Marie-Louise Duboin, auteure du livre Mais où-va l’argent ? et directrice de la revue La Grande Relève, nous présente l’économie distributive dans une interview.
Nicolas — Marie-Louise Duboin, comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la question du revenu de base ?
Marie-Louise — Je ne sais pas, je crois que je suis née avec parce que j’en ai toujours entendu parler à la maison !
N— Alors vous êtes pour ?
M-L —Pour un revenu garanti, individuel, inconditionnel, oui… Mais ce sera très difficile, trop long, d’en obtenir un financement convenable dans le système capitaliste parce que c’est aller à l’encontre de ses principes.
N —Êtes-vous de ceux qui pensent que les nouvelles technologies vont entraîner la fin du travail ?
M-L — Pas du tout. Évoquer la fin du travail est une absurdité, parce que du travail, il y en aura toujours. Et sans doute de plus en plus. Dans toutes les activités concernant les soins aux autres, et d’abord dans l’éducation. Dans la recherche, dans l’exploration, dans la créativité dans tous les domaines de la connaissance et des arts. Dans l’information au présent et dans la participation aux débats politiques, etc. ! Par contre, c’est la fin des emplois. Ils disparaissent déjà à toute allure, et les nouvelles technologies vont en supprimer encore bien plus qu’elles n’en créeront. Pour une raison très simple : un employeur ne crée ou ne maintient un emploi que s’il peut en tirer plus de profit qu’en utilisant un robot !
N — C’est pour cette raison que votre père, Jacques Duboin, a créé l’économie distributive ?
M-L — Oui, mais il n’en a créé que le terme !
N — De quoi s’agit-il plus précisément ? En quoi cela s’oppose-t-il au système actuel ?
M-L — L’expression économie distributive n’est pas facile à comprendre, sauf quand on l’oppose aux processus de REdistribution qui consistent, pour organiser une sorte de charité publique, à reprendre aux uns, par l’impôt, un peu de ce qu’ils estiment avoir bien gagné… Faute d’un terme parfait, on peut désigner l’ensemble de ces propositions par le terme d’économie de partage, pour montrer qu’il s’agit de changer la façon dont les richesses sont réparties, ou par celui de démocratie économique, pour souligner qu’il faut introduire la démocratie dans le domaine économique dont elle est aujourd’hui complètement exclue. On aborde alors le fonctionnement d’une économie dans laquelle la finance ne commande pas, le rôle de la monnaie ne permettant plus que toute activité soit soumise à la loi du profit. Et c’est le terme d’économie des besoins qui convient pour mettre en relief le fait que c’est par leurs fondements que “distributisme” et capitalisme s’opposent totalement.
N — Quels besoins ? Il y en a infiniment !
M-L —Surtout depuis que le capitalisme s’emploie à en créer d’artificiels !! Mais vous avez raison, il est impossible de les satisfaire tous, donc il faut faire des choix. Mais comment ? Sur quels critères ? Le rôle de l’économie étant de produire des biens et des services, qui parviennent aux consommateurs par la vente, les décisions déterminantes sont évidemment celles qui concernent la production. Alors qui, quand, comment est fait le choix de ce qui va être produit, avec quels moyens, donc à l’intention de quels acheteurs ? Les économistes orthodoxes, pour qui le système capitaliste est éternel, affirment qu’il existe une loi universelle qui, en rendant ces choix automatiques, dispense de perdre du temps à en discuter. C’est la loi du marché. Et elle est très simple : on n’entreprend quoi que ce soit qu’en vue du profit financier à en tirer. Il faut donc choisir ce qui rapporte le plus. Or les “investisseurs” disposent aujourd’hui de prodigieux moyens de calcul pour prévoir, en permanence, les rentabilités escomptables, partout dans le monde. Cette expertise mathématique leur désigne les entreprises dont le “retour” s’annonce le plus “rentable”, c’est donc celles qu’ils choisissent pour y placer l’argent qui leur est confié pour le faire “fructifier”, et qui constitue les “avances” nécessaires pour produire. Ce choix des entreprises implique celui de leurs modes de production, des emplois dont elles ont besoin, et de toute la publicité qu’elles déploient pour pousser les consommateurs à acheter leurs produits. Le verdict est prononcé par la vente. Si ce qui a été produit trouve client, c’est la preuve que c’était bien, donc le marché a raison de permettre à l’entreprise de continuer, croître et prospérer ; et sinon, s’il y a trop d’invendus, c’est que ça n’intéresse personne, le marché a encore raison en menaçant de faillite les entreprises à qui la vente n’a pas assez “rapporté”. Voilà comment un seul et unique critère, celui de la rentabilité, pilote toute l’économie capitaliste.
