III LE FORUM DU TIERS MONDE
LA GENÈSE DE L’INSTITUTION

J’ai déjà dit que, directeur de l’IDEP, il m’était apparu utile d’étendre et de consolider le type de recherches et de débats que nous inaugurions par le moyen de cet institut, en créant d’autres institutions appropriées. C’est ainsi ai-je dit que je suis un peu à l’origine de la création du CODESRIA, de l’ENDA et du Forum. En ce qui concerne cette dernière institution nous pensions d’emblée nécessaire d’agir à l’échelle du tiers monde. C’était aussi, pour l’Afrique, le moyen de briser l’isolement dans lequel la colonisation l’avait enfermée.

I1 existait, depuis 1958, une organisation de Solidarité des Peuples Africains et Asiatiques, que le Mouvement des Non Alignés avait fondée. Son siège était au Caire, où l’organisation est d’ailleurs toujours domiciliée. En 1997 elle a tenté de sortir de sa léthargie en organisant une grande conférence, avec la collaboration du Forum du Tiers Monde. J’ai dit léthargie parce que cette organisation n’était en réalité pas parvenue à affirmer son indépendance vis à vis du groupe des gouvernements les plus actifs du MNA. Bénéficiant de soutiens financiers de ces gouvernements qui la mettaient trop à l’aise, elle ne représentait les «peuples» que par l’intermédiation des partis uniques censés en être l’émanation. L’organisation avait, de surcroît, fait une option « pro‑soviétique » extrême, qui contribuait à réduire l’étendue de sa crédibilité. Enfin elle n’incluait pas l’Amérique latine, sauf Cuba, parce que ce continent était ‑ et est resté ‑ étranger au MNA.

Cuba de son côté avait créé à la fin des années 1960 la « Tricontinentale » qui se présentait cette fois comme l’organisation représentative des « peuples » des trois continents. Là encore qui trop embrasse mal étreint. Comment représenter les « peuples » ? Les deux seules formules que l’on connaisse jusqu’ici sont soit l’élection d’une Assemblée, soit la formation de partis politiques. Or si dans certaines circonstances ‑ et dans certaines limites ‑ les Assemblées élues sont crédibles, il n’existe pas d’Assemblée des Assemblées opérant à une échelle régionale, a fortiori mondiale. On sait que le Parlement Européen lui-même n’a pas conquis cette position, faute d’un gouvernement européen ‑ fut‑il confédéral ‑ qui serait responsable devant lui. Certaines forces politiques ont parfois créé des « Internationales » qui rassemblent des « partis frères » par l’idéologie. C’est le cas des Internationales Socialistes et Communistes. La Tricontinentale était un lieu de rencontre de ce genre entre les mouvements de libération nationale et les partis (généralement uniques) issus de ceux-ci. Guère plus. Or l’histoire devait prouver le caractère hétéroclite de cet ensemble de « partis » du tiers monde. La Tricontinentale également a fait les options qui étaient plus ou moins celles de l’Etat cubain.
Nous pensions donc dans des termes plus modestes: une association des intellectuels du tiers monde. Mais évidemment il fallait définir les objectifs et, en fonction de ceux-ci, les critères de sélection.

