Par Marjorie Marramaque

Neuf mois déjà ont passé depuis le début de Nuit Debout. En avril dernier, la place de la République à Paris grouillait quotidiennement de milliers de personnes, parmi lesquelles des citoyens, des militants, des curieux, mais aussi de nombreux journalistes, chercheurs, documentaristes, qui ont tenté, sur le vif, de capter et de comprendre ce qu’était Nuit Debout. Nous nous sommes souvent demandés ce qu’étaient devenues ces centaines d’heures d’images, d’interviews.

Le hasard des rencontres – et les réseaux, qui ont bel et bien subsisté depuis – m’ont permis de retrouver Aude, puis Sylvain. Ils ont tous deux passé quatre mois en immersion sur la place, et ce dès le 31 mars 2016, pour tenter de témoigner de ce qu’ils appellent encore aujourd’hui « un moment historique, à côté duquel le grand public est passé sans pouvoir le comprendre vraiment ». C’est d’ailleurs dans l’espoir de tenter de remédier à ce raté qu’ils ont fait de ces centaines d’heures de rushes un film, qui a été diffusé mardi 17 janvier 2017, à 20 h 45 sur France 5. J’ai voulu les rencontrer pour mieux comprendre leur démarche et tenter d’évoquer avec eux – et avec du recul – les enjeux et écueils que ce mouvement social citoyen a rencontrés, jour après jour, toutes ces semaines durant.

Cette entrevue, que l’on pensait brève, est finalement devenue un échange sincère et participatif, une analyse profonde de plusieurs heures, à l’image de Nuit Debout. Après réflexion – et pour avoir d’ailleurs longuement échangé avec eux sur les dangers de la simplification dont Nuit Debout fut elle-même victime – j’ai décidé de retranscrire ici la quasi-totalité de cet échange, considérant que chaque phrase, idée, réflexion, apportait un éclairage important, voire nécessaire.

Je tiens à préciser que je n’ai pas encore vu le film en entier à l’heure où je retranscris cet échange. J’ai néanmoins pu en voir quelques images pour tenter de comprendre l’idée générale, de ressentir les motivations de leur démarche et l’intention globale que veut porter le film.

Marjorie. 

Marjorie : Aude, Sylvain, vous êtes les coréalisateurs de ce film documentaire sur Nuit Debout pour lequel vous avez passé quatre mois en immersion dans le mouvement social. Comment et pourquoi vous êtes-vous retrouvés à travailler ensemble ? Et pourquoi ce projet ?

Sylvain (S.) : Nous travaillions déjà tous les deux dans la société de production Premières Lignes. Aude et moi y étions journalistes. […] Nous avions tous les deux envie de nous lancer dans un documentaire traitant du réveil citoyen. […] On suivait Saillans par exemple (village de la Drôme ayant élu une municipalité participative, N.D.L.R.). À l’étranger, on avait vu Occupy, Syriza, les Indignés, etc. On s’est demandé : « Et chez nous, est-ce que ça va arriver ? » En octobre ou novembre 2015 – soit six mois avant Nuit Debout – on avait déjà senti que quelque chose était en train d’émerger. Nuit Debout a démarré alors qu’on avait déjà commencé l’écriture d’un film. On s’est donc naturellement dit qu’il y avait quelque chose à faire sur le sujet.

Aude (A.) : […] Quand on s’est rencontrés, Sylvain faisait une enquête sur les Kurdes et moi sur l’expérimentation animale. Rien à voir avec le réveil citoyen, mais on voulait faire un film là-dessus. Et le point de départ, le premier pas vers Nuit Debout, a vraiment été un hasard. J’étais chez moi en train d’écrire, de faire des recherches – ça devait être le 30 mars –, quand quelqu’un que je connaissais m’a appelée et m’a dit : « Je suis sur un truc qui va démarrer demain. Ça va s’appeler Nuit Debout. Je ne sais pas ce que ça va donner, mais viens si tu veux ». J’y ai été et me suis donc retrouvée le lendemain 31 mars, avec la cellule Communication de Nuit Debout, près de République. Je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait, […] mais personne n’avait une minute à m’accorder pour m’expliquer.

Marjorie : Vous êtes donc arrivés à Nuit Debout par les coulisses et non par la place de la République ?

