par Marco Teruggi
Cet article de Marco Teruggi, qui vit depuis 2013 au Venezuela, invite à aller au-delà des passes d’arme en cours entre le Parlement, contrôlé par l’opposition et le gouvernement de Nicolás Maduro pour s’intéresser aux évolutions actuelles des transformations initiées dans le cadre de la transition vers le socialisme. Texte publié le 6 décembre 2016 sur le blog de l’auteur.
Il se trouvera toujours quelqu’un, en général avec une belle dose d’arrogance et surtout d’ignorance, pour dire que la révolution vénézuélienne est une caricature de révolution. Selon ces déclarations – qu’on entend aussi dans la patrie de Bolivar, sans poids politique – la transition vers le socialisme n’a jamais été amorcée. Ce qui a eu lieu est un processus nationaliste, ponctué d’interventions surprenantes de leaders déconcertants se mettant à chanter des chansons comme « La gata bajo la lluvia » [La chatte sous la pluie] lors d’une émission sur la chaîne nationale. Processus insuffisant à l’origine et mis à mal par Nicolás Maduro. La réalité actuelle de pénurie, de files d’attente, et autres difficultés… ne viendrait que confirmer ce qui a toujours été dit.
Représentons-nous maintenant la réalité comme un oignon : elle contient différentes couches, accessibles à qui fait l’effort et dispose des possibilités de les connaître – l’image originale vient de Vicente Zito Lema qu’il l’a utilisé au sujet des textes. Dans le cas du Venezuela, il existe un premier niveau très connu qui est celui d’Hugo Chávez, de la géopolitique, des discours comme celui du diable lors d’une session de l’Organisation des Nations unies [1] etc. Il y a ensuite une deuxième strate, déjà moins connue, systématiquement occultée par les grands médias de communication, en rapport avec les politiques sociales de ces 18 années, comme les Missions sociales, le logement, etc. Et finalement il y a une troisième strate, presque totalement méconnue, qui est en réalité le noyau central pour comprendre la profondeur du processus : le chemin de restitution des pouvoirs aux mains du peuple. Sans ce dernier niveau, nous ne pourrions pas parler de transition vers le socialisme.
Nous sommes plusieurs à nous être penchés sur ce dernier point, cherchant à connaître, décrire, raconter et à participer à cette trame souterraine. C’est là que réside la substance, la puissance, qui explique la capacité d’affronter un scénario de guerre non conventionnelle auquel peu de sociétés pourraient résister. Le chaos qu’est devenue la vie quotidienne a été organisée de façon planifiée et pourtant nous sommes toujours là, vivants, et nous sommes un vrai casse-tête pour l’impérialisme et les droites continentales. On ne peut pas analyser tout cela sans prendre en compte la densité de ces eaux souterraines.
Certains diront que ce processus organisationnel, de démocratie radicale, n’a été possible que grâce au prix élevé du baril de pétrole qui permettait un flot de ressources pour le peuple. Avec la baisse du cours du pétrole tout aurait dû s’envoler. Cela ne s’est pas produit. Et non seulement ce pronostic méprisant s’est révélé erroné mais, ces derniers temps, est apparu un processus qui est désormais bien ancré : les expériences d’autogestion. Elles ont des particularités propres à la révolution qui constituent pour elle une perspective puissante. Il ne s’agit pas d’une autogestion spontanée face à la crise, mais de la mise en œuvre de la parole d’Hugo Chávez lui-même, de la stratégie qu’il a revendiquée haut et fort.
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Il est certain qu’à l’intérieur de la révolution ont toujours coexisté deux logiques : l’une de type clientéliste, l’autre de type communale – formant pour ainsi dire deux idéaux types. La première se caractérise par un regard vertical, la médiation permanente des ressources, des logiques de contrôle et de dépendance : cela de telle sorte qu’il n’y a pas de développement organisationnel. C’est la forme de domination de la bureaucratie politique, la vision étatique du processus. La seconde se caractérise par le renforcement de l’organisation populaire avec des niveaux d’autonomie nécessaires, un emploi des ressources pour approfondir la démocratie participative et l’autogestion – Chávez a affirmé, par exemple, que les communes ne devaient pas être soumises au Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV).
