Par C. J. Polychroniou (*)
Mais que signifie au juste la victoire de Trump, et à quoi peut-on s’attendre de la part de ce mégalomane lorsqu’il prendra les rênes du pouvoir le 20 janvier 2017 ? Quelle est l’idéologie politique de Trump, et le « trumpisme », s’il existe, constitue-il un mouvement ? La politique étrangère des États-Unis sera-t-elle différente sous l’administration Trump ?
Il y a quelques années, l’intellectuel reconnu Noam Chomsky avertissait que le climat politique aux États-Unis était mûr pour l’émergence d’un personnage autoritaire. Maintenant, il partage ses pensées sur les conséquences de cette élection, l’état moribond du système politique américain et il dit pourquoi Trump est une réelle menace pour le monde et la planète en général.
C. J. Polychroniou pour Truthout : Noam, l’impensable est arrivé : déjouant tous les pronostics, Donald Trump a remporté une victoire décisive sur Hillary Clinton, et l’homme que Michael Moore décrivait comme un “dépravé, ignorant, un clown à mi-temps et un sociopathe à plein temps” va être le prochain président des États-Unis. Selon vous, quels ont été les éléments déterminants qui ont amené les électeurs américains à provoquer le plus grand bouleversement de l’histoire de la politique américaine ?
Noam Chomsky : Avant de répondre à cette question, je pense qu’il est important de prendre du recul pour comprendre ce qui s’est passé le 8 novembre, une date qui pourrait se révéler être une des plus importantes de l’histoire humaine, selon la manière dont nous l’interprétons.
Pas d’exagération.
L’information la plus importante du 8 novembre a été à peine remarquée et a une certaine importance en soi.
Le 8 novembre, au Maroc, lors de la conférence internationale sur le changement climatique (COP22) qui a été organisée pour poursuivre l’accord de Paris signé lors de la COP21, l’Organisation Mondiale de la Météorologie (WMO) a rendu public un rapport. La WMO a indiqué que les cinq dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées. Elle a mentionné une élévation du niveau des océans, devant encore augmenter très prochainement du fait de la fonte étonnamment rapide de la glace polaire, plus particulièrement des glaciers de l’Antarctique. Déjà, la glace de la mer de l’Arctique, durant ces cinq dernières années, est 28% en dessous de la moyenne des 29 années précédentes, élevant non seulement le niveau des océans, mais réduisant aussi l’effet de refroidissement dû à la réflexion des rayons solaires par la glace polaire, accélérant donc les effets du réchauffement mondial. Le WMO a indiqué de plus que les températures approchaient dangereusement de l’objectif établi par la COP21, en plus d’autres affirmations et prévisions.
Un autre événement a eu lieu le 8 novembre, qui pourrait également avoir une certaine importance historique pour des raisons, encore une fois, à peine mentionnées.
Le 8 novembre, le pays le plus puissant de l’histoire mondiale, celui qui va marquer de son empreinte le futur proche, a vécu une élection. Les résultats ont placé les pleins pouvoirs du gouvernement – exécutif, Congrès, Cour suprême – dans les mains du parti républicain, devenu ainsi l’organisation la plus dangereuse de l’histoire.
Hormis la dernière phrase ci-dessus, tout ceci est incontestable. Si la dernière phrase peut sembler farfelue, voire scandaleuse, est-ce vraiment le cas ? Les faits parlent d’eux-mêmes. Le parti a pour objectif de détruire la vie humaine développée le plus rapidement possible. Il n”existe aucun précédent historique à une telle position.
Est-ce une exagération ? Prenez en compte que nous n’avons été qu’observateurs.
Durant les primaires des Républicains, chaque candidat a nié dire que ce qui arrive, arrive réellement – à l’exception des modérés, comme Jeb Bush, qui a dit que tout est incertain mais que nous n’avons rien à faire car nous produisons plus de gaz naturel, grâce à la fracturation. Cependant, John Kasich a confirmé que le réchauffement mondial a bien cours, mais il a ajouté que “nous allons brûler du charbon en Ohio et nous n’allons pas nous en excuser.”
