Par Stéphane Hairy pour Le 4ème singe
Avant de commencer la lecture de cet article, nous vous invitons à regarder la carte des propriétaires des médias réalisée par ACRIMED
La fabrique du réel
En 1988, Noam Chomsky et Edward Herman publiaient le livre « la fabrique du consentement ». Ce livre proposait une grille d’analyse des méthodes de propagandes des médias de masse et nous proposait une déconstruction magistrale du « quatrième pouvoir ». Presque trente ans plus tard, leurs analyses restent toujours d’actualité et l’excellent documentaire « les nouveaux chiens de garde » nous montre que cette « fabrique » est loin d’être de l’histoire ancienne. Dans cet article, je propose une réflexion complémentaire, car je ne suggère pas seulement une fabrique du consentement, qui est maintenant bien connue, mais une autre, bien plus subtile, celle du réel.
Dans sa plus large définition, le terme « média » définit un moyen de diffusion, ce moyen peut être employé de diverse manière. Par exemple, pour diffuser une information neutre à but strictement informatif, pour défendre une vision du monde, un point de vue, une idéologie, pour vendre un produit ou encore pour divertir. Ces multiples usages en font un outil à la fois subtil, car les limites entre ces différentes utilisations sont floues et à la fois puissant, puisqu’il permet d’atteindre une multitude de personnes.
Ce que la déontologie journalistique impose en terme de rigueur et de précaution sur le traitement de l’information, crée en conséquence un positionnement particulier pour celui qui reçoit cette information. En apportant aux gens ce qui est vrai, ce qui se passe réellement, ce qui est censé être objectif, cela crée un phénomène psychologique singulier.
Celui de nous créer une réalité dans laquelle nous sommes censés vivre. Un monde préfabriqué par le « vrai » et le « réel » médiatique. Car il ne s’agit pas seulement d’un moyen de fournir une information neutre et objective, mais aussi de distiller dans l’esprit des lecteurs/spectateurs/auditeurs une manière de voir le monde, un point de vue sur le monde. Ce point de vue – plus ou moins assumé – selon les médias est une manière de créer le réel.
Par conséquent, un propriétaire d’un média propose aussi sa vision du monde et défend ses intérêts par le biais de celui-ci. Quel avantage aurait-il, sinon, d’acheter un média au vu de la faible rentabilité de ces derniers ?
En tant que média alternatif, nous ne dérogeons pas à cette règle, bien que notre situation soit bien différente. Seulement, contrairement à certains médias dits « dominants », nous préférons assumer ce rôle, car nous sommes conscients de notre subjectivité et de notre incapacité à prétendre définir le réel. Ici, au 4ème singe, nous vous donnons notre manière de voir le monde, qui n’est pas la réalité du monde. Et ceci est important à préciser. Nous ne saurions être objectifs, pas plus que Le Figaro, Le monde, TF1 et consorts, qui ne le sont pas non plus, mais qui prétendent l’être.
Lorsqu’un média (quel qu’il soit) prétend montrer la « réalité » du monde, il use d’une manipulation conceptuelle dont l’esprit humain semble assez vulnérable. En effet, cette manière de présenter l’information et le travail journalistique sous-tend l’idée que le réel nous est montré, que la vérité nous est révélée. Cette vérité, cette réalité, prétendument disponible pour chaque citoyen, relève – à mon sens – d’une erreur philosophique majeure. L’oubli de l’inconnu !
L’inconnu nous empêche de pouvoir définir le réel
Pour définir le réel et prétendre à la « vérité », il nous faut, pour nous, simples humains, connaître l’étendue des paramètres concernant un objet d’étude. Si nous parlons d’agriculture par exemple, il nous faut connaître absolument tous les paramètres interagissant avec l’objet d’étude pour en déterminer le réel fonctionnement et pouvoir en déduire les améliorations à effectuer. Ceci nous permettrait de défendre objectivement un système agricole plutôt qu’un autre, par exemple. Or les paramètres à prendre en compte sont impossibles à connaître dans leur totalité, pour la simple raison, qu’il y a certainement des choses que notre science et nos savoirs empiriques n’ont pas encore découverts. L’inconnu est alors la frontière de la connaissance. Cette frontière existe bel et bien, preuve en est que nous continuons de faire des découvertes scientifiques régulièrement.
