Par Maurice Lemoine

Le 16 janvier 1992, dans le château de Chapultepec (Mexique), au terme de plus de vingt-huit mois de difficiles négociations, le gouvernement salvadorien du président Alfredo Cristiani et l’opposition armée du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) signaient des accords de paix. Gros de 95 pages et de 27 pages d’annexes, ce texte mettait fin à une sanglante guerre civile née à la fin des années 1970 – quand, les fraudes électorales devenant chaque fois plus insupportables, les luttes populaires se développaient – entre un régime autoritaire et une guérilla révolutionnaire stimulée qui plus est, en 1979, par la victoire des sandinistes sur le dictateur Anastasio « Tachito » Somoza au Nicaragua. En pleine confrontation est-ouest, cette même année 1979 fut également marquée par l’élection à la Maison-Blanche de Ronald Reagan, républicain qu’appuyaient les milieux d’affaires, le Pentagone et le lobby de l’industrie de la Défense.

Entre cette année phare et, douze années plus tard, la fin de l’affrontement armé, prit peu à peu corps et s’installa, sous la pression de Washington et grâce à l’alignement des médias, une « Histoire officielle » de la tragédie : celle-ci se résumait à la pénible situation de gouvernements salvadoriens démocratiques et réformistes aux prises avec deux calamités, mises sur le même plan : à l’extrême droite, des escadrons de la mort « incontrôlés » ; à l’extrême gauche, une guérilla marxiste totalitaire, à l’occasion qualifiée de « polpotienne », inféodée et plus ou moins manipulée par Moscou.

Néanmoins, le 15 mars 1993, quelques mois après la signature des accords de Chapultepec, éclatera une véritable bombe, la dernière du conflit. A cette date, en effet, la Commission de la vérité constituée sous l’égide de l’ONU rend public son rapport sur les exactions d’une guerre civile qui a fait plus de 75 000 morts, dont deux tiers civils, et un million de déplacés, dans un pays de 5,5 millions d’habitants. Premier point, et sans doute pas le moins important : « Cette explosion plonge ses racines profondes dans une histoire nationale de violence qui a permis de qualifier les opposants politiques d’ennemis pour mieux les éliminer [1]. » Qu’on nous pardonne le rapprochement : on se croirait en Colombie ! En fait, du document salvadorien, il ressort que, pendant douze années, les présidents salvadoriens Napoleón Duarte et Cristiani, les ambassadeurs américains Deane Hinton, Thomas Pickering, Edwin Corr, William Walker, ainsi que les présidents Reagan et George Bush (père) ont sciemment menti, couvert ou caché des crimes. En effet, révèle alors la commission d’enquête de l’ONU, dont le rapport comporte les noms de plus de 18 000 victimes, « la grande majorité des violations étudiées (…) ont été commises par des membres des Forces armées ou par des groupes en lien avec elles ».

En particulier durant les pires années, celles de la « guerre sale » (1981-1984), 65 % des cas relèvent des exécutions extrajudiciaires, 25 % des disparitions forcées, 20 % des tortures. En ce qui concerne les responsabilités, presque toujours citées dans les dénonciations, elles sont attribuées aux agents de l’Etat, aux paramilitaires reliés à celui-ci et aux escadrons de la mort pour 85 % des cas ; au FMLN pour 5 % [2].
Des officiers se sont rendu coupables de 15 777 exécutions sommaires, 2 308 « disparitions », 1 560 cas de torture et ont fait 11 157 victimes en attaquant de manière brutale des civils sans défense. « L’Etat salvadorien, peut-on lire par ailleurs, dans les agissements de membres des Forces armées et/ou de fonctionnaires civils, est responsable d’avoir aidé, encouragé et toléré le fonctionnement des escadrons de la mort qui ont illégalement attaqué des membres de la population civile ». Allant plus loin, la Commission écrit, d’une manière qu’on qualifiera d’explosive : « Il faut également signaler que, pour sa part, le gouvernement des Etats-Unis tolérait, apparemment sans grande considération officielle, les agissements d’exilés salvadoriens vivant à Miami, en particulier entre 1979 et 1983. Ce groupe d’exilés a directement financé et indirectement dirigé quelques escadrons de la mort. Il serait bon que d’autres enquêteurs, disposant de plus de moyens et de temps, fassent toute la lumière sur cette histoire tragique pour pouvoir donner l’assurance que ne se répétera jamais plus aux Etats-Unis une tolérance envers des personnes ayant quelque chose à voir avec des actes de terreur dans d’autres pays. »