Le candidat vainqueur, désormais le président élu, vise une augmentation rapide de la consommation de carburants fossiles, dont le charbon, le détricotage des réglementations, le rejet de toute aide aux pays en voie de développement qui cherchent à transiter vers une énergie renouvelable, et, en règle générale, foncer dans le mur le plus vite possible.
Trump a déjà posé des jalons pour démanteler l’Environmental Protection Agency (EPA), en plaçant à sa tête pour la transition de l’EPA un climato-sceptique bien connu et fier de l’être, Myron Ebell. Le conseiller de Trump en matière d’énergie, le milliardaire du milieu pétrolier Harold Hamm, a annoncé ses souhaits, qui étaient prévisibles : démanteler la réglementation, couper les taxes de l’industrie (et généralement celles du riche secteur des affaires), augmenter la production de carburants fossiles, en supprimant le moratoire d’Obama sur le pipeline Dakota Access. Le marché a réagi rapidement. Les actions des sociétés liées à l’énergie ont grimpé en flèche, notamment le plus important groupe mondial d’extraction du charbon, Peabody Energy, qui était alors placé sous surveillance financière pour risque de dépôt de bilan, mais qui a enregistré un gain de 50% après la victoire de Trump.
Les effets du déni républicain ont déjà été ressentis. Il y avait eu l’espoir que l’accord de la COP21 à Paris mènerait à un traité à la hauteur des enjeux, mais de telles idées ont été abandonnées car le Congrès républicain n’allait pas accepter les contraintes, ce qui fait que seul un accord volontaire a vu le jour, évidemment beaucoup plus faible.
Les effets peuvent bientôt devenir encore plus évidents qu’ils ne le sont déjà. Au seul Bangladesh, des dizaines de millions de personnes devraient fuir les plaines de faible altitude au cours des prochaines années à cause de l’élévation du niveau de la mer et des conditions météorologiques plus violentes, créant une crise migratoire qui rendra la situation actuelle insignifiante. « Les migrants doivent avoir le droit de se rendre dans les pays d’où proviennent tous ces gaz à effet de serre. Des millions devraient pouvoir se rendre aux États-Unis. Et dans les autres pays riches qui se sont enrichis tout en apportant une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, marquée par la transformation humaine radicale de l’environnement. Ces conséquences catastrophiques ne peuvent que s’accroître, non seulement au Bangladesh, mais dans toute l’Asie du Sud, car les températures, déjà intolérables pour les pauvres, montent inexorablement et les glaciers himalayens fondent, menaçant l’approvisionnement en eau. Déjà en Inde, environ 300 millions de personnes manquent d’eau potable. Et les effets vont aller bien au-delà.
Il est difficile de trouver les mots pour signifier le fait que les humains se trouvent face à la question la plus importante de leur histoire – si la vie humaine développée va survivre dans la forme que nous lui connaissons – et que la réponse est une accélération vers le désastre.
Des observations similaires concernent l’autre problème à propos de la survie humaine, la menace d’une destruction nucléaire, qui a plané au-dessus de nos têtes pendant les 70 dernières années et qui s’amplifie désormais.
Il n’est pas plus facile de trouver les mots pour décrire le constat tout à fait étonnant que, dans toute la masse d’informations concernant l’extravagance électorale, ces faits ont à peine été mentionnés. Je manque terriblement de mots appropriés.