S. : Quand on a décidé d’écrire sur le fait que des citoyens avaient choisi de réinvestir le champ politique, déjà, sur internet et les réseaux sociaux, on sentait que quelque chose était en train de se passer, une sorte de bouillonnement. Il y avait entre autres la pétition de Caroline de Haas. Il y a eu une sorte d’appel à se réunir place de la République et on l’a suivi. Quand on a vu ça, on s’est dit : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » […] On y a été en curieux.

Marjorie : Vous n’étiez donc pas à la manif du 31 ?

A. : Non, il pleuvait des cordes. Mais je l’ai regretté après.

S. : Non. En revanche, Camille – qui a beaucoup travaillé sur le film avec nous –  y était et a tourné des images de la manif. […] Elle y a cru, vraiment. Elle dormait même dans sa voiture ! Nous aussi on y a cru tout de suite. Dès le deuxième jour, on s’est dit que ça valait le coup de mettre une caméra et faire notre travail, témoigner. Camille a continué à travailler avec nous et nous a beaucoup aidés.

Marjorie : Vous êtes plutôt journalistes ? Documentaristes ? Est-ce important, cette distinction ?

A. : Je me considère plus comme une journaliste, parce que mon métier de base est plutôt d’enquêter. Mais c’est vrai que ce film est plus une immersion qu’une enquête.

S. : Je pense qu’on a le même parcours, avec Aude. On a beaucoup travaillé sur des émissions comme Envoyé Spécial. On a une carte de journaliste, mais sur ce projet, on a plutôt fait un travail de documentaristes. […] On n’avait pas pour objectif de démontrer quoi que ce soit, mais plutôt de raconter les choses telles qu’on les a vécues, de l’intérieur.

Marjorie : La difficulté de ce projet était peut-être, justement, de ne pas connaître à l’avance sa destination. Vous travailliez à l’aveugle.

S. : Absolument. Il fallait se laisser porter.

A. : C’était l’enfer ! (Elle rit). […] Qui filmer ? Où ? […] Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce la révolution ? […] On ne savait pas. Les « acteurs » changeaient tous les jours. C’était le bouillonnement que l’on sait. […] En tant que journalistes, on a plus l’habitude de faire des démonstrations cadrées, proposées, réfléchies à l’avance. […] Là c’était plutôt : « Vas-y. Maintenant. Tout de suite ». C’était dur, mais très enrichissant. Le premier mouvement d’occupation de place en France, ce n’est pas rien ! Mais comment le raconter ? Dans quel sens le prendre ? Il fallait tout réapprendre.

S. : Ce qui était intéressant, dans ce travail, c’était d’être portés par un sujet. On a démarré avec l’espoir d’en faire quelque chose, mais on n’était pas du tout sûrs que ça deviendrait possible. On a donc tourné, tourné, tourné encore. On avançait en même temps que le mouvement social progressait. Quand on a commencé à avoir beaucoup de matière, on s’est dit que ce serait peut-être bien de présenter des images et de proposer ce film [à des diffuseurs]. […] C’est donc dans un deuxième temps qu’on s’est mis en phase d’écriture. On s’est dit que ce mouvement social était quelque chose d’historique, de pas du tout anodin – il fallait témoigner.

Marjorie : Vous suivez quelques personnes d’avril à juin. Comment les avez-vous choisies ? Cela s’est-il fait naturellement ? Dégageaient-elles quelque chose de plus ?

S. : On a suivi plein de gens au départ. […] On n’est pas partis avec une recherche précise et une idée préconçue. On filmait des personnes qui représentaient chacune quelque chose de différent : des militants aguerris, d’autres qui n’avaient jamais milité, des pères et mères qui essayaient de concilier boulot, famille et Nuit Debout. On s’est dit qu’on allait se laisser porter par le mouvement et que si des personnalités qui venaient régulièrement sur la place se dégageaient, on les garderait avec nous.

A. : On a rencontré Gérard, par exemple, un militant aguerri, en contactant une commission de Nuit Debout sur Facebook. On l’a vu, suivi un peu, au départ, mais Sylvain a eu un instinct et a tenu à le suivre.

S. : Après des années passées à suivre des gens, on réalise que c’est très rare les personnes qui sont toujours pertinentes, qui apportent du fond systématiquement. On l’a suivi et ça nous a amenés à la séquence du camion logistique bloqué par les CRS qui finalement fait 5 minutes dans le film, ce qui est beaucoup. On était avec la bonne personne au bon moment. Rémi, lui, […] c’était plutôt l’éveil d’une conscience politique. Il n’avait jamais manifesté de sa vie. C’est un profil qui n’existait pas dans les précédents mouvements sociaux. Rémi descend dans la rue parce qu’il y a Nuit Debout, parce que c’est multi-causes, sans étiquette, et plus vaste que simplement contre la loi El-Khomri.

