II La création du CODESRIA
Deux visions du rôle et de la fonction du CODESRIA se sont dessinées dès le départ, entre lesquelles il fallait faire un choix décisif : (i) CODESRIA conçu comme une sorte de maison commune où se retrouveraient les Instituts Universitaires de recherches en sciences sociales, qui choisissaient ses dirigeants, décideraient de ses orientations et programmes. Ces Instituts pouvant être représentées soit par leurs directeurs en fonction, soit autrement ; ou (ii) CODESRIA conçu comme l’un des moteurs nécessaires pour promouvoir une réflexion africaine indépendante et audacieuse sur les défis du monde contemporain. Appel fait alors aux penseurs africains capables d’y contribuer, indépendamment du fait de leur appartenance – académique (il ne s’agissait pas d’éliminer les Universitaires, mais de les associer à d’autres) ou pas ; car la pensée créatrice n’est pas le monopole exclusif des universitaires. Fanon ou Cabral ont beaucoup apporté, hors des Universités, par leur réflexion à partir des combats de libération des peuples africains. Aujourd’hui des intellectuels militants actifs dans la société civile ont leur mot à dire.
Nous avons choisi délibérément la seconde alternative et en avons ouvertement donné les raisons. Ce choix a commandé les négociations conduites pour créer l’organisation, nous a guidés dans le choix de ses premiers dirigeants. Il est à l’origine du succès du CODESRIA.
La Fondation Rockfeller avait pris l’initiative en Octobre 1964 d’inviter à Bellaggio (Italie) dix directeurs en fonction dans certains des Instituts de Recherche majeurs de l’époque. Les invitations s’adressaient à « l’Afrique subsaharienne » seule ; les cinq pays arabes d’Afrique du Nord étaient hors-jeu. Sur les dix directeurs invités huit étaient Britanniques et Français, un Soudanais et un Nigerian (Onitiri). Je n’avais pas été invité, n’ayant à l’époque (j’étais seulement professeur à l’IDEP) pas de titre m’y donnant droit. J’ai été néanmoins « mis immédiatement au parfum » par un ami italien de l’OCDE (associée à la Fondation Rockfeller). Je comprenais quels étaient les motifs de l’initiative : les puissances occidentales craignaient qu’avec l’indépendance nouvelle la relève des directeurs des Instituts en question par des Africains serait faite un jour ou l’autre ; elles craignaient de perdre leurs influences privilégiées dans l’orientation des activités des Instituts, qu’elles souhaitaient voir demeurer conforme aux vues de la coopération étrangère et internationale. J’ai immédiatement compris qu’il fallait nous engager dans cette bataille, mettre en déroute ces plans et ouvrir la voie à la création d’une institution africaine capable de contribuer au développement d’une réflexion africaine autonome et critique.
Le sigle de l’Institution imaginée par Rockfeller et l’OCDE était plus ou moins CODESRIA, en lisant « Conference of Directors of Institutes… ». Onitiri a alors pris l’initiative d’organiser, en Afrique, deux conférences successives de ces directeurs (toujours ceux de la seule Afrique subsaharienne) : (i) la première (sans doute avant Août 1970, date à laquelle je prenais fonction de directeur de l’IDEP) à Ibadan. Je n’y ai pas été invité, encore une fois n’ayant pas de titre à cet égard. (ii) la seconde en 1971 à Nairobi, au siège de l’Institut kényan dirigé alors par Dharam Ghai. J’y ai été invité en ma qualité de directeur de l’IDEP. L’atmosphère était amicale ; mais le choix crucial concernant l’objectif n’était pas clair. La majorité des participants anglophones, penchaient pour la première solution. Je crois me souvenir que seuls Dharam Ghai et moi défendions franchement la seconde, craignant que, même « africanisées », les directions des Instituts demeurent dans le sillage de la pensée dominante de la « coopération internationale » derrière leurs gouvernements. Cette conférence du « Standing Committee » chargé de faire avancer la construction du CODESRIA (si on gardait le sigle) m’a désigné comme « Vice-Président » et a choisi l’IDEP (Dakar) comme siège (provisoire) du « Depository Centre » (c’était son nom) responsable de la coordination des efforts.