Pour revenir enfin à la question soulevée, pour être précis, il semble que Clinton ait obtenu une légère majorité des voix. La victoire apparemment décisive est en relation avec des caractéristiques curieuses de la politique américaine : entre autres facteurs, le collège électoral qui est un reliquat de la fondation du pays en tant qu’alliance d’États distincts ; le système du gagnant-rafle-tout dans chaque état ; l’organisation des districts du Congrès (parfois par tripatouillage électoral) pour donner plus de poids aux votes ruraux (dans les élections passées, et probablement celle-ci aussi, les démocrates ont eu une marge confortable de victoires dans le vote populaire pour la présidence, mais détiennent une minorité de sièges) ; le taux très élevé d’abstentions (habituellement près de la moitié à des élections présidentielles, celle-ci incluse). Le fait d’une certaine importance pour l’avenir est que dans la classe d’âge 18-25, Clinton a gagné facilement, et que Sanders avait un niveau de soutien encore plus élevé. Ce qui démontre que ces problèmes dépendent de la façon dont la future génération y fera face.
Selon les informations actuelles, Trump a battu tous les records dans le soutien qu’il a reçu de la part des électeurs blancs, de la classe ouvrière et de la classe moyenne basse, en particulier dans la fourchette de revenus de 50 000 à 90 000 dollars, ruraux et suburbains. Ces groupes partagent la colère, répandue dans tout l’Occident, envers l’establishment centriste, révélée aussi bien par le résultat du vote inattendu du Brexit que par l’effondrement des partis centristes en Europe continentale. [Beaucoup] de ceux qui sont en colère et qui sont mécontents sont victimes des politiques néolibérales de la dernière génération, les politiques décrites par le président de la Fed, Alan Greenspan, « Saint-Alan », comme l’a qualifié révérencieusement la profession économique et d’autres admirateurs jusqu’à ce que l’économie miraculeuse qu’il supervisait s’écrase en 2007-2008, menaçant de faire s’écrouler l’économie mondiale avec elle. Comme l’a expliqué Greenspan durant ses jours de gloire, ses succès en matière de gestion économique reposaient essentiellement sur une « insécurité croissante des travailleurs ». Les travailleurs intimidés ne demanderaient pas des augmentations de salaire, des avantages et une sécurité plus élevées, mais seraient satisfaits de la stagnation des salaires et des avantages réduits qui indiquent une économie saine selon les normes néolibérales.
Les travailleurs, qui ont été les cobayes de ces expérimentations en théorie économique, ne sont pas particulièrement heureux du résultat. Ils ne sont pas, par exemple, enchantés du fait qu’en 2007, au sommet du miracle néolibéral, les salaires réels des travailleurs des basses classes étaient plus bas qu’ils ne l’avaient été des années auparavant, ou que les salaires réels des travailleurs masculins se situaient aux alentours de ceux des années 1960 pendant que des gains spectaculaires sont allés dans les poches d’un très petit nombre au sommet, disproportionnellement une fraction de 1%. Ceci ne dépendait pas du résultat de l’offre et de la demande du marché, de la réussite ou du mérite, mais plutôt de décisions politiques déterminées, des sujets analysés avec soin par l’économiste Dean Baker dans un travail récemment publié.
Le sort réservé au salaire minimum illustre ce qui s’est passé. Durant les années 50 et 60 qui sont des périodes de croissance forte et équitable, le salaire minimum sous lequel aucun salaire ne peut être fixé a évolué de la même manière que la productivité. Cela prit fin avec le déclenchement de la doctrine néo-libérale. Depuis lors, le salaire minimum a stagné en valeur réelle. S’il avait continué sur la même lancée qu’auparavant, il serait probablement aux alentours de 20$ par heure. De nos jours, l’augmenter à 15$ par heure est considéré comme une révolution politique.
Avec tous les discours sur le quasi plein emploi d’aujourd’hui, la participation de la population active reste inférieure à la norme antérieure. Et pour les travailleurs, il y a une grande différence entre un emploi stable dans le secteur manufacturier avec des salaires et des avantages sociaux syndicaux, comme dans les années précédentes, et un emploi temporaire avec peu de sécurité dans certaines professions de service. Mis à part les salaires, les avantages et la sécurité, il y a une perte de dignité, d’espoir pour l’avenir, et du sentiment d’appartenance à un monde dans lequel on joue un rôle digne d’intérêt.