Pour la petite – ou la grande ! – Histoire, on mentionnera au passage que des enquêteurs se sont effectivement attaqués à démasquer ces réseaux d’extrême droite, à Miami. Mais pas à l’instigation de Washington, comme demandé par l’ONU. Il s’est agi de Cubains ! Au début des années 1990 en effet, La Havane, victime d’attentats organisés dans l’île depuis la Floride par les mêmes mafias, y infiltra entre autres cinq de ses agents – Gerardo Hernández, Ramón Labañino, René González, Fernando González et Antonio Guerrero. Ce sont ces cinq agents qu’arrêta le FBI, en septembre 1998. Jugés en 2001 à Miami, ils furent condamnés au terme d’un procès ubuesque à des peines démesurées – de quinze années à une double perpétuité – pour avoir « espionné les Etats-Unis » [3]. Ce scandale donna lieu, jusqu’au 17 décembre 2014, date de la libération des trois derniers emprisonnés, afin de favoriser le rapprochement entre Washington et La Havane promu par Barack Obama, au scandale dit des « Cinq de Miami » [4].

Pour en revenir au Salvador en 1993, la Commission de la vérité donne l’une des clés du conflit en notant que les escadrons de la mort y sont nés entre 1967 et 1979 – c’est-à-dire avant le déclenchement de l’insurrection populaire –, dans le but « d’identifier et d’éliminer les prétendus communistes en milieu rural », permettant au gouvernement, durant ces années de dictature militaire, de se maintenir essentiellement grâce à « une violence sélective ». Dans ces conditions, était-il illégitime d’avoir recours aux armes, alors même que toute sortie démocratique demeurait désespérément fermée ?

Suite à la publication de ce document, l’ensemble de la direction du FMLN assume ses responsabilités et se déclare solidairement responsable des violations des droits humains qui lui sont reprochées – quelque 400 meurtres et plus de 300 disparitions. Les militaires salvadoriens, à qui sont imputés l’immense majorité des crimes, nient les faits, accusent l’ONU de partialité et multiplient les manœuvres pour empêcher l’épuration de l’armée. Pour sa part, l’évêque auxiliaire de San Salvador, Mgr Gregorio Rosa Chávez, n’hésite pas, à demander la mise en procès des Etats-Unis, responsables de la mort de tant de Salvadoriens.
Victoire morale, bien que tardive, pour les défenseurs des droits humains, les progressistes de tous horizons et les journalistes qui ont refusé de chanter à l’unisson. La vérité éclate enfin face aux bons apôtres de la désinformation médiatique – phénomène dont on rappellera ici qu’il n’a rien de nouveau.

« Salvador : les mystères du “massacre” d’El Mozote » , titre ainsi, le 30 décembre 1992, sur cinq colonnes, le quotidien Le Monde, sous la plume de son correspondant en Amérique centrale Betrand De La Grange, alors que la Commission d’enquête diligentée par l’ONU se rend sur les lieux d’un des crimes les plus abominables du conflit. Depuis des années, De La Grange s’acharne contre les insurgés et brosse un tableau apocalyptique de la révolution sandiniste voisine – comme le fait aujourd’hui, dans le même quotidien, son digne successeur Paulo Paranagua dans sa croisade digne de l’Inquisition contre la gauche « populiste » latino-américaine en général et le Venezuela en particulier.
On notera tout d’abord les guillemets encadrant le mot massacre. On n’en avait guère entrevu lorsque le même « journaliste » titrait en première page, le 27 juin 1991 : « Charniers sandinistes » (qui n’existaient que dans son imagination et dans celles d’un certain nombre de ses confrères, du Figaro jusqu’à Libération).
Il se trouve que, en ce mois de décembre 1992, les circonstances du massacre d’El Mozote et des hameaux salvadoriens voisins, l’un des événements les plus inhumains causés par la Bataillon Atlacatl – « unité d’élite » qui avait terminé son entraînement quelques mois auparavant sous la supervision de conseillers militaires américains – sont alors parfaitement connues depuis longtemps. Il n’empêche que notre journaliste gratifie ses lecteurs d’un long papier dans lequel est insidieusement privilégiée la version des autorités salvadoriennes : « Pour l’armée, il ne fait aucun doute que les victimes ont péri sous le feu croisé des combattants, quand elles ne participaient pas elles-mêmes aux combats. » Avant de terminer par une conclusion « objective » (guillemets !), mais lourde d’un sous-entendu qui a couru tout le long du texte : « La Commission devra notamment déterminer si les habitants d’El Mozote ont été victimes d’un massacre planifié, comme à Oradour, ou si l’affaire a été montée en épingle par le FMLN pour émouvoir la communauté internationale et discréditer le gouvernement, comme les adversaires du dictateur roumain Ceausescu le firent en décembre 1989, avec le faux charnier de Timisoara » – autre fable largement répercutée en son temps (et entre autres) par Libération, Le Nouvel Observateur, L’Evenement du Jeudi, TF1, France Inter et… Le Monde, évidemment [5].