La prise en compte de l’inconnu, qui ne nous permet pas d’être certain qu’une chose fonctionne réellement comme nous le pensons et pas autrement, devrait calmer nos ardeurs de « vérité », de « réalité », « d’objectivité » et de tout autre mot-concept utilisé pour réduire notre réflexion sur l’information colportée. Et pourtant, il s’agit bien du contraire qui se produit quotidiennement. Nous sommes abreuvés d’informations nous montrant la « réalité » du monde, des analyses « incontestables » et des versions « objectives et non négociables » des faits rapportés par les médias dominants. À croire que la prétendue vérité est plus vendeuse que le doute et, surtout plus acceptable.
L’objectivité journalistique, mirage aux alouettes ?
L’objectivité est un des fondements du journalisme moderne et signifie que le journaliste doit faire abstraction de ses jugements de valeur afin de fournir une information la plus proche possible de la réalité. C’est le positionnement théorique que prétendent avoir les journalistes. En pratique, cette objectivité doit faire face aux contraintes économiques du journal, aux pressions diverses, aux propriétaires des médias et au conditionnement psychologique, culturel, social et moral des journalistes eux-mêmes. Cet idéal semble donc difficilement réalisable dans un monde clairement dominé par l’argent, où aucun média de masse n’est indépendant et où les humains qui y travaillent ne sont épargnés des conditionnements cités précédemment.
Une démarche réellement objective demanderait un travail sur soi hors du commun, car il faudrait être capable d’analyser une chose en dehors de tout référentiel subjectif, c’est-à-dire en dehors de tout référentiel propre à l’individu. L’astuce serait de se baser sur une méthodologie par exemple, une méthodologie humaine, donc. Un casse-tête sans nom…
Et pour vous imager la chose, prenons un exemple très simple. Notre perception visuelle nous permet de voir le ciel d’une couleur bleue. Mais objectivement, le ciel n’est pas bleu, sa couleur dépendra des capteurs que vous possédez qui transformeront l’onde électromagnétique en perception de couleur. Alors que dire des valeurs morales, des courants philosophiques, de l’objectivité elle-même ? Toutes ces choses représentent-elles la réalité ? Ou sont-elles seulement des concepts humains ?
L’objectivité défendue par les journalistes semble mieux représentée par l’objectivisme. Il s’agit d’une doctrine philosophique théorisée par Ayn Rand, qui suggère que les individus sont en contacts directs avec la réalité par le biais de leurs perceptions, ce qui leur permet de créer des concepts en fonction de cette réalité et donc de la comprendre. Chose étonnante, cette doctrine stipule que le seul système social compatible avec cet objectif moral est le laissez-faire capitaliste. Elle est de ce fait assez proche de la doctrine libertarianiste.
Nous comprenons aisément les raisons qui poussent ces médias à utiliser cette posture philosophique. Car il devient alors possible de créer le réel par le biais de l’information qu’ils diffusent. Car ce qui est vrai ne peut être contesté.
Derrière le réel, l’argent
Quel est le rapport entre l’argent et le réel ? Il apparait logique de penser que les propriétaires de médias possèdent un levier intéressant d’orientation de l’opinion publique. Il est pourtant nécessaire de préciser qu’il est difficile de quantifier réellement l’impact d’un média sur les décideurs et sur l’opinion publique. Néanmoins, il est probable que l’achat de médias par de riches entrepreneurs ne soit pas le fruit d’un investissement juteux, car peu rentable, mais plutôt d’un investissement à visée politique ou propagandiste. Ainsi, il est possible d’envisager certains aspects d’un média en analysant son financement, mais cela ne suffit pas. L’analyse des informations diffusées sur une longue période et par catégorie nous permet de nous faire un avis plus abouti. Par exemple, la manière dont sont orientées et traitées les informations sur la géopolitique, la politique, l’économie, l’écologie, l’éducation, etc. Cela pourrait nous donner un aperçu plus complet de la stratégie de communication employée, de leurs intérêts et de leurs points de vue sur le monde.