L’impact est bien senti au travers du portrait sensible et lumineux fait par Arlie Hochschild d’un bastion Trump en Louisiane, où elle a vécu et travaillé pendant de nombreuses années. Elle utilise l’image d’une file dans laquelle les habitants sont debout, s’attendant à avancer progressivement car ils travaillent dur et respectent toutes les valeurs conventionnelles. Mais leur position dans la file s’est bloquée. Devant eux, ils voient des gens bondir en avant, mais cela ne les désespère pas, parce que c’est « le mode de vie américain » pour (prétendument) mériter d’être récompensé. Ce qui cause la détresse réelle est ce qui se passe derrière eux. Ils croient que des « gens indignes » qui ne « suivent pas les règles » sont propulsés devant eux par des programmes du gouvernement fédéral qu’ils estiment à tort conçus pour les Afro-Américains, les immigrants et d’autres qu’ils considèrent souvent avec mépris. Tout cela est exacerbé par les inventions racistes de Ronald Reagan au sujet des « assistés » (implicitement noirs) qui volent l’argent durement gagné des Blancs et autres fantasmes.
Parfois, l’incapacité à expliquer, en soi une forme de mépris, joue un rôle dans la haine du gouvernement. J’ai rencontré une fois un peintre à Boston qui s’était tourné amèrement contre le gouvernement « malveillant » après qu’un bureaucrate de Washington, qui ne connaissait rien à la peinture, avait organisé une réunion de peintres pour leur dire qu’ils ne pouvaient plus utiliser de peinture au plomb, « la seule qui était fiable » comme tous le savaient, mais le technocrate ne le comprenait pas. Cela a détruit sa petite entreprise, l’obligeant à peindre des maisons ainsi que la sienne avec des produits de qualité inférieure imposés par les élites du gouvernement.
Parfois il y a aussi de véritables raisons à ces attitudes envers les bureaucraties gouvernementales. Hochschild décrit un homme dont la famille et les amis souffrent amèrement des effets mortels de la pollution chimique, mais qui méprise le gouvernement et les « élites libérales » parce que, pour lui, l’EPA (Environmental Protection Agency) signifie qu’un type ignorant lui dit qu’il ne peut pas pêcher, mais ne fait rien contre les usines chimiques.
Ce sont juste des exemples de la réalité des vies des partisans de Trump, qui sont amenés à croire que Trump va faire quelque chose pour remédier à leur sort, même si un rapide regard sur ses propositions fiscales et autres démontrent le contraire, se révélant un problème de plus pour les activistes qui espèrent repousser le pire et faire avancer les changements désespérément nécessaires.
Les sondages effectués à la sortie des bureaux de vote révèlent que l’engouement pour Trump a été inspiré principalement par la conviction qu’il représentait le changement, tandis que Clinton était perçue comme le candidat qui perpétuerait leur détresse. Le « changement » que Trump est susceptible d’apporter sera nuisible ou pire, mais il est compréhensible que les conséquences ne sont pas claires pour des personnes isolées dans une société atomisée dépourvue des types d’associations (comme les syndicats) qui peuvent éduquer et organiser. C’est une différence cruciale entre le désespoir d’aujourd’hui et les attitudes généralement optimistes de beaucoup de travailleurs sous une contrainte économique beaucoup plus grande pendant la grande dépression des années 1930.
Il y a d’autres facteurs qui expliquent le succès de Trump. Des études comparatives montrent que les doctrines de suprématie blanche ont eu une influence encore plus forte sur la culture américaine qu’en Afrique du Sud, et ce n’est pas un secret que la population blanche est en déclin. Dans une décennie ou deux, on estime que les Blancs seront une minorité de la main-d’œuvre, et peu de temps plus tard, une minorité de la population. La culture traditionnelle conservatrice est également perçue comme étant attaquée par les succès de la politique identitaire, considérée comme le domaine des élites qui n’ont que du mépris pour les “américains [blancs] pratiquants, patriotiques, travailleurs, avec de vrais valeurs familiales” qui voient leur pays familier disparaître sous leurs yeux.