En avril 1973, le gouvernement Allende du Chili nous invitait à nous réunir à Santiago. Je retiens cette date comme l’acte de naissance du Forum, même si ce n’est qu’à Karachi dix huit mois plus tard que les documents officiels constitutifs de l’association ont été adoptés. En effet à Santiago une série de décisions de principe ont été prises qui ont défini l’évolution ultérieure du Forum. Des principes que personnellement je considère avoir été les bons choix.
Premièrement que le Forum n’était pas un club de «fonctionnaires du développement » opérant soit aux niveaux nationaux (technocrates du Plan et autres), soit au niveau international dans les institutions de l’ONU. Deuxièmement que les «penseurs » en question, s’ils le sont, ne peuvent être définis en termes de disciplines scientifiques (économistes ou sociologues ou politologues); ils sont toujours « transdisciplinaires ». Ils peuvent être universitaires, fonctionnaires, responsables d’organisations politiques et sociales; mais ces fonctions, souvent d’ailleurs conjoncturelles, ne définissent pas un « droit » à être membre du Forum. Troisièmement que ces « penseurs » sont critiques c’est à dire des « intellectuels organiques ». Et sur ce point, après de longs échanges de vues, on convenait de préciser la plateforme qui définit cette qualification. On avait retenu pour cette plateforme deux dimensions. L’un de ces axes de la critique procédait de l’idée que le système mondial n’est pas par lui-même favorable au développement. Autrement dit que le développement n’est pas synonyme d’inscription dans l’expansion naturelle du système, mu par sa seule logique propre. Je traduis cette phrase dans mon langage: le développement n’est pas synonyme d’expansion capitaliste. Il implique donc le conflit avec la logique unilatérale qui commande cette expansion. Mais rien n’était défini au-delà de cette position critique générale: l’appréciation de l’efficacité des moyens à mettre en oeuvre pour transformer le système était laissée au jugement de chacun, elle était l’objet des débats du Forum. L’autre axe de la critique concernait l’objectif fondamental du développement, qui est de répondre aux problèmes de l’ensemble de la population et non d’une minorité. Autrement dit le développement n’a de sens que s’il est populaire (au bénéfice du peuple). On ne suppose pas que ce type de développement puisse être le produit naturel et spontané d’une logique quelconque qui n’en ferait pas son axe propre, par exemple que le développement puisse être le produit des effets de retombée (« trickle down ») de la compétitivité et de la rentabilité. Mais ici aussi rien n’était imposé au-delà de cette position de principe critique: l’alternative, qui place la finalité populaire du développement au cœur de la question du choix des critères de l’action, est ou n’est pas le socialisme, selon telle ou telle définition de ce système et en conformité avec telle ou telle théorie de l’évolution sociale. Ces questions sont précisément objets des débats.

A Santiago un certain nombre de propositions organisationnelles furent également adoptées. L’ une était de confier à quelques-uns d’ entre nous la responsabilité d’animer des bureaux régionaux. J’avais moi- même celle du bureau africain, logé à Dakar à l’IDEP dont j’étais le directeur. On me chargeait également de coordonner les activités des trois bureaux, dans la perspective de la tenue d’un congrès qui pourrait réunir sinon tous les membres de l’association, tout au moins suffisamment d’entre eux pour être représentatifs de leur ensemble. En une année environ cinq cents personnalités furent contactées et retenues. Plus d’une centaine d’entre elles purent être invitées à Karachi en 1 975.

Peu de temps après notre initiative de Santiago, la nouvelle nous parvenait d’Alger de l’intention d’un groupe de réflexion basé au CREA de créer une « Association des économistes du tiers monde ». Les responsables du Forum naissant et moi-même personnellement étions heureux de cette initiative qui pourrait renforcer l’idée commune, celle d’encourager le débat critique sur le développement. Une première assemblée des fondateurs de cette association s’est réunie à Alger en 1979, à l’invitation d’Abdellatif Benachenhou, directeur du CREA. J’ai participé à cette assemblée intéressante, dont les débats convergeaient avec ceux que le Forum souhaitait voir développer. Le congrès constitutif de l’Association s’est tenu un peu plus tard à la Havane. Ce que je regrette personnellement ‑ et je n’ai pas manqué de le dire à l’époque aux responsables de l’association ‑ c’est que celle‑ci ait donné trop de poids dans le choix de ses responsables à des représentants officieux d’Etats: un ministre cubain choisi pour la présider par exemple. Le souci de trouver vite des moyens financiers importants (que l’association pouvait espérer, par exemple, du gouvernement algérien) a également pesé trop lourd dans le choix des responsables. A mon avis ces options portaient ombrage à la crédibilité de l’association plutôt qu’elles ne la servaient. L’histoire m’a hélas donné raison. L’association a cessé d’exister le jour où, pour une raison ou une autre, l’Etat algérien s’en est désintéressé.

Le Congrès de Karachi en décembre 1974 marquait la naissance officielle du Forum. Sur le fond, c’est à dire la définition du rôle et des fonctions, les congressistes adoptaient les principes définis à Santiago. Cela n’est pas surprenant puisque les membres du Forum provisoire avaient été identifiés et retenus sur la base de ces principes. Chose naturelle également: si l’on veut faire quelque chose, on a le droit d’en définir les moyens et la stratégie. A ceux qui éventuellement n’en sont pas heureux de faire autre chose. La démocratie c’est le droit ouvert à tous d’agir de cette manière.
Les débats furent donc pour l’essentiel centrés sur les questions fondamentales: quels sont les défis auxquels les peuples du tiers monde sont confrontés ? Où sont le général et le particulier dans ces défis ? Comment les intellectuels critiques des différentes régions, des différentes sensibilités culturelles, politiques, des différentes écoles de pensée, définissent ces défis ? Quels sont les alternatives proposées et comment sont-elles argumentées ? C’était, pour le Forum, un très bon début, prometteur.