Marjorie : Et vous, en tant qu’individus, si vous n’aviez pas fait ce film, seriez-vous venus place de la République ?

S. : J’en suis certain. […]

A. : Oui, je sais que j’y aurais été parce que moi aussi, j’avais envie, au fond de moi, que ça bouge enfin, qu’il se passe quelque chose. Ça m’a souvent tiraillée, d’ailleurs. J’avais parfois envie d’intervenir dans les débats par exemple. En plus, le recul de notre position de journalistes nous permettait d’avoir un regard global et peut-être d’identifier plus facilement certains dysfonctionnements ou ajustements nécessaires. […]

S. : On sentait qu’il se passait quelque chose d’inédit. Toute cette colère diffuse, qui se portait auparavant sur des sujets d’actualité, sur la façon de concevoir notre système politique, notre modèle de société, tout ça était en train de se cristalliser autour d’un mouvement de manière collective. Et on s’est souvent dit, avec Aude, qu’on en faisait partie en tant qu’observateurs, mais qu’on ne pouvait pas le vivre pleinement. […]

A. : D’ailleurs, j’en ai rêvé, littéralement. J’ai rêvé que je prenais la parole en AG et que je livrais tout, les détails de ma vision de la société, tout ça. […]

S. : À mon sens, c’est parce que ça brasse des questions quasi philosophiques, des choix de vie qui nous touchent forcément tous. On passait nos journées à s’asseoir ensemble, à écouter des gens parler de la vie, de ce qu’ils ressentaient, de leurs frustrations, des raisons pour lesquelles ils ne se sentaient pas entendus. Tu es là, avec eux, et toi aussi tu as plein de trucs à dire, […] mais tu te dois de rester en retrait. […] C’était difficile, mais on a vraiment tenu à conserver cette position une peu distancée, pour des raisons d’éthique, même si nous aussi on en a gros sur le cœur. […]

Marjorie : Tu veux dire que Nuit Debout était une sorte d’auto-thérapie de groupe, au départ ?

S. : L’effet de libération de la parole était particulièrement fort les premiers jours. C’était palpable. Les différents éléments et individus s’agrégeaient soudain sans se connaître et se disaient : « On va construire quelque chose ensemble ». N’importe quelle personne qui arrive là, journaliste ou pas, quel que soit son bord politique, se dit : « Quelque chose est en train de se passer et j’ai envie d’y participer ». Les jours passant, au fil des semaines, on s’est souvent demandé quelle tournure allait prendre le mouvement ; quel allait en être le traitement médiatique. […]

Marjorie : Et quel a été le traitement médiatique, finalement ?

A. : Je pense que personne n’a rien compris.

Marjorie : Mais était-il vraiment possible de comprendre sans le vivre ?

A. : Je pense qu’il n’y a pas eu non plus beaucoup d’appétit pour ce mouvement au-delà des 15 premiers jours. Quand le mouvement a commencé à chauffer, les médias sont revenus pour parler des violences. Puis ils sont repartis.

S. : […] C’était difficile pour eux car le Hard news (BFM, iTélé, les JT, etc.) a moins la possibilité d’avoir un rapport distancé par rapport à un événement : on te dit qu’il se passe un truc, tu te retrouves projeté sur une place, tu dois avoir une heure ou deux maximum pour monter ton sujet. […] Si dans la soirée il y a une évacuation, tu vas te dire : « Mon sujet va être cette évacuation », et tu vas faire 1’30 ou 2 là-dessus. […] Alors que la libération de la parole, par exemple, c’est très difficile à matérialiser en 1’30, surtout quand tu n’as qu’une heure ou deux pour la comprendre et la transmettre. Je crois aussi que les journalistes sont arrivés sur la place avec des questions-clichés. On a dû le faire nous aussi, les premiers jours. […]

Marjorie : N’est-ce pas aussi parce que ça n’intéressait pas beaucoup les rédactions, et qu’on est de plus en plus dans un « sensationnalisme » du résultat ?