L’une des difficultés pour éveiller l’inquiétude du public face aux très graves menaces du réchauffement climatique est que 40% de la population américaine ne voit pas en quoi c’est un problème, puisque le Christ reviendra dans quelques décennies. Environ le même pourcentage pense que le monde a été créé il y a quelques milliers d’années. Si la science entre en conflit avec la Bible, tant pis pour la science. Il serait difficile de trouver une situation analogue dans d’autres sociétés.
Le Parti Démocrate a abandonné toute réelle préoccupation pour les travailleurs dans les années 1970, et ils ont donc été attirés dans les rangs de leurs ennemis de classe, qui au moins prétendent parler leur langue : le style folk de Reagan de faire de petites blagues tout en mangeant des haricots, l’image soigneusement cultivée par George W. Bush d’un type normal que vous pourriez rencontrer dans un bar, qui a aimé couper des broussailles sur le ranch par une température de 40 degrés, et ses erreurs de prononciation probablement simulées. (Il est peu probable qu’il ait parlé comme ça à Yale). Et maintenant Trump, qui donne la parole aux gens qui ont des griefs légitimes : des gens qui ont perdu non seulement leur emploi, mais aussi le sentiment d’estime de soi, et qui se défendent contre le gouvernement qu’ils perçoivent comme ayant détruit leur vie (non sans raison).
L’une des grandes réalisations du système doctrinal a été de détourner la colère du secteur des entreprises vers le gouvernement qui met en œuvre les programmes que le secteur des entreprises conçoit, comme les ententes de protection des entreprises et des droits des investisseurs, qui sont uniformément décrites comme “Accords commerciaux” dans les médias. Avec tous ses défauts, le gouvernement est, dans une certaine mesure, sous influence et contrôle populaire, contrairement au secteur des entreprises. Il est très avantageux pour le monde des affaires d’entretenir la haine pour les bureaucrates gouvernementaux à lunettes et de chasser de l’esprit des gens l’idée subversive que le gouvernement pourrait devenir un instrument de la volonté populaire, un gouvernement par et pour le peuple.
Trump représente-t-il un nouveau mouvement dans la politique américaine ou le résultat de cette élection est-il essentiellement un rejet d’Hillary Clinton par les électeurs qui détestent les Clinton et qui en ont marre de la « politique habituelle » ?
Ce n’est pas nouveau. Les deux partis politiques se sont déplacés vers la droite pendant la période néolibérale. Les néo-démocrates d’aujourd’hui sont à peu près ce qu’on appelait les « républicains modérés ». La « révolution politique » que Bernie Sanders appelait, à juste titre, n’aurait pas grandement surpris Dwight Eisenhower. Les républicains se sont tellement orientés vers le dévouement aux riches et au secteur des entreprises qu’ils ne peuvent espérer obtenir de votes sur leurs programmes actuels. Ils se sont tournés vers la mobilisation de secteurs de la population qui ont toujours été présents, mais pas comme force de coalition politique organisée : les évangéliques, les nativistes, les racistes et les victimes des formes de mondialisation conçues pour faire travailler les travailleurs du monde entier en concurrence les uns avec les autres. Le tout en protégeant les privilégiés et en sapant les mesures légales et autres assurant une protection aux travailleurs avec des moyens d’influencer la prise de décision dans les secteurs publics et privés étroitement liés, notamment avec des syndicats efficaces.
Les conséquences ont été évidentes dans les récentes primaires républicaines. Tous les candidats issus de la base, comme Michele Bachmann, Herman Cain ou Rick Santorum, ont été si extrêmes que l’establishment républicain a dû utiliser ses vastes ressources pour les battre. La différence en 2016 est que l’establishment a échoué, à son grand désarroi, comme nous l’avons vu.
