles, la spoliation des terres, le niveau de chômage, un des plus élevés du pays, alors que les aides depuis 2008 provenant de l’émigration ont considérablement baissé. [4] Tous ces éléments ont nourri, sur le temps long, une mémoire et une identité spécifiques de résistance avec des racines dans le substrat culturel et linguistique
La construction d’un récit populaire alternatif
La mobilisation affirme un processus de réappropriation de la mémoire collective et historique. Elle recourt au passé et à ses symboles, comme des étendards de la lutte au présent. Les blessures muettes ou ouvertes du peuple du Rif sonnent, comme un appel à une persévérance historique ,et la lutte actuelle, résonne comme une fidélité à la mémoire des vaincus d’autrefois. Aucune lutte qui prépare l’avenir ne peut oublier d’où elle vient, et de contester l’adversaire y compris sur le terrain de l’imaginaire, de la langue et du symbolique. L’utilisation massive de la langue riffia n’est pas que l’usage de la langue maternelle pour faciliter la communication, elle est un défi au pouvoir qui, au-delà de sa façade culturelle prolongeant sa façade démocratique, reste organiquement hostile aux spécificités culturelles de notre peuple et ses identités multiples [5].
L’utilisation du drapeau de la république du Rif ou du drapeau amazigh n’est pas le signe d’une crispation identitaire mais un symbole de la lutte qui ne se soumet pas à la stigmatisation, la défaite et l’oubli que veut imposer le despotisme depuis des décennies. La filiation revendiquée avec le combat d’Abdelkrim El Khattabi [6]réactive la résistance contre les descendants de ceux, qui à l’époque, liaient leur sort au colonialisme mais aussi la capacité de résister contre un adversaire mille fois plus puissant.
La fameuse formule qui orne les banderoles : « Vous êtes un gouvernement ou un gang ? » est de lui et n’a pas perdu de sa véracité, face au gang de prédateurs maffieux qui dirige le pays. L’appel à une manifestation monstre le 20 juillet, date anniversaire de la bataille d’Anoual, est tout un symbole. Ce qui est revendiqué est une histoire refoulée par le pouvoir actuel qui donne au soulèvement actuel une portée politique plus vaste qu’un simple mouvement revendicatif [7]. Ce récit populaire alternatif opposé au récit officiel impose une rupture radicale avec les conceptions dominantes de l’unité nationale et de la figure de l’Etat.
Le peuple du Rif existe bel et bien comme composante du peuple marocain avec la conscience de sa spécificité historique, culturelle et politique. Affirmer cela ce n’est pas verser dans la défense d’un état séparé du Rif pour des raisons ethniques, ni chercher à créer des contradictions au sein du peuple, qui quelle que soit la région et sa langue, a un adversaire principal commun : le pouvoir et la classe dominante. Mais on ne peut à l‘inverse nier qu’une large partie des manifestants actuels trouve un ressort à leur résistance dans une histoire qui leur est propre. Il n’y a aucune contradiction entre soutenir le mouvement actuel dans ses dimensions culturelles, sociales, démocratiques, construire une opposition globale, sociale et populaire dans l’ensemble du pays et appuyer le droit du peuple rifain à s’auto administrer, à refuser les formes de centralisation jacobines et autoritaires, à affirmer de fait que le peuple marocain est traversé d’identités multiples dont la reconnaissance est la condition de son unité et émancipation. Cette reconnaissance implique la construction d’un Etat fédéral démocratique et laïque réalisant les autonomies nationales-culturelles des régions opprimées et dotées de larges prérogatives en termes d’auto-administration.
La dignité comme facteur moral du soulèvement : La lutte contre la Hogra est l’expression concrète de la lutte pour la dignité individuelle et collective. La dignité a bien sûr un fondement social et matériel : la marginalisation et l’arbitraire qui reviennent à considérer des fractions de la population comme sans humanité, sans droits et auxquelles on demande d’accepter la survie et le mépris, de la naissance à la mort. C’est le refus de cette déshumanisation où la vie de n’importe qui peut finir dans une benne à ordure qui est le ciment moral de la contestation actuelle. La revendication de la dignité constitue l’antagonisme éthico-politique à leur monde de prédation, de corruption et de répression. Elle est cette part d’irréductible non négociable qui survit aux défaites, alimente la légitimité du soulèvement, le refus de céder face aux rapports de forces et armes des puissants. Quand le peuple est vaincu, méprisé, il lui reste sa dignité pour renverser la défaite et conjurer le sort qui lui est fait. La rébellion rifaine est traversée par un sentiment collectif du refus et une soif de changement plus large que la défense de revendications matérielles. La dignité devient une revendication en tant que telle et opère comme un puissant facteur de délégitimation de l’ordre établi.