Lorsque tombe le rapport de l’ONU, l’énigme, qui n’en était pas une, est définitivement résolue. En fonction des exhumations effectuées, la Commission de la vérité publie la conclusion suivante : «  Toutes les informations recueillies suggèrent l’idée d’un crime massif dans lequel on ne trouve aucun élément qui pourrait faire penser à un affrontement éventuel entre deux groupes (…) Il est totalement prouvé que, le 11 décembre 1981, des unités du Bataillon Atlacatl ont donné la mort, dans le hameau d’El Mozote, de façon délibérée et systématique, à un groupe de 200 hommes, femmes et enfants qui constituaient la totalité de la population civile que les militaires avaient trouvé la veille à cet endroit et qu’ils détenaient depuis en leur pouvoir. » Cette conclusion, les lecteurs du « quotidien de référence » ne la connaîtront pas. Pour eux demeurera l’idée qu’il s’agissait possiblement, et même presque certainement, vu la tonalité de l’article, d’une manipulation du FMLN – dans le plus pur style de Timisoara ou… du Monde, le « quotidien de référence »  ?
D’ailleurs, pour bien enfoncer le clou, le faussaire médiatique assénera encore dans une livraison ultérieure : « L’euphorie de la paix ne peut faire oublier que la guerre a fait 80 000 morts, en majorité des civils, victimes des escadrons de la mort ou des représailles de la guérilla. » Les deux sur le même plan, également responsables. Quant à l’armée gouvernementale, pendant ce temps, on suppose qu’elle faisait du tourisme ou chassait les papillons. Commission de la vérité ? Jamais entendu parler.

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que ce rapport, en faisant la lumière sur la véritable nature du conflit salvadorien déplut, autant qu’à De La Grange, au général René Emilio Ponce, ministre de la Défense salvadorien de l’époque. Dans une allocution télévisée, celui-ci critiqua le document de l’ONU qualifié d’ « injuste, incomplet, illégal et insolent, dont la partialité dénot(ait) une claire intention de détruire l’institutionnalisme, la paix sociale et les Forces armées ».

Au Guatemala voisin qui, le 29 décembre dernier, a célébré, lui, le vingtième anniversaire des accords qui, en 1996, ont mis un terme à une guerre civile encore plus épouvantable – 150 000 morts, 50 000 disparus, un million de réfugiés, 200 000 orphelins, 40 000 veuves ; au total, 1 440 000 victimes –, la révélation de l’ampleur du terrorisme d’Etat a tout autant commotionné. Dans la foulée de ces accords, fut décidée la création d’une Commission d’éclaircissement historique (CEH) dépendant de la Mission des Nations unies pour le Guatemala (Minugua). Son installation eut effectivement lieu, le 31 juillet 1997, après de nombreuses difficultés.
Le 23 avril 1998, Mgr Juan Gerardi, archevêque auxiliaire de Ciudad Guatemala, rend public le rapport sur la Récupération de la mémoire historique (REHMI) intitulé « Guatemala, nunca mas » (« Guatemala, jamais plus »), élaboré par le Bureau des droits humains de l’archevêché (ODHA) et dont les résultats seront confiés à la mission officielle de l’ONU. « La vérité fait mal, mais elle est nécessaire », dit en prélude l’archevêque, avant de révéler la teneur d’un document de 1 400 pages qui exhume l’horreur et dynamite l’amnésie officielle. Accablant. Il concerne 422 massacres, plus de 55 000 cas de violations des droits humains et chiffre l’ampleur globale de la tragédie : l’armée se voit attribuer la responsabilité de près de 80 % des crimes de guerre – 7,3 % pour la guérilla.
En mettant le doigt sur la mémoire sale du Guatemala, l’archevêque a bien entendu secoué le pays, mais a cependant omis le dernier crime des escadrons de la mort : le 26 avril, cinquante-quatre heures à peine après ses révélations explosives, il a été retrouvé, la tête fracassée à coups de brique, assassiné [6].