A tort ou à raison, Clinton était l’incarnation des politiques craintes et haïes, alors que Trump a été perçu comme le symbole du « changement ». Un changement de ce genre exige un examen attentif de ses propositions réelles, quelque chose qui a grandement manqué dans ce qui a été porté à la connaissance du public. La campagne elle-même a été remarquable en évitant les questions, et les commentaires des médias se sont généralement conformés à la norme, en restant au plus près du concept selon lequel la véritable « objectivité » signifie signaler exactement ce qui est « dans le cadre », sans s’aventurer au-delà.
Trump a déclaré à la suite du résultat de l’élection qu’il « représentera tous les Américains ». Comment va-t-il le faire alors que la nation est si divisée et qu’il a déjà exprimé une haine profonde pour de nombreux groupes aux États-Unis, y compris les femmes et les minorités ? Voyez-vous une ressemblance entre le Brexit et la victoire de Donald Trump ?
Il y a des similitudes avec le Brexit, mais aussi avec la montée des partis ultra-nationalistes d’extrême droite en Europe, dont les dirigeants ont vite félicité Trump pour sa victoire, car ils le perçoivent comme un des leurs : Nigel Farage, Marine Le Pen, Viktor Orban et d’autres comme eux. Et ces développements sont assez effrayants. Un regard sur les sondages en Autriche et en Allemagne – l’Autriche et l’Allemagne – ne peut manquer d’évoquer des souvenirs désagréables pour ceux qui sont familiers avec les années 1930, encore plus pour ceux qui ont observé directement, comme je l’ai fait étant enfant. Je me souviens encore avoir écouté les discours d’Hitler, ne comprenant pas les mots, bien que le ton et la réaction de l’auditoire étaient assez effrayants. Le premier article dont je me souviens était en février 1939, après la chute de Barcelone, sur la propagation apparemment inexorable de la peste fasciste. Et par étrange coïncidence, c’est de Barcelone que ma femme et moi avons regardé les résultats de l’élection présidentielle américaine de 2016.
Quant à la façon dont Trump va gérer ce qu’il a apporté – non créé, mais mis en avant – nous ne pouvons pas en dire plus. Peut-être que sa caractéristique la plus frappante est l’imprévisibilité. Beaucoup de choses vont dépendre des réactions de ceux qui ont été consternés par sa performance et les visions de sociétés qu’il a projetées, telles qu’elles sont.
Trump n’a pas de posture identifiable sur les problèmes économiques, sociaux et politiques, cependant il y a de claires tendances autoritaires dans son comportement. Donc, n’y a-t-il pas un certain fond de vérité dans ceux qui clament que Trump pourrait représenter l’émergence d’un “fascisme à visage humain” aux États-Unis ?
Pendant de nombreuses années, j’ai écrit et parlé à propos du danger de la montée d’un idéologue honnête et charismatique aux États-Unis, quelqu’un qui pourrait exploiter la peur et la colère qui ont depuis longtemps bouillonné dans une grande partie de la société, et qui pourrait les détourner loin des agents réels de ce malaise vers des cibles vulnérables. Cela pourrait bien conduire à ce que le sociologue Bertram Gross a appelé un « fascisme à visage humain » dans une étude perceptive qu’il avait menée il y a 35 ans. Mais cela exige un idéologue honnête, de type hitlérien, et non pas quelqu’un dont la seule idéologie percevable est lui-même. Les dangers, cependant, ont été réels pendant de nombreuses années, peut-être encore plus à la lumière des forces que Trump a déchaîné.
Avec les Républicains à la Maison Blanche, et contrôlant aussi les deux chambres ainsi que la future composition de la Cour Suprême, à quoi vont ressembler les États-Unis pour au moins les quatre prochaines années ?
Son succès dépend de ses affectations et du cercle de ses conseillers. Les premières indications sont peu attrayantes, pour le dire modérément.