J’étais convaincu qu’il fallait accélérer les procédures pour aller de l’avant. J’ai donc fait ce que certains ont qualifié, non sans raison, de « coup d’état » ; j’ai conservé le sigle mais en utilisant d’autres mots : « Council for the Development of Social Sciences » au lieu de « Conference of Directors of… » !. Par ailleurs j’étais convaincu qu’il fallait intégrer l’Afrique du Nord dans le projet, dans l’esprit panafricain de l’OUA ; et sortir des ornières coloniales de l’isolement de « l’Afrique noire ». J’étais convaincu que le siège définitif du CODESRIA devait être établi à Dakar. Non à l’IDEP, même si celui-ci pouvait l’abriter dans la phase de sa mise en place, aussi brève que possible. Ce choix n’allait pas de soi. Les grandes Universités anglophones d’Afrique avançaient l’argument solide de leur capacité de fournir d’emblée un bon nombre de professeurs capables d’encadrer les programmes du CODESRIA. Mais j’y voyais deux dangers : (i) que l’Afrique francophone n’occupe dans l’organisation que quelques strapontins ; (ii) que la majorité des professeurs fournis par les Universités anglophones en question soient des « fac-similés » de leurs maîtres étrangers, conventionnels, soucieux de ne déplaire ni à leurs gouvernements, ni aux bailleurs de fonds. Je sollicitais une audience de Senghor et lui ai fait part de toutes mes craintes. Senghor en a immédiatement saisi la portée et m’a simplement dit : vous avez raison, allez de l’avant, vous avez mon soutien. Je craignais, en contrepartie, que certains voient dans le CODESRIA à venir un nouveau fromage réservé aux « francophones ». C’est pourquoi je pensais nécessaire d’associer dès ce stade des anglophones convaincus par nos choix fondamentaux de manière à garantir le caractère réellement panafricain équilibré de la nouvelle institution. Fort heureusement la coopération française, bien disposée à apporter son soutien à une institution « francophone », ne l’était pas du tout si celle-ci devait être panafricaine et donner toute leur place aux pays anglophones, arabes et lusophones.
Onitiri a décidé alors que prendre son année sabbatique à l’IDEP en 1972. Onitiri n’avait pas renoncé à l’idée d’une installation définitive à Ibadan au sein du NISER. C’était son droit légitime, la décision de Nairobi de 1971 n’ayant pas tranché la question du choix du siège définitif. Mais s’il en avait été décidé ainsi cela aurait été une catastrophe. Quel qu’aient été par la suite le Président et le Secrétaire exécutif de la nouvelle organisation celle-ci aurait été sous la coupe de son hôte et des fondations des Etats Unis qu’Onitiri était fier d’accueillir ! Dharam Ghai, par contre n’insistait pas pour que le CODESRIA soit placé à Nairobi et m’en a donné franchement les raisons : le gouvernement du Kenya ne concevrait jamais l’indépendance de la pensée critique ; et lui-même, Dharam n’était pas sûr de conserver son poste de directeur.
Onitiri n’a fait que des passages brefs à Dakar durant son année sabbatique. Dans les deux conférences qu’il a données à l’IDEP il a montré que ses visions des questions du développement étaient celles dominantes dans les milieux internationaux, Banque Mondiale, Fondations US etc. L’un de ses étudiants nigérians – Abangwu – avait été invité à le seconder par un séjour permanent à l’IDEP. Abangwu n’a pas servi à grand’chose. De surcroît il s’est révélé être malhonnête, parti (après Onitiri) sans laisser d’adresse (retour au Nigeria certain) mais … après avoir puisé dans la caisse du petit fonds affecté aux opérations du CODESRIA à naître. J’ai insisté pour qu’on le poursuive au Nigeria, sans succès.
Avec qui constituer la petite équipe de réflexion collective pour la conduite des affaires ? Car dans mon esprit (et je l’ai fait savoir à Senghor) je ne tenais pas du tout à « accaparer » le CODESRIA. Je voulais que l’institution prenne toute son indépendance dans un délai rapide et dispose de son propre « accord de siège » avec le Sénégal, de ses bureaux à Dakar hors de l’IDEP, et d’un Secrétaire Exécutif autre que moi-même. Je savais que certains adversaires ne manqueraient pas de dire qu’en consacrant trop de mon temps à la construction du CODESRIA je négligeais mes fonctions de directeur de l’IDEP. J’ai pris les devants en le faisant savoir à Gardiner, alors Secrétaire Exécutif de la CEA, qui m’a apporté son soutien sans hésitation. J’étais secondé à l’IDEP par Amoa (Ghanéen) pour lequel j’avais suggéré de créer un poste de « sous-directeur » avec le consentement de Gardiner qui s’est chargé d’en convaincre le Conseil d’Administration de l’IDEP. Amoa a été extrêmement efficace.
