Par Thierry Leclère pour Siné Ménsuel
Au début, ce furent des actes isolés. Puis, ces gestes de mobilisation se sont multipliés et, au total, c’est une véritable chaîne humaine qui s’est mise au service des migrants à Stalingrad, dans le 19e arrondissement.
– Je viens du Darfour…
– Tu viens du Darfour…
– Il (ou elle) vient du Darfour…
– Nous venons du Darfour…
Il est six heures, une nuit épaisse et humide tombe sur la rotonde Stalingrad, dans le 19e arrondissement de Paris. Comme un chœur improvisé, sur les trois escaliers raides et les pentes herbues, des dizaines de migrants, soudanais et érythréens pour la plupart, scandent en plein air l’alphabet ou répètent inlassablement quelques phrases d’usage courant.
– Comment ça va ?
– Ça va bien…
– Et toi, comment ça va ?
– Moi, ça va bien…
Un cahier ou une simple feuille posés sur les genoux, ils sont emmitouflés, bonnets vissés sur la tête, écharpes autour du cou. Dans cet amphithéâtre improvisé, des grappes de visages noirs et des dizaines de paires d’yeux fixent leurs profs, jeunes bénévoles énergiques comme ces deux étudiantes – elles ont le feu sacré – qui semblent slamer leurs conjugaisons ou comme Pierre, aux cheveux blancs, qui, le nez collé sur son tableau Velleda, ferraille avec l’usage du participe passé.
La scène est iconoclaste, tendre, bouleversante et les passants ne s’y trompent pas, qui s’arrêtent en chemin, incrédules, esquissent un sourire. Ils n’en reviennent pas de voir cette assemblée si studieuse, si motivée – plusieurs dizaines d’élèves en ce milieu d’automne, plusieurs centaines l’été dernier – qui correspond si peu à l’image, misérabiliste ou menaçante, que les télés renvoient des migrants depuis des mois et des mois.
Pierre est si concentré sur ses terminaisons, le stylo braqué dans le faisceau du projecteur d’appoint, qu’il n’a pas senti venir les premières gouttes.
– Il pluie ! Il pluie !
Des cris joyeux fusent dans l’assemblée. Repli stratégique, cahiers trempés et mains gelées. Rendez-vous demain, même heure, même endroit. Au premier rang, Yacine, un Soudanais arrivé depuis quelques mois à Paris, ferme son anorak et reprend la direction de Sarcelles où il loge en foyer : comme lui, beaucoup de migrants viennent chaque soir de Paris ou de la proche banlieue, suivant leurs errances et leurs toits de fortune.
Sous la pluie fine, Baptiste Pelletan discute avec la petite équipe de profs volontaires. Cet ancien étudiant passé par le CNRS et le Muséum d’histoire naturelle est à l’origine de ces cours en plein air. L’idée n’est pas nouvelle mais elle a été développée avec une remarquable efficacité par Baptiste et quelques volontaires au sein du Baam, le Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants, une petite association née l’année dernière après l’occupation par plusieurs centaines de migrants du lycée Jean-Quarré, dans le 19e.
En un an, le Baam a essaimé des dizaines de cours de français, à Stalingrad comme dans tout Paris, bibliothèques, médiathèques ou associations servant de refuge. Et croyez-vous que Baptiste manque de volontaires ? C’est tout le contraire. Il consulte son Smartphone et parcourt ses tableaux Excel : « Du 17 octobre au 10 novembre, 262 volontaires se sont manifestés pour donner des cours ! »
La réalité est encore plus impressionnante quand on sait que 95 % des volontaires sont des femmes. La page Facebook du Baam et ses presque 10 000 mentions « J’aime » reflètent chaque jour cette féminisation de la solidarité envers les migrants. Une constante dans cette galaxie des bénévoles de Stalingrad : des cours de français aux distributions de repas, la mobilisation est très majoritairement féminine, ce qui s’accompagne de quelques réflexions machistes, bien grasses, y compris chez des militants mâles investis qui croient expliquer le phénomène : « Les Soudanais sont beaux mecs… », les femmes vont vers « les trucs de soins »…
Après l’évacuation, silence et place nette
Vendredi 4 novembre, six heures du matin. L’évacuation par 600 policiers et gendarmes, en direct live (la « mise à l’abri » dans le jargon de la préfecture de police de Paris) des quelque 4 000 parias dormant à même le sol entre le canal Saint-Martin, la rotonde de Stalingrad et l’avenue de Flandre a fait grand bruit dans les médias nationaux. Depuis, silence et place nette.