Si l’on considère la richesse des propriétaires de ces médias, les subventions que touchent leurs médias, les publicités et autres abonnements leur permettant de déployer des sommes considérables d’argent. Il est indéniable que l’argent semble être le moyen idéal qui permet la pérennité de ces médias. Et pourtant, les médias dits « alternatifs » semblent leur tenir tête. Alors pourquoi ?
Pas de moyens, mais un avis tranché, assumé
Ce qui caractérise bien souvent un média dit « alternatif » est son positionnement idéologique, voire philosophique, ainsi que son financement. Contrairement aux médias « dominants », qui prétendent être objectifs et donc neutres dans le traitement de l’information. La plupart des médias alternatifs ont une orientation politique et une vision du monde plus ou moins clairement établie, mais en tout cas, explicite et revendiquée. L’orientation que prend leurs publications est quasiment toujours engagée ou très imprégnée par leurs idéologies, philosophies politiques et le travail fourni l’est bien souvent de manière bénévole. Cette manière de travailler ne doit en aucun cas faire abstraction du recoupement d’information, de la vérification des sources, etc. Le but étant toujours le même, faire un travail honnête sur un sujet donné.
Si nous prenons notre média comme exemple, nous diffusons de l’information « engagée » depuis 5 ans. En cinq années d’existences, nous avons pu diffuser de l’information avec une équipe entièrement bénévole, sans aucune rémunération, ni aucune rentrée d’argent. Les seuls achats effectués (caméras, micros, trépieds) l’ont été de notre poche ! Ça n’est que très récemment que nous avons décidé de nous inscrire sur la plateforme Lilo, qui nous a permis de récolter, attention ! la bagatelle d’une centaine d’euros étalée sur un trimestre. Pas de quoi faire la révolution.
Ceci étant, notre objectif n’a jamais été de tenir une position objective, censée vous montrer ce que devait être la réalité, ou la vérité. Nous sommes subjectifs dans notre manière de gérer et traiter l’information et nous l’assumons pleinement. Non pas, par facilité de notre part, mais tout simplement parce qu’il est humainement peu probable de maintenir sur la durée une posture objective. Et enfin parce que nous prenons en compte l’inconnu, celui qui nous fait dire que nous n’avons pas tous les paramètres en mains et que de ce fait, il est logique que nous puissions nous tromper.
Un nouveau contre-pouvoir ?
Comme vous l’avez compris, nous ne nous cachons pas derrière une prétention d’objectivité. Nous avons un avis sur les sujets que nous abordons et nous pensons que cela est vertueux, car cela permet la contre argumentation de nos dires. Contrairement à une vision prétendument objective du monde revendiquée par les médias de masse. Vision qui ne permet pas la contradiction. Comme vous l’avez sans doute compris, si vous n’êtes pas d’accord avec ce qui est dit dans les médias, vous êtes soudainement complotistes, révisionnistes, conspirationnistes, etc.
Dans ce cadre, un média alternatif fait office de voix « dissonante » avec l’information de masse, il s’agit d’un contre-pouvoir que les médias dominants semblent avoir délaissé et ceci pour des raisons tout à fait logiques et explicables : les intérêts des propriétaires sont divergents avec ceux des citoyens et convergents avec le maintien d’un système qui leur a permis d’être là où ils sont. M. Dassault, M.Lagardère ou la famille Bouygues n’ont pas beaucoup d’intérêts à dénoncer ce système qui a permis leurs enrichissements.
Pour cette raison, un contre-pouvoir est toujours décrié par le pouvoir en place (qu’il soit économique ou politique) et sera considéré comme « peu sérieux », « malhonnête » ou « propagandiste », par les opposants de ce contre-pouvoir n’ayant pas intérêt que ce dernier se développe et obtienne une audience trop importante. Il est donc fortement probable qu’Internet soit – en ce moment – le terrain d’une guerre de l’information plus acharnée que jamais dont on perçoit les prémisses actuellement.
De la plume à la souris
L’outil Internet permet de faire ce qui était impossible il y a quelques décennies, car chaque citoyen peut devenir en quelques clics et avec du temps un vecteur d’information important, qui sera jugé par la communauté d’internautes suivant la qualité de son travail.