Vers une crise de l’hégémonie du pouvoir ?
Le pouvoir a cherché à diviser et isoler la mobilisation pensant que le temps jouerait en sa faveur. En réalité, La contestation a dévoilé une crise de la façade démocratique, de ses relais institutionnels, des dispositifs hégémoniques des dominants :
Les partis du système, largement discrédités, n’ont aucune assise sociale autre que clientéliste. Associés à la gestion d’un système répressif, corrompu, leurs discours ne sont que la mise en forme des injonctions du ministère de l’intérieur. La crise politique n’a pas commencé ces derniers mois, mais la mobilisation l’a fait apparaitre ouvertement. Le système politique officiel est contesté dans les urnes par un boycott massif et dans la rue. Les péripéties qui ont accompagné la formation du nouveau gouvernement ont fait la démonstration que le peuple n’est pas représenté. Les partis ne sont rien d’autre que des exécutants dociles, l’antichambre du clientélisme et des gratifications royales Ce système n’est pas en capacité de respecter même l’artifice de sa propre façade [8]. Il n’y a plus de forces politiques qui peuvent vendre la possibilité de réformes dans le cadre de la continuité, à l’instar du PJD il y a quelques années, ou de l’USFP auparavant. La monarchie a épuisé ses médiations à force de domestiquer le champ social et politique en ne lui laissant aucune autonomie.
Ce n’est pas un hasard que le mouvement actuel refuse de négocier avec les responsables gouvernementaux, les élus, les officines politiques et s’adresse directement à la monarchie. Ce qui est mis au-devant de la scène, c’est le dévoilement de la façade : le monarque est le pouvoir réel. Une nouvelle séquence, en termes d’horizon politique, commence à être posée et qui aura un effet majeur sur les perspectives d’ensemble, quelle que soit l’issue de cette lutte. Lorsque les demandes sociales et démocratiques sont adressées directement à la monarchie qui n’a même plus de fusibles à présenter, elle devient la cible potentielle. Ce qui est nouveau, ou du moins se manifeste avec une nouvelle ampleur, c’est la combinaison de la crise sociale et de la crise politique. Les partis du système, la société civile officielle, les corporations syndicales, les différentes manœuvres visant à coopter, corrompre ou menacer des animateurs de la lutte n’ont plus d’effet de canalisation. Le pouvoir est contesté dans ses relais locaux, dans ses différentes institutions, dans son discours officiel mais il est aussi mis en situation de responsabilité réelle.
Autre fait qui a son importance symbolique et politique. La vague de répression actuelle a été initiée après l’interruption du sermon d’un imam officiel tenu contre le Hirak [9]. Ces sermons ont été dictés par le ministère des affaires islamiques, « ministère de souveraineté » dépendant exclusivement du Roi. Un des leaders de la contestation, Nasser Zefzafi posait la question de savoir si « les mosquées sont la maison de dieu ou celle du Makhzen ? ». Depuis les manifestants boycottent les prières dans les mosquées du pouvoir. C’est sans doute la première fois que la contestation s’immisce, sous cette forme, dans l’un des dispositifs les plus ancrées de la légitimation pré moderne de la monarchie, où le roi s’affirme comme « commandeur des croyants ». Elle pose de fait une critique en acte de la religion officielle instrumentalisée par le pouvoir. Par ailleurs, ce n’est un secret pour personne, le discours de la contestation puise non pas dans les référents théologiques de l’islam politique organisé ou d’Etat, mais dans les ressorts culturels de l’islam populaire mis au service des luttes sociales et démocratiques. Il ne s’agit pas d’un discours religieux, mais d’un discours politique laïc dans son contenu social et démocratique et les explications rationnelles des motifs de la lutte mais qui s’irrigue, en partie, de la religion comme culture et langue intégrée dans le vécu populaire. Cette symbiose est corrosif pour le pouvoir en place et de son monopole de la représentation et interprétation de la religion. C’est donc autant les éléments de légitimité moderne de la façade démocratique que traditionnelle qui sont fissurés par la contestation actuelle. Le dispositif hégémonique du pouvoir est en train d’entrer en crise et il est incapable de fabriquer du « consentement » ou de nouveaux consensus légitimant à la fois ses politiques antipopulaires et répressives
Le Roi est nu et n’a que son bouclier sécuritaire mais la peur du makhzen a largement reculé. Réprimer frontalement, provoquer un massacre, c’est prendre un double risque : celui d’un embrasement général, avec en perspective l’effondrement de la façade démocratique. La monarchie deviendrait la cible directe. L’image d’un royaume stable sur l’échiquier régional, « en transition démocratique », en mesure de respecter dans un contexte de paix sociale, les conditions exigées par le FMI et les multinationales, volerait en éclat. Les ressources externes à la reproduction de la domination sur le plan interne se trouveraient affaiblies, remises en cause et se combinant à des processus ouverts de délégitimation interne. La nature même de la propagande contre le Hirak est révélatrice : la théorie du complot étranger légitime la répression et révèle, que face aux tensions sociales, le pouvoir ne véhicule plus la promesse d’un changement social et d‘une auto reforme. Le mythe d’une unité nationale menacée sonne creux tellement les injonctions sont multiples : un jour le mouvement serait à la botte des services secrets algériens, un autre il serait financé par le Polisario, une autrefois des accointances existeraient avec le chiisme, sur fond de lourds motifs d’inculpation et de suspicion. Ce discours de fabrique de « l’ennemi intérieur » se nourrit d’une réactivation d’un racisme culturel latent. Le pouvoir en crise n’incarne plus une identification positive permettant de temporiser les attentes qui émergent de la société. Les illusions tombent. Le masque de la façade démocratique se craquèle de tout part.