A. : Franchement, il faut dire que l’accueil fait aux journalistes sur la place n’était pas hyper chaleureux non plus.

S. : C’est vrai qu’au début, c’était dur, même pour nous. Mais quand ils ont vu qu’on revenait tous les jours, c’est devenu de moins en moins difficile, même s’il fallait sans cesse réexpliquer qui on était et pourquoi on était là.
Pour revenir au Hard news, les premiers sujets n’étaient pas forcément négatifs. Les médias sont venus, ont vu qu’il y avait des occupations de place et, de mémoire, les sujets étaient plutôt positifs. C’est dans un deuxième temps que la machine Hard news s’est enclenchée. C’est en tous cas ce que j’ai ressenti. C’est quand ils n’ont plus compris pourquoi ces gens se réunissaient toujours, […] quelles étaient leurs réelles motivations, que les sujets sont revenus en boucle, comme un cycle : affrontements, évacuations, casseurs. Les journalistes n’ont pas pu ou su comprendre le fond.

Marjorie : Ne pensez-vous pas qu’il y avait aussi une volonté de discréditer ce mouvement ?

A. : Il faut arrêter avec ça. Les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles n’y paraissent. Les rédacteurs en chef ne reçoivent pas de coups de fil d’en haut disant « Fais ci ou ça ». C’est un fantasme. […] Je crois que c’est plutôt un mauvais pli pris avec le temps, une sorte de paresse. « Nuit Debout, quoi de neuf ? » : tant qu’il n’y a pas un truc concret et nouveau qui se passe place de la République, on n’y va pas, parce qu’il faut de gros trucs pour remplir l’antenne. […] Je ne crois pas qu’il y ait eu de censure ou de volonté de nuire. […] Ils ont simplement 24 h à remplir chaque jour. Et je suis la première à le déplorer. […] Certains journalistes sont aussi frustrés de ce fonctionnement, bien qu’ils l’appliquent au quotidien. C’était d’ailleurs une de nos motivations pour ce film : sortir de ce système, vivre ce mouvement de l’intérieur, le raconter sans simplification.

S. : Je crois que les journalistes représentaient aussi ce contre quoi les Nuitdeboutistes se battaient. De la même façon qu’ils remettaient en question le système politique et le modèle de société, je pense que le modèle médiatique mérite aussi d’être critiqué. On a aussi fait partie du package. Aude et moi sommes très critiques sur notre métier et je pense qu’on peut l’être tout en le pratiquant. Rémi, dans le film – qui est cadre dans une multinationale et qui était un Nuitdeboutiste très actif – dit très justement que ce n’est pas incompatible. On peut être critique sur la profession qu’on exerce.

 

Marjorie : Il était important d’expliquer, justement, que contrairement à la simplification qui en a été faite, Nuit Debout était très vaste en termes de causes, et pas simplement opposée à la loi Travail ?

S. : Évidemment. Vous, par exemple, TV Debout, Gazette Debout, ces auto-médias spontanés, c’était incroyable ! On a vu ce petit village se construire chaque jour et se démonter chaque soir ; des gens qui ne se connaissaient pas se sont mis ensemble pour travailler à rendre possible des alternatives. Chacun cherchait à aider les autres. TV Debout amenait des câbles et demandait : « T’as pas un ordinateur ? – Si ! », et quelqu’un ramenait un ordinateur. Des gens de 17 et 70 ans travaillaient ensemble spontanément, apprenaient les uns des autres, sans à priori. Où peut-on voir ça au quotidien ? C’était beau. Et puis l’infirmerie qui s’est mise en place : « Vous avez des médicaments ? Non ? Alors on va en chercher ». Les commerçants de la place donnaient des baguettes de pain à la cantine, des gens ordinaires apportaient à manger tous les jours en disant : « C’est bien ce que vous faites ». Pour répondre à ta question, c’était vraiment ça l’angle de départ. C’est pour ça qu’on a fait ce film. Parce que ce n’était pas un truc de militants. C’était une alliance de simples citoyens, une rencontre.

A. : C’est pour ça que ça nous a parlé. Parce que moi, j’avoue, les manifs, ce n’est pas vraiment mon truc. […] Mais quand j’ai vu ça, ce que semblait être Nuit Debout, je m’y suis reconnue tout de suite, comme beaucoup de gens qui sont venus spontanément répondre à cet appel de convergence des luttes envoyé à un cercle plus large que le cercle militant. Et je crois que c’était la première fois que l’on voyait ça.

S. : On a été tourner en province aussi, à Toulouse, à Besançon, pour voir comment ça se passait ailleurs. Et les gens le disent partout : « Cest possible de faire des choses ensemble ». Ils ont fait par exemple des jardins partagés, en occupant des terrains que les municipalités ont fini par leur donner. Nuit Debout a su démontrer que beaucoup de choses que l’on pensait impossible hier sont finalement tout à fait réalisables. C’est ce qui restera, je pense, dans la tête et le cœur de tous ceux qui y ont participé : « On n’est pas passé loin de changer de modèle de société, certes, mais on est parvenus ensemble à démontrer que c’est possible ».