N — À première vue, on pourrait pourtant dire que «le client est roi» puisque c’est lui qui décide de la production par le choix de ses achats. Il vote avec son porte-monnaie, et la production s’adapte à ses choix…
M-L — En apparence seulement, car c’est oublier l’essentiel. Ce vote par le porte-monnaie est complètement faussé par le fait que certains ont mille fois plus de bulletins de vote que la moyenne, tandis que d’autres n’en ont même aucun ! Un tel vote ne permettait d’adapter la production aux besoins de tous que si chacun avait droit à une voix, donc si tout le monde disposait du même revenu. Mais dans les conditions actuelles, la production n’est faite que pour satisfaire les besoins dits “solvables”, c’est-à-dire ceux des clients qui peuvent payer. Or produire pour eux du luxe ou des gadgets inutiles parce que c’est bien plus “intéressant” que se consacrer, par exemple, à une agriculture saine qui exige beaucoup de savoir et de main d’œuvre… Alors tant pis pour tous les autres et, en plus, tant pis pour l’environnement, pour la préservation des ressources non renouvelables, pour la santé, etc. Vive l’agriculture extensible et les intrants qui rapportent. Et puis… tant mieux si quelques tricheries suscitées par l’appât du gain permet de gagner un peu plus …
N.— Donc, le “distributisme” s’oppose au capitalisme en refusant de soumettre l’économie à la loi du marché ?
M-L — Oui, d’abord parce que ce n’est pas une loi de la nature, universelle et éternelle comme le prétendent les économistes classiques. Et surtout parce que cette pseudo loi a bien d’autres aspects trop lourds de conséquences… À commencer par le fait qu’elle dispense les élus de toute responsabilité économique. Ainsi, quand une entreprise privée congédie ses employés pour se délocaliser, pour être “plus compétitive” en payant moins de salaires et moins d’impôts, c’est une affaire privée, donc le gouvernement ne peut que laisser faire puisque ce n’est pas de son ressort… ! Ensuite, parce que cette quête aveugle du profit crée une rivalité permanente, une situation de guerre de tous contre tous, employeurs et employés sont stressés par la peur de perdre leur situation. Ce “chacun pour soi” détruit donc la société. En outre, cette loi du marché est celle du “laissez faire”, celle de la “liberté d’entreprendre” que ses farouches défenseurs prétendent nécessaire pour stimuler une inventivité qui serait synonyme de progrès social. C’est doublement faux : la liberté d’entreprendre est réservée à la minorité qui a les moyens financiers suffisants, l’immense majorité ne peut créer qu’en empruntant, donc en se soumettant, par la dette, à l’obligation de rentabilité pour verser les intérêts exigés par ses créanciers. Et puis surtout, c’est laisser faire n’importe quoi, avec tous les dangers qu’entraîne une telle insouciance. Avec le formidable développement des technologies (nanotechnologies, intelligence artificielle, interventions sur le génome, etc.) s’ouvrent de telles immenses possibilités souvent porteuses de lourdes conséquences, qu’il devient urgent, au contraire, de veiller à limiter les risques au maximum ! Des décisions aussi importantes pour le devenir de l’humanité doivent être basées sur la raison. Au lieu de laisser faire “la main invisible” du profit, il faut diffuser l’information et instaurer concertations et débats.
N.— Je ne vois pas comment peut fonctionner une économie non soumise à la loi du marché !
M-L —Parce que l’imagination est bloquée par la religion de l’échange marchand… Si l’économie ne lui est plus soumise, c’est aux êtres humains concernés de l’organiser. En renversant la vapeur : au lieu de laisser la finance piloter l’économie, ils peuvent la mettre au service de leurs besoins économiques.
N.— C’est donc d’une réforme monétaire qu ‘il s’agit ?
M-L— Bien plus que d’une réforme ! Toutes les réformes imaginables dans le système capitaliste ont été essayées et ont échoué. Pour s’affranchir de la dictature de la finance il faut s’en prendre à son fonctionnement, au rôle que joue son arme, qui est la monnaie, pour la désamorcer. La difficulté vient d’abord du fait que les économistes ont bien soin d’éluder ce sujet qui les dérange. Le résultat est que les gens, dans leur immense majorité, sont prêts à croire n’importe quoi, par exemple à propos de la création monétaire. Ou au sujet des dettes souveraines : quand on leur affirme qu’ils doivent se serrer la ceinture pour que l’État puisse rembourser, sinon ce serait condamner d’avance leurs enfants à payer à leur place, ils se sentent coupables et sont prêts à accepter.
N.— Vous pensez donc que, je cite, «notre ennemi, c’est la finance» !