Mais cela ne suffisait pas. C’est alors que je profitais d’une visite en Tanzanie pour inviter Abdalla Bujra (Kenyan en poste alors à l’Université de Dar Es Salam) à nous rejoindre à l’IDEP pour conduire l’équipe CODESRIA. A. Bujra a rempli ses fonctions avec intelligence et dévouement. Je profitais également d’une visite à Stockholm pour faire avancer les choses. J’y découvrais le jeune T. Makandawire (du Malawi), alors étudiant doctoral brillant, respecté en Suède, et l’invitais à rejoindre l’équipe de Dakar. La suite de l’histoire a démontré que ce choix allait fournir au CODESRIA un dirigeant de qualité de première grandeur, un esprit indépendant et audacieux. J’en profitais pour mettre la SAREC de notre côté. Cela n’était pas évident. La SAREC, solidement implantée en Afrique de l’Est, pouvait, avec légitimité, estimer que le siège de Dar Es Salam faciliterait les choses et son soutien financier. J’expliquais à SAREC les raisons de mes préférences pour Dakar : donner au CODESRIA une dimension panafricaine réelle dès le départ, privilégier la pensée critique en matière de développement et donc avoir la garantie de son indépendance à l’égard de tout gouvernement, quel qu’il soit. J’ai convaincu. La SAREC s’est immédiatement substituée aux partants (la Fondation Rockfeller, l’OCDE, la Coopération française et les autres) pour 1°) doter l’IDEP d’un fonds d’urgence affecté au CODESRIA naissant (ce qui réduisait à néant l’argument des adversaires que j’utilisais à cette fin les fonds de l’IDEP) ; 2°) promettre un soutien substantiel à long terme au CODESRIA (SAREC a respecté scrupuleusement son engagement).
Il nous fallait également obtenir la signature du gouvernement du Sénégal pour l’accord de siège. La responsabilité de sa « négociation » était confiée à Bujra, flanqué du Pr Twum-Barima, directeur de l’Institute for Statistics and Social Research à l’Université de Legon (Ghana). Mais je tenais dans mes cartons un modèle d’accord ; celui que Bugnicourt et moi-même avions négocié et obtenu pour ENDA. Un « accord fabuleux » par la générosité du Sénégal a-t-on dit. Redrafté en projet d’accord pour le CODESRIA, Abdou Diouf, alors Premier Ministre, l’a accepté sans réticence. Je dois dire ici que le gouvernement du Sénégal acceptait l’idée d’une institution panafricaine authentiquement indépendante et que depuis, aucun gouvernement sénégalais de ceux qui se sont succédés jusqu’à ce jour n’a exercé sur CODESRIA la moindre pression. Ce n’est pas courant, ni en Afrique, ni ailleurs. Le choix de Dakar était décidément le bon.
La vocation du Codesria tel que nous l’imaginions était de contribuer à sortir l’Afrique de l’isolement colonial par la construction de relations étroites et directes avec l’Amérique latine, les Caraibes et l’Asie. J’en avais amorcé la mise en route par l’organisation de la première grande conférence Afrique-Amérique latine-Caraibes à l’IDEP en 1972, suivie de la première conférence Afrique-Asie, organisée en 1974 à Antanarivo. A Dakar, pour la première fois, les Africains entendaient les voix des ténors de la théorie naissante « de la dépendance » : Fernando Henrique Cardoso, Pablo Gonzales Casanova, Ruy Marini, André Gunder Frank et d’autres. A Madagascar ils rencontraient pour la première fois de grandes figures de l’Inde et de l’Asie du Sud Est : Amiya Bagchi, Ashok Mitra et d’autres. Mes rencontres antérieures avec ces collègues penseurs critiques innovateurs d’Amérique latine et d’Asie me donnaient un petit avantage. Invité étranger à titre personnel à la conférence de Mexico de 1972 j’ai vu naître le CLACSO et me suis lié d’amitié avec Enrique Oteiza son futur Secrétaire Général. La vocation définie pour cette nouvelle institution était bien celle que nous imaginions pour CODESRIA : penser par nous-mêmes pour contribuer à l’engagement de nos pays et continents en toute indépendance hors des sentiers battus de la mondialisation construite par l’expansion impérialiste du capitalisme.