A. : En fait, c’était un énorme laboratoire à ciel ouvert. On a testé tellement de choses.

Marjorie : Et c’est sans doute pour ça qu’il est difficile de dire si cela a réussi ou échoué, parce que c’est finalement toujours en cours, même si ça a changé de forme.

S. : Oui, et aussi parce que les aspirations de tous n’étaient pas identiques et unanimes, évidemment. Il n’y a avait pas un but unique pour tous mais plutôt une volonté commune de bousculer les codes du système. On ne peut pas résumer Nuit Debout à un seul combat, il y avait une réelle volonté commune de construire ensemble, de se dire qu’une autre voie, non pyramidale, était possible, une voie autre que celle où des dirigeants nous disent « Vous allez faire ça » et où l’on se plie systématiquement à leurs visions et volontés. […] D’ailleurs, a posteriori, en pleine campagne présidentielle, il est assez drôle de constater que tous les candidats sans exception ont mis un peu de Nuit Debout dans leur programme. Même Emmanuel Macron […] a misé sur un programme trans-partisan et sur la démocratie participative. On a ri et on s’est dit que finalement, même eux, malgré leurs critiques publiques, ont vu qu’il s’était passé quelque chose de majeur et qu’il y avait une réelle volonté, un besoin des citoyens, de changer en profondeur le modèle de prises de décisions. […]

Marjorie : C’est tout de même très démagogique. Tout le monde reprend la forme, le discours, mais rares sont ceux qui y croient réellement et qui souhaitent sincèrement l’appliquer, si tant est qu’il y en ait un seul. On coupe rarement la branche sur laquelle on est assis…

S. : Oui mais c’est bien qu’ils aient finalement observé ce Nuit Debout que tous dénigraient. Frédéric Lordon dit d’ailleurs, dans le film, que ça induit des énergies politiques qui vont se trouver une mise en forme, et que chaque candidat à la présidentielle ira finalement piocher dans les valeurs que défendait Nuit Debout

Marjorie : Alors que paradoxalement, Nuit Debout était peut-être une réappropriation par les citoyens de la politique au sens premier, c’est-à-dire de la vie de la cité, en affirmant que ça ne devrait plus être réservé à quelques individus, élus ou non, mais l’affaire de tous. Et cette prise de conscience mène plutôt à la déchéance de « l’homme providentiel », donc du système d’élection présidentielle en tant que tel, non ?

A. : Oui, et d’ailleurs, dans les échanges que l’on a eus sur la place, quelqu’un a assez justement comparé cela à une crise d’adolescence, au sens noble. Une crise d’adolescence politique d’une société qui a compris les failles du système, qui est capable de choisir par elle-même ; une société qui refuse soudain d’être infantilisée et qui veut être entendue.

S. : Et qui entre en résistance face aux modèles qu’on lui propose, qu’on lui impose ; qui revendique sa propre identité.

Marjorie : Pour en revenir à ce refus d’un système pyramidal et vertical – consistant à obéir à des ordres ou directions venus d’en haut –, Nuit Debout a refusé tout leader ou porte-parole. Mais les médias se sont assez vite concentrés sur Frédéric Lordon et François Ruffin, considérés comme étant les instigateurs du mouvement. Ils sont, avec Myriam El-Khomri, une sorte de fil rouge dans votre film. Était-il incontournable de les interviewer alors même qu’on cherche à comprendre un mouvement horizontal qui rejette précisément cette idée de représentant ?

S. : Ce qui est drôle quand tu fais un documentaire, c’est qu’il y a un travail de mise à distance au moment du montage. Une fois que tu as récolté 200 ou 300 heures de rushs, tu te dis : « Comment je vais raconter l’histoire telle que moi je l’ai ressentie, telle que les gens l’ont ressentie ? » Et quand on regarde les images tournées les premières semaines, on réalise que ces tensions liées au rejet des leaders n’apparaissent pas du tout. […]

Marjorie : Certes, mais pour être plus précise, était-il possible de faire un documentaire destiné à France 5 sans filmer les figures emblématiques reconnues par l’opinion publique, même s’ils n’étaient presque jamais sur la place et que leur implication directe a cessé quasi immédiatement ? C’était un choix de votre part ou une nécessité médiatique ?