La Cour suprême sera dans les mains des réactionnaires pendant de nombreuses années, avec des conséquences prévisibles. Si Trump suit ses programmes budgétaires selon le modèle de Paul Ryan, il y aura d’énormes avantages pour les très riches, estimés par le Centre de politique fiscale comme une réduction d’impôt de plus de 14% pour le top 0,1% et une réduction substantielle plus généralement à l’extrémité supérieure de l’échelle de revenu, mais avec pratiquement aucun allègement fiscal pour les autres, qui seront également confrontés à de nouvelles lourdes charges. Le correspondant économique du Financial Times, Martin Wolf, écrit : « Les propositions fiscales donneraient d’énormes avantages aux américains déjà riches, comme M. Trump, » tout en laissant les autres le bec dans l’eau, y compris, bien sûr, dans sa circonscription. La réaction immédiate du monde des affaires révèle que Big Pharma, Wall Street, l’industrie militaire, les industries de l’énergie et diverses autres institutions merveilleuses en attendent un avenir très brillant.
Un point positif pourrait être le programme d’infrastructures qu’a promis Trump (avec son lot de discussions et de commentaires), qui dissimule le fait que c’est essentiellement le programme de relance d’Obama qui aurait été très bénéfique pour l’économie et la société en général, mais qui a été enterré par le Congrès républicain sous prétexte qu’il allait faire exploser le déficit. Bien que cette accusation fût fausse à l’époque, étant donné que les taux d’intérêt étaient très bas, c’est un atout pour Trump, qui a repris ce programme en le complétant par des réductions d’impôts radicales pour les riches et le secteur des entreprises, et par des augmentations des dépenses accordées au Pentagone.
Il y a cependant une échappatoire, fournie par Dick Cheney quand il explique au secrétaire du Trésor de Bush que “Reagan a prouvé que les déficits n’ont pas d’importance,” signifiant que les déficits que nous, Républicains, créons dans le but de gagner en popularité, laissons quelqu’un d’autre, de préférence les Démocrates, réparer les pots cassés. Cette technique pourrait marcher, pendant un moment au moins.
Il y a également de nombreuses questions, au sujet des conséquences en termes de politique étrangère, qui restent sans réponse.
Il existe une admiration mutuelle entre Trump et Poutine. Quelle probabilité a-t-on de voir s’ouvrir une nouvelle ère dans les relations USA-Russie ?
Une perspective encourageante pourrait être une réduction des très dangereuses tensions croissantes à la frontière russe : notez “la frontière russe” et pas la frontière mexicaine. C’est donc un sujet que nous ne pouvons pas aborder ici. Il est également possible que l’Europe s’éloigne de l’Amérique de Trump, comme l’ont déjà suggéré la chancelière [Angela] Merkel et d’autres dirigeants européens, et la voix britannique du pouvoir américain, après le Brexit. Cela pourrait éventuellement conduire à des efforts européens pour désamorcer les tensions et peut-être même des efforts pour aller vers quelque chose similaire à la vision de Mikhaïl Gorbatchev d’un système intégré de sécurité eurasienne sans alliances militaires, rejeté par les États-Unis en faveur de l’expansion de l’OTAN, une vision remise au goût du jour par Poutine, proposition sérieuse ou non, nous ne le savons pas, puisque le geste a été ignoré.
La politique étrangère des États-Unis sous l’administration Trump a-t-elle toutes les chances d’être plus ou moins militariste que ce que nous avons vu sous l’administration Obama, ou même sous l’administration de George W. Bush ?
Je ne pense pas que quiconque puisse répondre à cette question avec certitude. Trump est trop imprévisible. Il reste trop de questions ouvertes. Ce que nous pouvons dire est que la mobilisation populaire et l’activisme, correctement organisés et menés, peuvent faire une grande différence.
Et nous devons garder à l’esprit que les enjeux sont très importants.
(*) L’auteur :
C.J. Polychroniou est un économiste politique et politologue qui a enseigné et travaillé au sein d’universités et de centres de recherche en Europe et aux États-Unis.
Source : Truthout, le 14/11/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.