Le pouvoir a perdu la bataille de la communication. On ne peut plus étouffer à l’heure des réseaux sociaux, la réalité de la contestation et de sa parole. Les medias aux ordres ne sont plus en mesure d’invisibiliser et de détourner le sens des révoltes populaires, et quand ils le font, ils renforcent la conviction que ce système n’est pas prêt au dialogue, ni à se reformer, parce qu’il ment et le mensonge est disséquée, analysée, contestée et donne des raisons supplémentaires à la détermination d’en finir avec lui. Le double discours de L’état visant d’une part à reconnaitre formellement et du bout des lèvres la légitimité des revendications et de la contestation dans le cadre défini par les lois et de l’autre visant à criminaliser, réprimer et discréditer la mobilisation par tous les moyens, accentue la perte de crédibilité des annonces officielles médiatiques et politiques.
Le HIRAK Et le M20F
Nombre de manifestants actuels ont fait leurs premières armes en 2011. Nombre de slogans sont liés à cette expérience. La disponibilité à la lutte, le recul de la peur ont été initiés par le M20F. Le Hirak cependant, ne prétend pas répondre aux exigences d’une lutte nationale et ne cherche pas à s’assumer comme moteur et direction d’une contestation globale, il se concentre en premier lieu sur la situation du RIF. Il ne revendique pas une constitution démocratique mais la fin de la répression et des politiques d’austérité et de marginalisation. Il s’appuie sur la mobilisation directe de la population et une solidarité transversale. On a vu ainsi des dizaines de chauffeurs de taxi assurer gratuitement le déplacement des manifestants des localités voisines ou lointaines à al Hoceima pour les journées d’action du Hirak, la participation massive des petits commerces, des artisans, des boutiques de café, dans les grèves générales. Autre fait, l’unité des revendications entre les zones urbaines et rurales est sans doute plus importante qu’en 2011. Tous ces éléments n’existaient pas ou très peu lors du M20F.
L’inquiétude du pouvoir est que le Hirak puisse inciter d’autres populations à revendiquer et que se cristallise une nouvelle vague révolutionnaire portée, cette fois ci, par des mouvements populaires sans médiations , sans revendications gérables pour le système, sans cibles secondaires ou dérivatifs, plus articulés à la population et aux urgences sociales dans leur globalité. Ce qui se profile est un mouvement qui tire sa légitimité et sa radicalité de la lutte pour mettre fin aux politiques d’austérité et de répression. Lorsque les demandes sociales sont traduites en revendications concrètes, nul alchimie et tour de passe-passe électorale ou constitutionnel ne peut y répondre. Lorsque la lutte exige la fin des différentes formes de violences de l‘Etat, elle touche l’architecture interne de l’appareil répressif.
Quand la lutte exige la fin du règne de l’austérité, de la Hogra et de la répression, elle trace des lignes de fracture avec l’ordre établi qui ne peuvent être désamorcée sur le champ institutionnel.