Les estafettes de gendarmerie garées près du canal de l’Ourcq ou boulevard de la Villette, en face du café le Tout va mieux (les poulets ont de l’humour), dissuadent tout rassemblement et toute éventuelle réinstallation. Le parterre central de l’avenue de Flandre a été grillagé, comme les abords du métro aérien. Les tentes Quechua ont laissé la place à des tables de ping-pong, des filets de handball, des sapins et des chalets de Noël.
Que reste-t-il de cette formidable mobilisation des voisins qui ont distribué depuis l’été des milliers de petits déjeuners, de repas, de vêtements, de duvets, de médicaments, de produits hygiéniques, de chaussures, de cartes téléphoniques ? En apparence, pas grand-chose. Si, quai de Seine, sur la promenade Signoret-Montand, quelques dizaines de mineurs et d’adultes longent le canal, les mains dans les poches, se dirigeant vers les tables dressées auprès de la sculpture monumentale en fonte, la bien-nommée Horizons suspendus. Il est 8 heures du matin, l’équipe de P’tit Dej’ à Flandre maintient encore son point de distribution : thé, baguettes, confiture, viennoiseries.
Ce n’est plus le rush de la rentrée quand le campement dantesque occupait la moitié de l’avenue de Flandre et que les P’tit Dej’ à Flandre servaient quotidiennement jusqu’à 800 personnes, mais il reste quelques primo-arrivants débarquant à Paris ou des migrants esseulés qui errent dans le quartier. On est à la mi-novembre. Claire Peslerbe ne cache pas son épuisement : depuis juillet dernier, cette assistante sociale est sur le front. Son engagement est d’autant plus remarquable qu’elle a démarré seule, elle qui habite avenue de Flandre et qui n’a tout simplement pas supporté, au retour de vacances, d’enjamber des corps, « certains enroulés dans des draps, à même le goudron, parfois sans sac de voyage ni tenue de rechange, comme tombés du nid ».
Claire se souvient de cet été comme d’un tourbillon, d’une aventure humaine extraordinaire dont elle semble ne pas s’être encore totalement remise : « Au début, on éprouve un sentiment de sidération et d’impuissance. Que faire ? Je prends mon courage à deux mains et j’aborde, devant chez moi – on était en juillet –, des Érythréennes et des Somaliennes pour discuter, de femme à femme. Quelques mots d’anglais. Je les invite chez moi à prendre une douche, à faire la lessive : elles ne voulaient pas déranger, s’asseyaient sur un coin de mon canapé, prenaient une serviette de toilette pour quatre, pour ne pas me gêner. Comment les aider, les orienter ? Je leur montre un plan de Paris, je réalise qu’elles n’ont aucune notion des distances, l’une connaît juste « Calais Ville » pour rejoindre « quelqu’un à Leeds », l’autre veut filer vers l’Allemagne. Je leur montre des vidéos pour voir combien c’est dangereux de franchir la Manche… Totalement inutile, ça ne leur fait pas peur du tout ! Un peu à cours d’idées, je leur demande ce qui leur manque le plus. Elles me répondent sans hésiter : « La musique ! » On va sur Internet, on écoute des chansons, on trouve des recettes de cuisine de chez elles. C’était gai, elles étaient folles de joie… »
Début août, le lave-linge de Claire tourne à plein régime. Imitant ce qu’elle a vu fonctionner quai de Jemmapes avec les Afghans, elle entreprend de servir le petit déjeuner, tous les matins, sur le banc, en face de chez elle. Deux semaines durant, seule, elle descend son seau de thé, ses baguettes et ses pots de confiture qu’elle distribue pendant une heure ou deux avant d’aller au travail. Des migrants coupent le pain, donnent un coup de main. Au cours de l’été, l’aide des voisins arrive, spontanée et bienvenue (« Trente euros par jour, je commençais à être un peu juste… », rigole Claire).
C’est alors que le miracle de P’tit Dej’ à Flandre se produit. Peut-être un sociologue étudiera-t-il un jour comment naissent ces chaînes de solidarité, en dehors de toute association constituée, de tout réseau organisé. De l’initiative solitaire de Claire est né en effet un réseau de 170 personnes. Des volontaires du quartier qui ont donné leur adresse mail pour se lever à l’aube, pour distribuer des milliers de petits déjeuners jusqu’à l’évacuation du 4 novembre.