J’ajouterai à ces Mémoires ma réflexion aujourd’hui sur ce passé. Ce rappel bref aidera, j’espère, les nouvelles générations, à comprendre que la construction du CODESRIA a exigé que soit livrée et gagnée une grande bataille, contre des ennemis qu’il n’est pas nécessaire de nommer. Nous n’aurions pas gagné cette bataille sans les soutiens de ceux qu’il faut nommer ici en premier lieu : Senghor, Gardiner, Dharam Ghai, la SAREC. Les contributions intelligentes et dévouées de l’équipe de l’IDEP (Amoa, Founou) doivent également être rappelées. Nous devons encore davantage à nos collègues invités à constituer le premier groupe chargé de la tâche de créer le CODESRIA, en premier lieu Bujra et Mkandawire. Sans eux le CODESRIA n’aurait probablement pas vu le jour. Mais au-delà du travail magnifique de cette toute petite équipe nous sommes parvenus à construire un premier réseau de penseurs africains de la plus haute qualité avec lesquels les débats ont été permanents, comme Claude Aké, Issa Shivji, Helmy Sharawi, Shahida el Baz et d’autres. Les membres du Conseil académique de l’IDEP – créé à mon initiative avec le soutien de Gardiner – en particulier Celso Furtado (Brésil), Ismail Abdalla (Egypte), le britannique Dudley Seers et le français Charles Prou, mais aussi les autres membres du Conseil, ont suivi de près les premiers pas du CODESRIA. D’autres penseurs africains, plus jeunes, ont à leur tour rapidement apporté des contributions importantes, comme Mahmood Mamdani, Sam Moyo et d’autres. L’association précoce de féministe africaines (Fatou Sow et d’autres), qu’il faut rappeler, était à l’époque encore un évènement exceptionnel en Afrique (et ailleurs !).
CODESRIA a vu le jour officiellement le 1er Février 1973 et m’a alors confié la responsabilité de premier Secrétaire Exécutif. Relayé rapidement par Bujra puis Mkandawire, le succès de CODESRIA leur est dû. Bujra et Mkandawire ont mis CODESRIA sur les bons rails qui ont permis aux successeurs (Zen Tadesse, Sam Moyo, Teresa Cruze Silva) d’aller de l’avant.
CODESRIA est aujourd’hui confronté à une conjoncture nouvelle, difficile. L’Afrique est la victime majeure du triomphe momentané de la nouvelle mondialisation impérialiste qualifiée de néolibérale. Ses Universités ont été dévastées et largement soumises aux exigences des bailleurs de fonds. Appauvris et sans perspective lucide des défis réels auxquels l’Afrique est confrontée, beaucoup d’Universitaires du continent voient dans le CODESRIA une source de financement de leurs propres « projets de recherches », qu’ils soient pertinents et importants ou moins. Si CODESRIA devait devenir « le vase de réception de ces demandes » il perdrait sa fonction réelle, qui est de promouvoir par ses initiatives propres le débat sur ce que sont les défis majeurs de notre temps. Dans cet esprit il est nécessaire de comprendre que la discussion concernant la révision éventuelle des statuts et la définition du membership vient en aval de celle qui concerne la vocation de CODESRIA, non en amont. Les propos concernant l’obligation d’excellence par exemple (qui donc suggérerait de ne recruter que des médiocres !) sont sans pertinence : l’excellence aux yeux de certains peut cacher en fait une grande médiocrité (une parfaite non pertinence) du point de vue des exigences de la réponse aux défis réels. Pour contrer CODESRIA la Banque Mondiale a pris l’initiative d’installer à Nairobi « un centre d’excellence » qui enseigne l’économie néo libérale. Ses productions sont sans intérêt, de pâles copies des discours dominants ; leur écho sur le continent est insignifiant !
Source : http://samiramin1931.blogspot.fr/2017/02/samir-amin-extraits-des-memoires-idep.html