Avant cet outil, l’information était cantonnée aux médias de masse et quelques journaux locaux. Il s’agissait d’une information de type « producteur-spectateur » où il était quasiment impossible de vérifier le contenu des informations pour un citoyen lambda. Le temps d’investigation devait être considérablement long et nécessitait de se documenter via les bibliothèques, les ouvrages spécialisés, les archives, etc. La création d’un nouveau média demandait du temps et de l’investissement financier, il était donc souhaitable d’en faire son métier. Dans un tel système, l’information diffusée au grand public est « maitrisable » et quasiment invérifiable pour les téléspectateurs, auditeurs et lecteurs.
Aujourd’hui tout a changé, nous sommes entrés dans une ère de l’information de type « producteur-acteur ». Tout le monde peut vérifier s’il en a le temps et l’envie, les informations données par tel ou tel média, nous n’avons jamais eu accès à autant d’informations et pourtant certains d’entre nous continuent de consommer l’information comme des téléspectateurs. Sans rien vérifier, sans prendre le temps de regarder dans le détail, un simple réflexe de consommation et c’est tout à fait normal. Nous avons été trop longtemps habitués à être passifs face à l’information et à « faire confiance ». Les journalistes étant censés faire le travail de recoupement, de vérification des informations pour nous. Nous avons délaissé cet énorme pouvoir entre les mains de médias appartenant à une élite et nous rêvions qu’elle soit bienveillante envers nous. Il serait temps de nous réveiller.
La guerre de l’information
Les fameuses « fausses nouvelles » qui auraient rendu possibles l’élection de Trump (une assertion invérifiable qui semble être admise par tous), l’ère de la « post-vérité », les médias « complotistes », montrent un futur de l’information qui risque d’être mouvementé. En effet, ces différents discrédits nous suggèrent que cette notion particulière de « vérité » semble être le cœur de la bataille.
Une opposition qui n’a pas lieu qu’entre les médias dominants et alternatifs, il s’agit d’une époque où les états s’opposant sur l’échiquier géopolitique usent et abusent de l’outil Internet pour distiller des informations propagandistes qu’il est bien souvent difficile d’analyser et de contextualiser. On parle dans ce dernier cas de « gestion de la perception », il s’agit d’une doctrine militaire consistant à fabriquer une réalité fondée sur de fausses informations, cette méthode fût développée par l’armée américaine et est encore utilisée actuellement. Voici quelques points essentiels de cette doctrine pour que vous puissiez vous rendre compte des méthodes utilisées :
- Préparation — Avoir un but bien défini et savoir quels résultats idéaux vous voulez obtenir des gens.
- Crédibilité — Assurez-vous que votre information est consistante, argumentée. Utilisez les attentes, ou les préjugés pour augmenter votre crédibilité.
- Support à multiples directions — Ayez de multiples arguments et des faits fabriqués pour renforcer votre information.
- Contrôle centralisé — tel un ministère de la propagande ou un bureau dédié.
- Sécurité — La nature de la campagne de tromperie n’est connue que de quelques-uns.
- Adaptation — La campagne de tromperie s’adapte et change à chaque fois que nécessaire avec le temps.
- Coordination — L’organisation (ou le ministère de la propagande) est créée selon un modèle hiérarchique afin de maintenir un apport consistant et une bonne synchronisation à la diffusion de l’information.
- Dissimulation — Toute information contredisant la version officielle, ainsi que leurs sources doivent être détruites.
- Déclarations mensongères — Fabriquez la vérité.
Si vous souhaitez plus d’informations sur le sujet, c’est par ici, ici et là. Il s’agit d’une stratégie parmi tant d’autres et dans un contexte géopolitique mouvementé qui ne risque pas de s’atténuer – à cause notamment de la raréfaction des ressources non renouvelables -, nous allons devoir subir cette guerre non dite que beaucoup ignorent. De cet état de fait, il me parait essentiel de considérer l’information comme un élément indispensable à l’émancipation humaine de ce système aliénant. Cette information que nous pouvons regarder en spectateur, mais que nous pouvons nous aussi créer. Alors, créons ! Ne laissons plus l’information aux mains de ces quelques milliardaires. Ne les laissons plus créer notre « réalité ». Créons la nôtre !
Enfin, pour finir, voici une vidéo sur les agences de presse qui mérite un petit détour.