Jérôme Musseau, jeune prof de sciences, un des piliers de ce mouvement spontané, a monté la page Facebook et ouvert une cagnotte qui a récolté 10 000 euros en quelques semaines : « Je ne suis pas un bénévole-né mais un jour ça arrive devant chez vous. Vous vous dites : “Ça me fait chier, j’ai autre chose à faire.” Mais vous y allez. Ensuite, vous êtes happé par le mouvement, c’est comme une drogue. » Un mouvement spontané mais aussi très organisé. Le concret prime. Besoin de figures tutélaires. Il faut être rigoureux, au prix de quelques mini-engueulades, tout en restant accueillant pour les nouveaux.
Laurent, Fabienne, Jean-Baptiste, Éric… Tous ont vécu peu ou prou cette douce euphorie, emportés par la solidarité de voisinage, un sentiment comparable à ce qui se joue dans les plus forts mouvements de grève. C’est tout votre environnement qui se réveille : le boulanger de la rue Curial et une dizaine de ses collègues qui offrent leurs baguettes, le supermarché du quartier qui ouvre ses portes pour une collecte de marchandises, un restau d’entreprise qui chauffe les seaux d’eau, les caves qu’on réquisitionne pour entreposer la marchandise, les cours d’immeuble pour laver les tentes…
Bref, c’est la géographie humaine et affective de votre quartier qui change, des voisins que l’on découvre. Depuis l’évacuation du 4 novembre, Jérôme évoque, en plaisantant à moitié, son « réfugiés blues ». Claire dit un peu la même chose : « Au début, face à cette détresse, vous ressentez un sentiment d’inhibition et c’est normal. Quand vous arrivez à le dépasser, vous vous dites : “Mais pourquoi j’ai pas fait ça avant ?” »
Tenir le quartier la tête haute
Exemplaire et sans nuage, la solidarité avenue de Flandre ? Évidemment non. Il y a le jeu trouble des passeurs et des réseaux organisés qu’on devine sans vraiment comprendre. Il y a des pétitions qui fleurissent pour respecter « l’égale dignité » (sic) des migrants et des riverains excédés, la mairie qui tarde à fournir le minimum vital, des robinets, des pissotières : « Les élus jouent la politique de l’autruche pour ne pas perdre d’électeurs, une lâcheté évidente », peste Claire. Les injures, les « salopes » lancés par des passants irascibles. Les commerçants qui râlent pour leur chiffre d’affaires.
Et puis, au sein même du groupe, il y a aussi les ego à gérer et les « pets aux casques » de chacun, comme dit avec humour l’initiatrice de P’tit Dej’ à Flandre : « On peut se regarder dans la glace, on sait au nom de quelles valeurs on agit, mais ne soyons pas dupes : entrent aussi en jeu des motivations personnelles, un besoin de reconnaissance, l’envie de se faire plaisir… et c’est normal. »
Le groupe P’tit Dej’ à Flandre est loin d’être un cas unique à Stalingrad. D’autres ont lancé des distributions spontanées. On a vu des breaks arriver de banlieue, ouvrir leur coffre et sortir des marmites fumantes. La Cuisine des migrants, un autre grand groupe de voisins solidaires, donne des milliers de repas depuis le printemps. Il y a aussi des personnages d’exception, comme cette jeune retraitée, un des piliers du quartier, qui a hébergé chez elle jusqu’à six migrants dans son trois-pièces. Son séjour est rempli H24 de sacs à distribuer.
Bien sûr, il y a les grandes ONG, Emmaüs, la Croix-Rouge, les Restos du cœur, Médecins du Monde, la mosquée de la rue de Tanger, les très nombreuses associations musulmanes et les adventistes de l’ONG Adra avec ses milliers de repas du midi, qui sont là toute l’année, tournent avec leurs maraudes. Mais les voisins, à Stalingrad, ont eu le sentiment depuis cet été de battre le pavé et de tenir leur quartier la tête haute.
« Vous êtes de quelle association ? » s’entend dire régulièrement l’équipe. D’aucune. Ils ont jusqu’ici repoussé le moment de se structurer. Pas de président(e). « Se ranger dans le milieu associatif », Claire en est persuadée, « c’est un peu se normaliser. On est inclassables, c’est notre force et on préfère peser en tant qu’électeurs-citoyens. »
Merci à Siné Ménsuel
Source: http://www.sinemensuel.com/reportage/paris-quand-la-solidarite-fait-boule-de-neige/