A. : Ça a été notre choix à nous. Pour moi, ils sont tous les deux à l’initiative du mouvement. C’était intéressant d’avoir le regard à posteriori de personnes qui ont contribué à lancer un mouvement comme celui-là, même si ce mouvement leur a échappé par la suite. C’était possible de faire le film sans, mais il me semble que cela aurait été incomplet. Ça dépend à qui l’on souhaite s’adresser. On voulait parler au plus grand nombre et faire un film qui permette à tous de comprendre ce qui s’est joué sur cette place de la République entre le 31 mars et juin/juillet 2016. Leur regard permet cela. Si l’on me parlait par exemple d’un mouvement social qui a lieu au Mexique, j’apprécierais ces regards pour mieux comprendre la globalité des enjeux.

S. : Dans notre jargon, c’était des « interviews structurantes ». François Ruffin, Frédéric Lordon et Myriam El-Khomri reviennent tout au long du film, certes, mais nos Nuitdeboutistes aussi. Ça permet des points d’étape dans la chronologie pour voir, par exemple à mi-parcours, où on en est. Ruffin découvre par exemple, à un moment, que Nuit Debout comporte désormais 80 commissions thématiques sur la place, et ça le dépasse complètement. C’était effectivement intéressant d’avoir leur regard sur ce bébé qu’ils ont finalement mis au monde, et vu grandir à distance. Ce sont des clefs de lecture pour ceux qui n’ont pas vécu ce mouvement. Et puis on ne les a pas interrogés sur leur participation mais bien pour avoir leur regard, leur analyse distancée sur le sujet. Il nous semblait important que cette dimension historique apparaisse. Lordon nous l’apporte puisque, qu’on l’apprécie ou non, on ne peut lui enlever sa grande connaissance des mouvements sociaux. […] Mais il est vrai que ça peut paraître opposé au fonctionnement horizontal de Nuit Debout. D’ailleurs c’est une question que l’on s’est posée pendant 4 mois : « Peut-on avancer sans leader ? ». Et dans nos 300 heures de rushes, elle est revenue dans toutes les commissions, tous les groupes, toutes les AG. La question de se structurer sans que personne puisse prendre le pouvoir est arrivée assez tard, en mai je crois, avec celle d’avoir des correspondants dans chaque commission. […] Après plusieurs semaines, […] l’usure, la fatigue naturelle, certaines méfiances légitimes – car personne ne se connaissait avant –, tout cela a fait surgir un besoin de s’organiser, sans que les participants puissent y répondre vraiment.

Marjorie : C’est, à votre avis, ce qui a pu précipiter la fin du mouvement ?

S. : On oublie souvent que ce mouvement a traîné pas mal de boulets – la pluie et le froid par exemple. Ça peut sembler bête, mais ce sont des obstacles qui, à l’échelle d’un mouvement social, sont très importants. Il fallait être hyper motivés pour occuper la place tous les jours dans ces conditions. Et puis il y a eu le traitement médiatique, qu’on essaye d’ailleurs de décrypter dans le film : comment ce mouvement citoyen d’abord sympathique se retrouve-t-il rapidement réduit par les médias à une série de manifestations violentes ? Enfin, la difficulté de ne pas s’être choisis mais de chercher tout de même à travailler ensemble crée forcément des tensions et des divergences, comme dans tout groupe humain. […] Franchement, le simple fait que le mouvement ait tenu jusqu’en juin/juillet […] est déjà énorme. Les médias ont tous dit que ça n’avait pas fonctionné, et même les gens autour de nous, quand on leur parlait du film, disaient : « Tu fais un film sur Nuit Debout ? C’est encore vivant ce truc ? » Je crois qu’il faut laisser du temps, de la maturation. Les Indignés en Espagne, par exemple, ne se sont pas faits en quelques semaines.

Marjorie : Sans compter les heures passées à lutter contre les gazages ou, comme on le voit dans le film, à débloquer un camion logistique contenant des objets hautement « dangereux » tels que bâches, micros ou mégaphone. Ces incidents prenaient parfois 2 ou 3 heures sur des soirées de 5 heures, empêchaient l’AG, des réunions, discussions, soirées thématiques ou projections pour lesquelles beaucoup de monde s’était déplacé ou mobilisé. Ça ressemble quand même beaucoup à une sorte de sabotage qui discréditait le mouvement et la mise en place de propositions concrètes. On a du mal à réfléchir calmement quand on doit perpétuellement se défendre…

A. : C’est vrai que dans mon cas personnel, Nuit Debout m’a ouvert les yeux sur la police et ses agissements. Avant ça, naïvement, j’avais un rapport binaire à la police : les gentils contre les méchants. À Nuit Debout, j’ai pu observer par moi-même les tactiques policières pour empêcher, bloquer, épuiser les gens. J’ai découvert ça, les ordres qui mènent à ça.