De ce bref rappel de faits datant d’un quart de siècle en Amérique centrale, on tirera quelques modestes conclusions. La première, c’est que les chiffres sont tellement parlants qu’il n’est nul besoin de les commenter. La seconde, afférant au traitement médiatique, constatera que rien n’a changé. Il stigmatisait hier les insurgés et minorait l’importance du terrorisme d’Etat ; pour ne prendre qu’un seul exemple, il minimise aujourd’hui, quand il ne la nie pas totalement, l’importance de la déstabilisation en cours dans le chaos qui afflige le Venezuela.
En second lieu, puisque ces anniversaires coïncident avec les accords de paix récemment signés avec les FARC en Colombie, on fera ici un pari : si, comme au Salvador et au Guatemala, la Commission de la vérité – prévue dans le cadre du Système intégral de vérité, justice, réparation et non répétition – va à son terme, et pour peu que ses conclusions soient révélées, le citoyen en quête d’information découvrira à quel point la réalité de ce conflit vieux de plus de cinquante ans a peu à voir avec le « storytelling » qui lui a été proposé [7]. Dans le cadre de la Juridiction spéciale pour la paix, cette commission doit en effet recueillir, pour établir leur responsabilité, les témoignages de tous les acteurs du conflit : guérilleros, militaires, entrepreneurs, civils, agents de l’Etat. En terme de chiffres, le résultat risque d’être dévastateur, accablant : on évoque déjà, entre autres, la présence de douze mille dossiers de civils et de chefs d’entreprises entre les mains de la justice de ce pays.
Raison pour laquelle ces véritables maîtres de la Colombie, mobilisés autour de l’ex-président Álvaro Uribe, font et feront tout ce qui est en leur pouvoir pour torpiller les Accords de paix.

 

 

PORTFOLIO

El Salvador au temps de la guerre civile

Photographies : Maurice Lemoine







NOTES

[1] « De la Locura a la Esperanza. La guerra de 12 años en El Salvador », Informe de la Comisión de la verdad para El Salvador, Naciones Unidas, San Salvador – Nueva York, 1992-1993.

[2] Le rapport attribue 342 crimes au FMLN, 4281 à l’armée, 1 656 à la police, 2 248 aux groupes paramilitaires et 817 aux escadrons de la mort.

[3] Lire Maurice Lemoine, Cinq Cubains à Miami, Don Quichotte, Paris, 2010.

[4] La libération de Gerardo Hernández, Ramón Labañino et Antonio Guerrero eut lieu dans la foulée de l’annonce par Cuba de la libération de l’Américain Alan Gross, sous-traitant au département d’Etat condamné en mars 2011 à 15 ans de prison pour avoir distribué dans l’île du matériel illégal de communication par satellite.

[5] A Timisoara, il y aurait eu entre 90 et 147 victimes, et non 4 000, 5 000 ou même 12 000 comme annoncé par les médias. Lire Ignacio Ramonet, « Télévision nécrophile », Le Monde diplomatique, mars 1990.

[6] Nommé à la tête de l’évêché du Quiché en 1974, Mgr Gerardi avait été contraint d’abandonner la région en 1981 et à s’exiler quatre ans au Costa Rica. Quatre prêtres de son diocèse avaient été assassinés ou avaient disparu, et lui-même avait été la cible de plusieurs attentats.

[7] « Storytelling » : méthode de communication basée sur une structure narrative du discours qui permet de faire émerger une histoire séduisante et convaincante utilisée pour faciliter l’acceptation d’un message non explicitement annoncé.

L’article original est accessible ici