Le pouvoir ne peut satisfaire les revendications. Le faire, c’est indiquer que par la lutte collective, il est possible de gagner, d’encourager partout le niveau des revendications et des exigences. Dans un contexte où le ras le bol est général, les attentes immenses, une conjoncture marquée depuis 2014/2015 par une multiplication des conflits sociaux, ce serait ouvrir la marmite des colères sociales accumulées. Le faire suppose une réorientation globale des politiques publiques. Une équation impossible pour le pouvoir associé organiquement à un capitalisme patrimonial fondé sur la dépossession continue, la dépendance et l’impunité économique de la caste dirigeante. De simples concessions minimes ou formelles, ne serait-ce que pour gagner du temps, relèvent maintenant d’une inefficacité politique et sociale. Car des secteurs de la population ont aussi assimilé l’expérience du 20 février et de sa suite. Les concessions accordées ne concernent pas tout le monde et sont faites pour être reniés. Les changements constitutionnels ou du personnel politique, les élections ne change rien au rapport de l’état à la société.
Le dialogue social c’est échanger la lutte contre une promesse qui n’aboutit jamais. Les projets de développements ne servent que les intérêts de minorités corrompues, quand ils ne sont pas abandonnés en cours de route. D’une certaine manière, le pouvoir a fait trop peu ou trop tard. [10]Sa stratégie de concessions partielles, de récupération/neutralisation des directions, d’éparpillement des revendications, de guerre d’usure, est sans effet dur le niveau d’exigences et de mobilisations. Par bien des aspects, le Hirak est un mouvement plus radical que le M20F mais il faut saisir la dynamique de lutte comme un processus ouvert de radicalisation qui, de la défense des questions sociales et démocratiques élémentaires en vient à contester progressivement la gestion sécuritaire et politique de ses demandes et de ses donneurs d’ordre. Ce qui nourrit cette radicalisation ce ne sont pas en soi des mots d’ordre centraux, mais la contradiction entre les revendications portées et la nature répressive et antipopulaire du pouvoir, dans un contexte d’affrontement de masse qui passe par des phases multiples. Qui peut ignorer que nous sommes loin de la simple revendication de la justice pour Fikri et que le combat aujourd’hui est global bien que limitée par la situation d’isolement relatif de la région ?
notes :
[1] Mouhcine Fikri était un vendeur de poisson dont la marchandise a été confisquée par les autorités et jetée dans une benne à ordure. En voulant la récupérer, il s’est fait broyé
[2] Le pouvoir ne peut accepter de dialoguer avec les représentants du mouvement populaire. Il est organiquement hostile à un dialogue qui traduit un rapport de force issu des mobilisations. Et il ne peut accepter de légitimer les formes politiques et sociales de la contestation et de leur représentation. Le faire, c’est reconnaitre la possibilité d’émergence d’expressions politiques et sociales indépendantes, qui sortent du cadre d’allégeance induit par la façade démocratique et les mécanismes d’intégration du pouvoir. C’est affirmer que demain, d’autres formes de contre-pouvoir issues de la société, reconnues par le peuple, peuvent être légitimes. Le refus de dialoguer avec les représentants du Hirak a des raisons profondément politiques
[3] En 1958 la répression fut menée par Hassan II, alors prince héritier et le sinistre Oufkir. Entre 5000 et 10000 morts sont estimés, sans compter la destruction des récoltes et des terres, les viols. Cet épisode reste gravé dans la mémoire collective. En 1984, la révolte populaire contre les politiques d’ajustement structurel a fait dire à Hassan 2 que les rifains étaient des « apaches » et leur a rappelé ce qu’il leur en a coûté de se révolter par le passé. Là aussi on a eu d’innombrables morts, des enlèvements, des tortures à la chaine, des arrestations de masses
[4] La région, au moment de l’indépendance, qui comptait 53 usines, notamment dans l’agro-alimentaire et la conserve de poissons, n’en compte plus qu’une seule. Un quart des familles vit grâce aux transferts des émigrés.
[5] La « langue du pouvoir » occulte le fait que « ses sujets » au Rif n’ont pas la même langue. Il est aussi significatif que les services répressifs interdisent aux familles des détenus de s’exprimer en en riffia dans les parloirs
[6] Le combat d’Abdelkrim al khattabi a contribué à inaugurer le cycle des luttes de libération nationale. Les formes de guérilla adoptées ont imposé des défaites aux armées coloniales. Ainsi à la bataille d’Anoual, l’armée paysanne rifaine, forte de 3000 hommes, met hors de combat 16000 soldats de l’armée espagnole. La république instaurée était également une négation en acte des formes politiques du pouvoir dominant du sultan et des caïds, relais locaux de l’ordre colonial, et une menace directe de leurs intérêts. Il a fallu l’alliance du colonialisme espagnol et français, l’envoi de 400000 hommes menés par le maréchal Pétain, l’utilisation intensive des bombardements aériens contre les civils et celle, massive des gaz chimiques, pour mater la rébellion. Abdelkrim exilé est mort en en Egypte. Sa dépouille n’a jamais été rapatriée.