S. : Pour ma part, ça n’a pas été l’essentiel. La fatigue a beaucoup joué, dans les deux camps. Ça n’excuse rien, mais les policiers, les CRS, étaient fatigués aussi.

Marjorie : Certains te répondraient que la grande différence est qu’eux étaient payés – par ces mêmes citoyens d’ailleurs – pour finalement saboter leurs actions voire parfois les mettre en danger. Alors que les Nuitdeboutistes, de Paris et d’ailleurs, prenaient bénévolement du temps sur leurs vies personnelles et professionnelles pour proposer un projet de société qu’aucun élu ne semble capable de mettre en place. C’est quand même deux poids, deux mesures, non ?

S. : Je pense qu’il est hyper important de ne pas chercher à analyser les choses de façon verticale. Je citerais Edgar Morin qui, par exemple, parle de systèmes et de sous-systèmes et de la façon dont tout est intrinsèquement lié. On ne doit pas sous-estimer les empêchements dont je te parlais : la pluie, le froid, la fatigue.

Marjorie : Tu ne penses donc pas qu’il y ait eu de volonté de jeter le discrédit sur le mouvement ?

S. : Je pense qu’il y en a eu, mais qu’il y a eu aussi des torts côté Nuit Debout. Même si on était très loin de la violence de mai 68, on a quand même vu de nos yeux des voitures brûlées, des pavés descellés. C’était visuellement très fort. Et oui, je pense qu’il y a eu des manœuvres politiques, notamment quant aux ordres donnés en manif, devant Necker par exemple.

Marjorie : Nous, pour Necker, on s’est sincèrement interrogés, notamment sur la casse de la baie vitrée de l’hôpital. Il y avait une volonté, chez certains Nuitdeboutistes, de dénoncer à leur façon la toute-puissance du capitalisme en s’en prenant aux banques, par exemple, ou de rendre visible l’omniprésence de la publicité en s’attaquant aux panneaux publicitaires et aux abribus. Mais à aucun moment, entre avril et juillet, ils ne s’en sont pris à un petit commerçant ou à un hôpital. C’est la seule fois. C’est quand même remarquable quand on sait que les cibles n’étaient jamais choisies au hasard, et – pour l’avoir vu de nos propres yeux – que de nombreux flics étaient déguisés en casseurs. Necker a beaucoup pesé sur l’opinion publique.

S. : C’est une technique vieille comme le monde qui remonte aux RG (Renseignements Généraux, N.D.L.R.). Ils ont été démantelés, mais ces techniques d’infiltration de mouvements sociaux consistant à aller casser, etc, est très ancienne. En revanche, par principe, quand on fait un sujet, tant qu’on n’a pas de preuve tangible on ne s’autorise que les questions, pas les réponses. Il faut rester vigilant, surtout à une époque où beaucoup tendent au conspirationnisme.

Marjorie : Mais le conspirationnisme n’existe-t-il pas, justement, parce qu’il y a réellement des manœuvres cachées aux citoyens ? N’est-ce pas une déviance qui, bien qu’utilisée par des gens malintentionnés, s’appuie sur des doutes légitimes ?

S. : Il y a, notamment en ce moment, des affaires impliquant des élus accusés d’utilisé de telles manœuvres. Mais […] on ne peut pas tout résumer à cela. Même si ce fossé entre deux réalités très différentes est sans doute une des causes de la naissance de Nuit Debout. Ce mouvement existe aussi parce qu’encore aujourd’hui, des mois plus tard, des élus viennent à la télévision expliquer qu’ils ne peuvent pas mettre d’argent de côté en gagnant 5 100 € par mois. […]

Marjorie : Nuit Debout a aussi existé ailleurs dans le monde et presque personne n’en a parlé. Paris et la France ont pourtant inspiré plusieurs pays. La venue en France, par exemple, d’activistes d’Occupy, de Syriza, de Podemos signifie-t-elle qu’il y a eu une réelle tentative de convergence internationale ?