Dans cette période si complexe – où les ressources sont moindres, et l’État est débordé par l’inefficacité, encore accrue par le manque de ressources – la forme clientéliste a perdu de sa puissance et, peu à peu, ont commencé à prendre de l’ampleur les formes communales. Le processus a eu lieu en particulier sur l’un des fronts les plus urgents de la guerre : l’approvisionnement en aliments à prix justes. Des expériences d’autogestion se développent, sans intermédiaires privés, sans intervention de l’État. Directement de communes paysannes à communes ou conseils communaux urbains, du peuple organisé au peuple organisé.
Il y a là une avancée stratégique : la constitution d’une toile d’araignée organisationnelle destinée à donner forme à la nouvelle institutionnalité. C’est ce que la bureaucratie n’a jamais voulu et ne voudra jamais – c’est une conclusion que beaucoup ont déjà intégrée – et qui ne peut exister que dans la mesure où les bases chavistes accélèrent les processus, se réapproprient le pouvoir et l’économie, cessent d’attendre des réponses de l’État et passent à la nouvelle étape historique de la révolution. L’autogestion, oui, ce vieux rêve, celui qu’avait repris Chávez.
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Il n’y pas là d’optimisme à l’épreuve des balles. Le diagnostic actuel indique que les bases n’ont pas encore la capacité de renverser le scénario, ni ne l’auront à brève échéance. Parce qu’elles ont grandi en ordre dispersé, locales et sectorielles, dépendantes de l’État, subordonnées politiquement – une subordination qui n’était pas jugée problématique quand la révolution avançait inéluctablement. C’est là une limite sérieuse. L’une des leçons principales de la révolution est que, sans un pouvoir populaire vertébré par des organisations populaires nationales, avec un travail de masse dans les différents secteurs de la population, et la réappropriation du pouvoir politique, le processus dépend de ses seuls leaders, d’une direction qui regarde les choses à partir de l’État. La révolution a besoin d’être révolutionnée de l’intérieur et cela ce n’est pas le parti du gouvernement qui peut le faire – dans le cas du Venezuela au moins.
Le temps presse. Bientôt commenceront les séquences électorales, l’une après l’autre, jusqu’aux présidentielles de 2018. C’est là qu’aura lieu la bataille, engageant toutes les forces. Dans ce type de conjonctures, on le sait par expérience, l’urgence brûle le quotidien. Comment ne pas perdre de vue – dans ce contexte à venir – les profondeurs, la reconfiguration des eaux souterraines, qui, à pas feutrés, est en train de créer des marchés communaux, des échanges directs, agissant sans rien demander, sans bruit, et accumulant ainsi du pouvoir. C’est de là que peut émerger la réponse stratégique, la continuité de la transition vers le socialisme. Non pas comme une instance isolée, en dehors de relations avec l’État, le gouvernement, le PSUV – ce serait méconnaître la richesse théorique/politique de la révolution même – mais comme une pièce qui, dans la partie d’échecs du chavisme peut faire évoluer le jeu. Si quelque chose peut se jouer, n’est-ce pas là ?
Chávez croyait aux pouvoirs créateurs du peuple – selon la phrase du poète Aquiles Nazoa [2]. La bureaucratie n’y a jamais cru, mais les a toujours craints. Le peuple croit-il en ses propres pouvoirs ? À en juger par les expériences qui se sont multipliées cette année, la réponse est oui. Que ces expériences croissent et se multiplient est l’un des espoirs pour continuer à avancer vers une société qui serait parvenue à se débarrasser de certains pans de son capitalisme.
Notes
[1] Discours d’Hugo Chávez à la tribune de l’ONU le 20 septembre 2006 – NdT.
[2] « Je crois aux pouvoirs créateurs du peuple » est une phrase prononcée par Aquiles Nazoa, un intellectuel marxiste qui revendiquait dans ses écrits les valeurs de la culture populaire vénézuélienne – NdT.
Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3408.
Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
Source (espagnol) : Hasta el nocau, blog de Marco Teruggi, 6 décembre 2016.
Source française : Dial – www.dial-infos.org