M-L— Nous ne nous contentons pas de le déclarer, nous le montrons. Mais si nous avons tant de mal à nous faire entendre, c’est parce que c’est oser aborder un domaine réputé si compliqué qu’il ne serait accessible qu’à quelques spécialistes, qui peuvent ainsi en parler doctement… à leur guise ! Et pourtant, sommes tous concernés par le fait que le monde est dominé par l’argent. Tant qu’une majorité de gens refusera d’essayer de comprendre les mécanismes qui nous ont conduits à la situation catastrophique actuelle, comme je le montrais dans mon livre Mais où va l’argent ?, elle ne fera qu’empirer. Admettre qu’il est “normal” qu’on n’y entende rien, qu’on ne peut donc que laisser faire ceux qui savent, et qui tiennent à ce que rien ne change, c’est permettre que rien ne change.
N.— Faut-il comprendre que vous voulez supprimer la monnaie ?
M-L— Non, parce que l’économie doit être sérieusement gérée, ne serait-ce que pour éviter le gaspillage des ressources non renouvelables… C’est à cette gestion que doit servir la monnaie. En un mot, elle doit servir à compter tout ce qui doit être, je pèse le mot : é-co-no-mi-sé. Et tout le reste, tout ce qui peut être consommé sans limite, et qui d’ailleurs n’est en général pas mesurable peut et doit être gratuit.
N.— Comment fonctionne cette économie ?
M-L—L’objectif de l’économie des besoins est de produire et mettre à disposition, de façon raisonnée, c’est-à-dire en tenant compte des moyens disponibles et des retombées possibles, ce qui est nécessaire pour satisfaire les besoins de tous, en commençant par les plus vitaux, puis, dans la mesure du possible, les plus souhaitables et les moins indispensables. Presque chaque mot de ce résumé suscite des questions de détail : comment produire ? Comment mettre à disposition ? Que veut dire de façon raisonnée ? Comment savoir quels sont les “moyens disponibles”… Etc. Depuis… 1935, et pas seulement en France, c’est plusieurs milliers de personnes qui ont envisagé, imaginé, discuté les modalités de fonctionnement qui peuvent répondre à ces questions auxquelles plusieurs solutions sont en général envisageables. Or c’est aux personnes concernées d’en décider. Les solutions adoptées peuvent donc être différentes selon les lieux, et elles peuvent être modifiées au cours du temps. Et c’est là un premier point important : la démocratie apporte à l’économie une véritable souplesse : il devient possible d’en adapter l’organisation aux conditions locales et les modalités peuvent enfin évoluer avec les moyens de production. En envisageant ces détails de fonctionnement, on comprend à quel point s’affranchir des impératifs figés de la loi du marché, est une véritable libération. On découvre tous les verrous qui s’ouvrent, toutes les possibilités qui ne sont que des rêves dans le système du profit, tous les interdits qui bloquent même les imaginations, et tous les dangers vers lesquels nous précipite cette course en avant pour une croissance hors de toute mesure, par une compétition qui, même “libre et non faussée”, est mortifère.
N.—Si ce n’est plus le profit qui stimule les activités, où va-t-on !
M-L— Vers le contraire de cette lutte permanente : vers la coopération qui, outre qu’elle rend la vie humaine moins violente, est économiquement bien plus efficace et plus productrice de qualité. On va s’en apercevoir dans tous les domaines, à tous les niveaux. Commençons par les choix économiques déterminants : quelles productions faut-il mettre en route et avec quels moyens ? Ces décisions essentielles sont politiques. Elles résultent du débat démocratique qui est organisé de façon à ce qu’un maximum d’informations objectives puisse être pris en compte. Cette prospection revient à l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE). Sa mission n’est plus limitée à la publication des bilans économiques, elle est considérablement élargie : il lui revient de recenser et de rendre publics, en permanence, les besoins, les moyens matériels accessibles, le personnel disponible, les méthodes envisageables et leurs retombées prévisibles. Le recensement des ventes passées fait partie des informations qui lui sont nécessaires pour évaluer les besoins, y compris ceux destinés à des contrats d’échanges avec l’extérieur. Les propositions de travail, sous forme de contrats civiques (on verra plus loin) lui permettent de connaître les moyens disponibles en personnel. Moyens techniques et chiffrage des fournitures nécessaires lui sont communiqués par les entreprises en activité et les chercheurs. Les professionnels de la santé, de l’environnement, de l’agronomie, etc. sont là pour prévoir, selon les cas envisagés, les retombées dans leurs domaines respectifs.
N.— Je vous arrête : c’est ne pas respecter le secret des affaires, les secrets professionnels, les brevets d’exclusivité !