A. : On a filmé Global Debout (qui invitait les 15 et 16 mai 2016 les citoyens du monde entier à converger place de la République, N.D.L.R.) mais on ne l’a finalement pas monté. On souhaitait se concentrer sur le fait que c’était un moment historique en France, ce qui nous semblait fondamental puisque le grand public semble ne pas avoir du tout perçu ou compris cette dimension-là.

Marjorie : Peut-être que si, justement, on avait insisté sur le fait que des gens, partout dans le monde, étaient inspirés par la France et la regardaient avec attention, les Français auraient réalisé que Nuit Debout était bien autre chose qu’une série de manifestations de plus. Démontrant aussi que les causes défendues sont sans frontières, quelle que soit la langue ou la culture, et que si ces ruisseaux se rejoignent pour former des rivières puis des fleuves, il devient possible de réunir la force et la réflexion nécessaire pour un réel changement de sociétés, au pluriel.

S. : Peut-être. Quoi qu’il en soit, c’est bien que ça s’organise. Les réseaux existent, désormais. On s’est souvent demandé ce qui avait manqué à Nuit Debout. Si ce n’est pas un leader, c’est peut-être effectivement des objectifs communs précis, et donc la définition des étapes nécessaires pour y parvenir. Le processus.

Marjorie : Pensez-vous que Nuit Debout a été mal compris mais sera peut-être réhabilité a posteriori ?

S. : Je pense que ce sera une clef qui permettra de comprendre ce qui va se passer dans les années – peut-être même les mois – qui viennent. De la même façon qu’avoir existé quatre mois est une victoire en soi. Je retiendrais aussi le 49.3 qui, en fin de compte, devient un thème de campagne [présidentielle]. C’est devenu le slogan d’Arnaud Montebourg et ça pousse Manuel Valls à dire – étrangement d’ailleurs – qu’il n’était finalement pas pour. François Ruffin en parle dans le film. Il dit qu’on les aura au moins conduits à ça, à faire usage de la force à l’intérieur de l’Assemblée nationale comme ils le faisaient déjà à l’extérieur. […]

Marjorie : Nuit Debout, c’était beaucoup de luttes, parfois contre, parfois pour. Si je vous demandais de ne retenir qu’un seul moment de grâce, quel serait-il ?

A. : Orchestre Debout !

S. : Sans hésitation. On ouvre le film avec eux. On a filmé plusieurs sessions, c’était incroyable. Même sous la pluie, c’était magique.

Marjorie : Vos proches vont aussi découvrir Nuit Debout. Permettre aux autres de voir ce qu’a réellement été ce « moment historique », à travers vos yeux de journalistes mais aussi d’individus, ça doit être grisant…

S. : C’est très vrai. Les rares personnes qui ont vu le film ont eu cette réaction. Ils n’imaginaient pas du tout ce que ça impliquait. […]

A. : Oui, et surtout parce que c’était injuste et presque blessant d’entendre çà et là de petites phrases du type : « Ça se voit qu’ils n’ont que ça à faire » ou « Des hurluberlus gentillets qui feraient mieux d’aller se coucher, ou d’aller bosser ». Je suis contente d’avoir fait ce film pour montrer enfin que ces personnes n’étaient rien de tout cela, qu’elles y croyaient, qu’elles y croient toujours d’ailleurs, qu’elles se sont battues, qu’elles ont du fond et des causes légitimes à défendre. Casser enfin l’image caricaturale diffusée dans la presse, aller au-delà des clichés, entrer dans la complexité des choses.

Marjorie : Finalement, plein de gens vont se rendre compte qu’ils étaient eux aussi Debout, sans le savoir ?

S. : Je pense surtout que plein de gens vont se rendre compte qu’ils auraient dû l’être. Ils se plaignent sans cesse, aujourd’hui encore, du système actuel, et répètent en boucle qu’il faut le changer. Ils ont eu chaque jour pendant quatre mois l’occasion de le faire, mais ils n’ont pas su, pu, voulu la saisir et participer. Ça aurait pu changer beaucoup de choses. Ça reviendra peut-être…

Marjorie Marramaque
pour Gazette Debout

Le monde en face : Nuit Debout !
Documentaire.
Durée : 70 min.
Auteurs-réalisateurs : Sylvain Louvet et Aude Favre.
Production : Upside, avec la participation de France Télévisions.
Année : 2016

Cet article est aussi disponible en allemand: https://www.pressenza.com/de/2017/02/ein-interview-mit-sylvain-louvet-und-aude-favre-ueber-ihren-dokumentarfilm-le-monde-en-face-nuit-debout

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