Simultanément, bien entendu le congrès adoptait des statuts généraux pour le Forum. Ceux-ci invitaient les bureaux régionaux à organiser des assemblées régionales du Forum, lesquelles préciseraient les modalités de mise en oeuvre de leur action. C’est dans ce cadre que, lorsque je quittais 1’IDEP qui avait abrité le Forum pour l’Afrique de 1975 à 1980, nous ne tardions pas à organiser une Assemblée africaine du Forum qui adoptait ses règlements régionaux, en conformité avec les statuts de l’organisation. C’était à Dakar en décembre 1980.
L’EXPANSION DES ACTIVITÉS

La création du Forum du Tiers Monde a été, je crois, un succès non négligeable. Le seul fait que l’institution ait survécu ‑ quarante ans à la date où j’écris ‑ en est le témoignage. Car le cimetière des institutions mort nées ou n’ayant guère survécu aux premières années de leur existence compte certainement des dizaines sinon des centaines d’initiatives de la même famille qui n’ont pas résisté aux bourrasques des changements du temps.

Le succès est largement dû d’abord à Olof Palme, auquel j’ai soumis le projet du Forum. L’idée le convainquit sur le champ. Palme était de ces hommes politiques qui savent écouter et, s’étant fait une opinion, en tirent réellement les conséquences pour l’action. I1 avait par ailleurs une grande vision des affaires mondiales, fort critique du capitalisme réellement existant et de l’hégémonisme américano‑atlantiste. Les positions que la Suède avait prises pendant la guerre du Viet Nam en témoignaient, et la décision de soutenir les luttes de libération dans les colonies portugaises et en Afrique du Sud tranchait avec l’hypocrisie des diplomaties de tous les autres pays occidentaux, qui préféraient en fait les fascistes portugais et les oppresseurs de l’apartheid. La Suède conquérait de ce fait une position sur l’échiquier mondial ‑ aux côtés des forces démocratiques et progressistes ‑sans commune mesure avec le poids de ce pays de taille modeste. Palme me demandait donc d’emblée, au terme de notre discussion. De combien avez-vous besoin ? Je lui expliquais que nous ne voulions pas succomber à la tentation de « démarrer riches »; une tentation souvent fatale par les facilités qu’elle offre. Qu’il nous faudrait quelque chose comme 100.000 dollars par an pendant quelques années, au terme desquelles nous devrions être capables de prouver la viabilité du projet et trouver des moyens plus diversifiés pour son soutien financier. Palme me dit: je double la somme et vous garantis cinq ou même dix ans, si les électeurs nous suivent pendant ce temps. Ce qui fut le cas ‑ la social-démocratie suédoise gagnant régulièrement les élections, tenues tous les trois ans dans ce pays. Et jusqu’à la fin des années 1980 la SAREC a poursuivi sa mission sans la moindre hésitation. Les choses ont évolué par la suite le vent de droite ‑ quasi néo-libéral ‑ finissant par l’emporter, tandis que le rapprochement puis l’adhésion du pays à l’Union Européenne agissaient pour diluer les positions courageuses et exceptionnelles prises par Stockholm dans les décennies précédentes.