M-L—Bien sûr. Le secret professionnel n’a de raison d’être que s’il s’agit de rivaliser avec des concurrents. Mais quand l’objectif commun est de produire le mieux possible en disposant des meilleures techniques, aucun brevet ne peut les confisquer, les découvertes les plus récentes sont alors largement accessibles. En outre le débat démocratique n’a aucune raison de favoriser l’obsolescence programmée, mais au contraire le développement d ateliers de réparations. Sortir de la loi du marché c’est aussi rendre inutiles fraudes et contrefaçons telles que vaches folles, sang contaminé ou tromperies sur les effets de certains médicaments. Dans le domaine de la santé, j’irais même plus loin : les médicaments sont une énorme source de profits (surtout pour les laboratoires pharmaceutiques), comme sans doute bien des dépenses “curatives”. Se libérer de la loi du profit ne peut que favoriser le développement éminemment souhaitable de la médecine préventive et changer aussi bien des aspects actuels des professions médicales.
N — Et pourquoi pas adieu aussi aux pesticides, aux armes et aux drogues…
M-L— Ils résultent, en effet, de la même motivation. Je reprends. C’est à tous les niveaux appropriés (local, régional, etc.) selon le principe de subsidiarité et en disposant de toutes ces données que s’organise le débat de politique économique, quasi en permanence, au sein de ce qu’on peut appeler le Conseil Économique et Social (CES). Ces décisions établissent le projet de production où sont précisés ce qui va être produit, où, et par quelles entreprises, dans quelles conditions, avec qui, avec quoi, quelles quantités sont prévues, où ces produits seront mis en vente et à quels prix, etc.
N —C’est la planification à la soviétique !
M-L— Pourquoi “à la soviétique” ? Vous oubliez qu’en France, un Commissariat au Plan a existé dans les années 1950-70 et qu’il a largement contribué aux reconstructions et réadaptations nécessaires après la guerre. Ne vous est-il pas évident que pas une seule entreprise, capitaliste ou pas, ne peut fonctionner sans avoir un plan : il faut savoir ce qu’on veut faire pour réunir les fournitures et savoir comment on va s’y prendre avant de pouvoir produire quoi que ce soit !
N —Le projet est donc destiné à préparer la production…
M-L— Oui, mais pas seulement. Le projet établit aussi l’estimation chiffrée, pour une période donnée, de la richesse qu’on a décidé de produire et mettre en vente. C’est cette estimation qui fixe le montant de la masse monétaire qui est alors créée par la banque centrale.
N — Vous voulez dire que si telle région décide ainsi de produire un milliard en produits divers, il va y être créé un milliard en monnaie ? Mais ce sera l’inflation !
M-L— Non parce que cette nouvelle monnaie ne peut servir qu’à acheter son équivalent de produits : lors de tout achat, que ce soit d’un bien ou d’un service, elle est automatiquement annulée. La monnaie distributive ne circule pas. Son rôle est de faire passer les produits des producteurs aux consommateurs. C’est bien le but de l’économie, non ? Puisque les produits se renouvellent, ne vous paraît-il pas logique que la monnaie pour les acheter se renouvelle au même rythme ? Monnaie et produits sont ainsi deux flux qui s’écoulent en parallèle, et qu’il s’agit d’équilibrer.
N —Mais il y a des aléas et la réalisation n’est jamais tout à fait conforme aux prévisions…
M-L — Non, bien sûr, même si les informations sont d’autant plus fiables qu’elles n’y a plus de raison, comme on l’a vu, de les bloquer ou de les truquer. Mais des erreurs sont toujours possibles, et puis il y a les aléas, les catastrophes imprévisibles. C’est pour cela que l’INSEE compare, en continu, les résultats qui lui sont communiqués avec les prévisions qui ont déterminé la masse monétaire. Et le pouvoir d’achat de cette monnaie est corrigé en permanence pour rectifier, rétablir l’équilibre entre les flux de la production et de la consommation.
N — Tout ça paraît bien compliqué.
M-L —Pas plus que ce que font aujourd’hui les Bourses. Les logiciels nécessaires pour assurer cet équilibre sont semblables à ceux qui ont été mis au point par les traders et qui fonctionnent dans le monde entier, 24 heures sur 24. Pour les adapter, il faut juste changer de point de vue !!
N — Une monnaie qui s’annule à l’achat, ça change complètement nos habitudes !
M-L—Pas pour tous les gens qui touchent si peu qu’ils ne peuvent rien mettre de côté ! Pour tous ceux dont les fins de mois sont difficiles, la monnaie actuelle est déjà une telle monnaie de consommation ! Et quand on poinçonne un billet de métro, quand on colle un timbre sur une lettre, on a bien l’habitude que ce moyen de paiement soit automatiquement périmé, “oblitéré”.