[7] Ce lien entre le passé et le présent passe parfois par des voies inattendues. Une des revendications du mouvement est la construction d’un hôpital d’oncologie réellement équipé et adapté à la diversité des cancers qui frappent cette région, de génération en génération, en raison des effets mutagènes et cancérigènes de la guerre chimique menée par les forces coloniales pendant la guerre du RiF.
Toutes les familles ont des proches concernées. La non reconnaissance du lourd tribut payé par la population du Rif lors des luttes anticoloniales par le pouvoir revient en boomerang aujourd’hui.
[8] Les élections de novembre 2016 boycottées ou boudées massivement ont été suivies d’un blocage qui a duré plusieurs mois dans la constitution du gouvernement. Le pouvoir a refusé la reconduction de Benkirane, ancien chef du gouvernement ( 2011-2017) et leader du Parti justice et développement ( PJD), malgré la victoire relative du parti islamiste, intervenant pour imposer un autre homme de cette formation dans le cadre d’une composition politique où les partis administratifs ont plus de poids.
[9] Il y a eu des « khotbas (sermons religieux) visant à attaquer au mouvement et ses animateurs accusés « d’incitation à la désobéissance et au trouble, usant du mensonge, de la tromperie et de la supercherie et la manipulation des médias pour des mobiles indignes et des objectifs malhonnêtes ».
[10] L’envoi d’une délégation interministérielle après la manifestation du 18 mai supposée faire la démonstration que le gouvernement cherche des solutions a été accueillie comme il se doit. Un ouvrier du port de Hoceima a expliqué au ministre de l’agriculture et de la pêche, qu’il n’avait pas le temps d’écouter (ses balivernes). Le ministre de l’éducation a été accueilli par des manifestations, les étudiants l’obligeant à se présenter au milieu d’eux et à répondre à leurs interventions, le faisant quitter précipitamment les lieux. Le ministre de l’intérieur visitant une zone marquée par un conflit issue de l’expropriation de paysans dans la province de Hoceima, a été encerclé par les habitants devant son refus de s’expliquer devant eux tous, en plein air et face aux médias. Les habitants ont bloqué aux milieux de slogans son hélicoptère pendant deux heures. Ces faits peuvent apparaitre anecdotiques mais révèlent un fait : la fracture entre les élites et le peuple, le recul de la peur, l’insolence rebelle des pauvres quand ils ont conscience de leurs droits.
[11] AWI est un courant de l’islam politique, non reconnue légalement mais toléré, principal opposition de masse au pouvoir actuel auquel elle ne reconnait pas la légitimité de « commandeur de croyant ».
[12] Une conférence visant à rassembler la société civile officielle, des représentants du gouvernement ; des élus des membres du hirak, devait poser les bases de recommandations pour sortir de la crise. Le comité des familles de détenus l’a rejeté et a rappelé les déclarations du Parti de l’Authenticité et de la Modernité dont Illyas Ommari est le secrétaire général (et par ailleurs président de la région du nord) légitimant la répression quelques semaines auparavant, et le caractère d’officine politique des organisateurs et invités. Le PAM et lui-même une création du Palais. Le palais s’est même arrogé le droit d’interpeller les services de la justice pour enquêter sur la véracité ou non des traitements de torture contre les détenus, comme si les services répressifs et leurs pratiques n’étaient pas gérés par le cabinet royal ou ne relevaient pas d’un ministère de souveraineté. La tentative de négocier une grâce royale des détenus a été abandonnée devant le refus à juste titre dse concernés de cette mesure et aussi en raison du choix de la confrontation du pouvoir.
[13] Il y a probablement des divisions en haut au sein du sérail. Si la monarchie intervient ouvertement, cela signifie qu’elle endosse la responsabilité dans la situation et la résolution du conflit. C’est confirmer la nature réelle du pouvoir absolu et légitimer le fait que le Hirak a raison de rejeter les boucs émissaires et les faire valoir de la façade démocratique. Un dangereux précèdent qui ferait jurisprudence pour la contestation sociale alors que la monarchie ne peut accéder aux demandes sociales et démocratiques. Qu’elle n’intervienne pas signifie qu’elle assume le choix de la répression, de la relégation de ses « sujets » et qu’elle fait partie du problème. Son dilemme est là depuis plusieurs mois et témoigne d’un aspect de la crise politique actuelle.