Toujours est‑il que le soutien généreux de la SAREC entre 1978 et 1992 a bien été de l’ordre de plus de deux millions de dollars, affectés à titre principal aux programmes africains du Forum, mais permettant également la poursuite des activités de coordination générale dont je suis responsable. Cela nous donnait suffisamment de marge pour avoir le temps de chercher d’autres soutiens que le Forum est effectivement parvenu à obtenir, principalement de diverses institutions de la Norvège, de la Finlande, des Pays Bas, du Canada, de l’Italie, de l’Union Européenne et de l’Université des Nations Unies.
Par ailleurs le bureau africain du Forum du Tiers Monde s’associait, dans certains de ses programmes, à différentes institutions des Nations Unies. Ce fut d’abord l’UNITAR qui avait géré le fonds SAREC affecté au Forum de 1978 à 1980, alors que le Forum était logé à l’IDEP, dont j’étais le directeur. Philippe de Seynes avait pris une retraite active dans cette institution, dont le directeur à l’époque était un gentleman Sierra Leonais Davidson Nichol. Cet arrangement qui permettait que la gestion du budget du Forum soit assurée par les Nations Unies via l’UNITAR a fonctionné jusqu’en 1987. Nichol parti, Michel Doo Kingue ayant été nommé à sa place directeur de l’UNITAR s’est empressé de tenter d’imposer ses vues de bureaucrate navigant dans le sillage de ses patrons américains ‑ ce que le Forum ne pouvait évidemment pas accepter. La gestion de l’arrangement fut alors transférée à l’UNRISD, dont les directeurs furent successivement l’Argentin Enrique Oteiza puis le Kenyan Dharam Ghai, deux intellectuels du tiers monde de valeur et de grande probité intellectuelle et politique, amis de surcroît et eux‑mêmes membres du Forum . En vertu de cet arrangement certains des programmes africains du Forum étaient d’un commun accord intégrés dans les programmes de l’UNITAR puis de l’UNRISD, sans que ces organismes n’aient à en assumer le financement. C’était donc tout à leur avantage. En contrepartie les organismes en question géraient une partie des fonds du Forum , conformément aux règles des Nations Unies (et moyennant une rémunération de 14 %, au titre de ces fameux « overheads »). Bien entendu l’ensemble du budget et de son exécution, dont je restais responsable, est soumis à un audit annuel, conformément aux exigences de nos statuts et aux règles de bonne gestion. L’arrangement avec l’UNRISD a pris fin lorsque moi-même et Bernard Founou atteignions l’âge de la retraite et décidions d’un commun accord de poursuivre nos activités au sein du Forum.

En ma qualité de directeur de l’IDEP j’avais participé, une année après l’autre, à une réunion annuelle des directeurs des instituts de recherche et de formation de la famille des Nations Unies. A l’ordre du jour il y avait immanquablement un point concernant la création d’une Université des Nations Unies. Une réunion où, d’une année sur l’autre, les mêmes propositions contradictoires étaient reprises par ceux qui souhaitaient intégrer les instituts qu’ils dirigeaient dans la nouvelle UNU, et ceux qui voulaient faire du neuf, laissant les instituts en exercice comme ils étaient, hors du projet. Finalement l’UNU a été créée, domiciliée à Tokyo, comme on le sait, selon une formule qui a fait de l’institution plutôt une sorte de fondation appelée à financer les programmes mis en oeuvre par d’autres qu’une véritable université sui generis. Ni les recteurs successifs de l’UNU, ni son Conseil ne m’ont véritablement impressionné. Et l’institution ne fut sauvée de la médiocrité ‑ un temps ‑ que grâce aux efforts de son vice-recteur japonais, Kinhide Mushakoji. Intelligent, actif à l’extrême, esprit fin et ouvert, critique, Mushakoji réalisait 90 % des programmes effectifs de l’UNU avec 10 % de son budget, le reste étant perdu en purs gaspillages. Mushakoji avait, entre autre, choisi le Forum comme partenaire principal pour l’exécution d’un programme de débats de fond concernant les perspectives des régions du tiers monde dans le système mondial. Entre 1980 et 1985 ce programme a constitué l’un des axes importants des activités du Forum, prolongés partiellement jusqu’en 1988, date à partir de laquelle Mushakoji fut contraint de quitter l’UNU: il donnait le mauvais exemple par l’efficacité de son travail ! Mushakoji est évidemment devenu et resté un ami personnel cher.

Si les contributions des pays scandinaves et nordiques citées plus haut étaient dans l’ensemble affectées aux programmes du Forum concernant l’Afrique subsaharienne, celle de l’Italie a permis l’expansion des activités dans le monde arabe. Le grand colloque Euro‑arabe, tenu à Naples en 1983, réunissant une centaine de participants des pays du Sud de la Méditerranée, demeure la date marquante du développement de ce programme. Giuseppe Santoro, qui était alors directeur général de la coopération italienne à Rome, avait été la personne clé qui avait mis au point, avec moi, ce programme. Une initiative lucide et courageuse que malheureusement aucun autre homme politique des pays européens qu’on aurait pu en principe croire intéressés à vouloir connaître les points de vues des intellectuels arabes critiques (le France et l’Espagne en particulier) n’a cru devoir poursuivre !

Toujours est‑il que, dans la seconde moitié des années 1980, le Forum atteignait ce qu’on peut appeler son rythme de croisière. Le nombre de ses membres se fixait autour du millier, dont une bonne moitié réellement fort actifs dans un programme ou un autre. Le Forum a organisé au cours des quinze dernières années plus de 150 groupes de travail, collecté près de 2.500 communications, publiées dans les ouvrages de sa collection et dans de nombreuses revues. La publication d’ouvrages concernant l’Afrique et le Moyen Orient atteignait le chiffre de sept ou huit livres par an, publiés en français, en anglais ou en arabe. Le 80e ouvrage de la collection africaine du Forum ‑ qui concerne l’Afrique du Sud ‑ est paru en 1998. Compte tenu de volume des activités, celui des finances du Forum est extraordinairement modeste en comparaison de ce qu’il est pour des activités similaires d’autres institutions. Cette modestie est recherché pour elle- même: il s’agit de prouver que la conduite de ces débats, si importants puisqu’ils portent sur les problèmes majeurs de notre époque, n’exige pas nécessairement des moyens financiers gigantesques. Les membres du Forum sont des intellectuels de qualité intéressés par l’importance et la qualité des débats auxquels ils participent, non par les rémunérations qu’ils peuvent en tirer.

Le choix de Dakar comme siège du Forum a certainement été heureux. J’avais proposé ce choix au Président Senghor quelques mois avant de quitter l’IDEP. Il m’avait encouragé et garanti le soutien de son administration. Laquelle n’a jamais cessé de témoigner à notre égard d’une amitié efficace et sincère, sans jamais non plus exercer sur le Forum la moindre pression d’une quelconque nature. Je dois donc ici apporter ce témoignage, tout à l’honneur du gouvernement du Sénégal et de tous ses responsables. Je ne connais pas beaucoup de pays, en Afrique et ailleurs dans le tiers monde, qui respectent autant la liberté intellectuelle et s’enorgueillissent même de l’importance des débats qu’elle permet de produire.

Le Forum a souvent été un pionnier par les orientations de ses travaux. Il a développé une formule originale, qui se sépare de celle de la tradition conventionnelle des « symposia » dans lesquels les participants présentent des « papiers » de statuts divers. Considérant que cette formule coûteuse n’était pas la manière la plus efficace d’organiser le débat, le Forum en est venu progressivement à organiser des groupes de travail restreints, autour d’un coordinateur (consacrant 30 à 50 % de son temps de travail durant un an) et 4 à 6 participants (consacrant 10 à 20 % de leur temps). Le « dossier » établi par le groupe, concernant un thème d’étude déterminé, implique qu’au-delà des opinions personnelles de ses membres le point soit fait sur la question étudiée. Les dossiers sont généralement des documents volumineux (200 pages ou plus), soumis à la critique de 20 à 30 personnes choisies pour leur compétence, la diversité de leurs vues et la préoccupation d’en tirer des conclusions pour l’action.

Si les années soixante avaient été marquées par un grand espoir de voir s’amorcer un processus irréversible de développement à travers l’ensemble de ce que l’on appelait le Tiers Monde, et singulièrement l’Afrique, notre époque est celle de la désillusion. Le développement est en panne, sa théorie en crise et son idéologie l’objet de doute. Le Forum part du constat que la discussion des différentes options possibles dans le cadre limité des schémas macro‑économiques ne donne plus que des résultats banals, connus d’avance, et qu’il faut donc s’élever plus haut et intégrer dans l’analyse toutes les dimensions du problème, économiques, politiques, sociales et culturelles; et simultanément, les replacer à la fois dans leur cadre local et dans leur interaction à l’échelle mondiale. Ce faisant, le Forum contribue à la remise en question du monopole du Nord sur la réflexion théorique concernant la mondialisation et ses impacts contrastés sur ses composantes géographiques.

A l’occasion de la rencontre du Caire de mars 1997 un groupe d’une trentaine de personnalités provenant des cinq continents, Nord et Sud, a pris l’initiative de la création d’un Forum Mondial des Alternatives, dont le Forum du Tiers Monde s’honore d’être un participant actif. Le Forum du Tiers Monde partage ici avec d’autres la conviction qu’ à notre époque le besoin d’ intensifier le débat à l’échelle mondiale en connectant les différents réseaux qui, à travers le monde, poursuivent les mêmes objectifs ‑ la construction d’un système mondial pluri centrique démocratique ‑s’impose plus que jamais. Depuis cette date les groupes du FTM et ceux du FMA ont pratiquement fusionné dans la construction d’un réseau de réseaux dont les activités sont largement communes. J’invite donc le lecteur a complété cette lecture par celle du chapitre FMA.

Source : http://samiramin1931.blogspot.fr/2017/02/samir-amin-extraits-des-memoires-idep.html