Ici, on donne naissance à ses rêves. Bienvenue sur l’île du Platais, fief de l’association Mainstenant, à très exactement 36 kilomètres du centre de Paris, soit une vingtaine de minutes en train de la gare Saint-Lazare. Arrivée à Villennes-sur-Seine, je quitte la terre ferme pour traverser le fleuve et pénétrer dans un autre monde répondant au doux nom de Physiopolis. « Les gens débarquent souvent ici en chuchotant tellement le lieu est calme et paisible », raconte Camille WindBlüme, la trésorière et co-fondatrice de Mainstenant.
Cette association veut créer des écolieux pour se réapproprier les territoires abandonnés et « faire la démocratie plutôt que regarder passivement le monde faillir » comme le proclame le site. Il s’agit de créer des chantiers à dimension sociale et éducative pour l’insertion et l’émancipation de tous. Des lieux de vie, d’échange, de transmission des savoirs, des lieux pour réapprendre à vivre ensemble, « pour construire la suite du monde », sourit Nicolas Voisin, président de l’association.
Faute de pont, il n’y a pas de voitures sur l’île du Platais : le vélo s’avère le meilleur compagnon du visiteur pour sillonner les étroites allées bordées de cabanes et de bungalows, parfois à l’abandon. Arrivé au bout de ce « village » il faut franchir un portail pour découvrir le « clou » de la visite : le site de l’ancienne piscine.
Un serpentin d’un bleu laiteux se détache sur le cours sombre de la Seine. Ce toboggan est l’un des vestiges les plus fascinants de cette ancienne piscine, construite à l’emplacement du chalet d’Émile Zola. Au XIXe siècle, le célèbre écrivain est tombé amoureux du lieu et a décidé d’y installer un kiosque norvégien, provenant de l’Exposition de 1878 et transporté à grands frais. Il a été démoli en 1935 pour laisser place au dit bassin. Ce sont les frères Durville qui ont compris le potentiel touristique du site. En 1928, ils créent le camp naturiste dePhysiopolis, qui proposait aux Parisiens de découvrir les joies de la baignade dix ans avant les premiers congés payés. Bourvil et Jacques Brel ont utilisé l’une des 240 cabines de bain pour enfiler leur maillot avant de piquer une tête dans la piscine.
Aujourd’hui, les ruines sont envahies par la végétation, rendant l’endroit d’autant plus enchanteur qu’il est nimbé d’une douce lumière automnale, réfléchie par d’immenses platanes, véritables gardiens des lieux. Un décor de cinéma très photogénique, qu’on ne se lasse pas d’admirer sur l’Instagram de Mainstenant. Je croise des membres d’un groupe de rock venus tourner des images pour leur prochain clip. Et ils ne sont pas les premiers à s’être laissé envoûter par la magie de l’île.
Dans le bassin rempli d’algues flottent quelques bouteilles en verre. « Nous y avons glissé des messages afin qu’ils soient emportés par le fleuve lors de la prochaine crue », me glisse Nicolas Voisin. Les inondations sont une menace permanente qui plane sur Platais, interdisant toute construction pérenne. Avant la tempête Xynthia de 2010, certains propriétaires avaient édifié des cabanes plus confortables, avec eau et électricité. Mais depuis, on ne peut que réhabiliter les surfaces existantes : plus aucun permis de construire n’est délivré, comme partout en France en zone inondable. Comment se projeter sur le long terme en sachant que tout ce qui sera construit ici pourra être emporté par les eaux ? Ce paradoxe n’inquiète pas les membres de Mainstenant. « Les grandes crues ont lieu tous les dix à quinze ans, soit une fréquence assez faible. La dernière, en juin 2016, a duré dix jours. Aujourd’hui, il existe des systèmes d’alerte efficaces. En quelques jours, nous aurons le temps de tout évacuer », assure Nicolas Voisin. Autre sujet de préoccupation : le projet de construction d’un complexe hôtelier sur le site de l’ancienne piscine. Mais les obstacles administratifs s’enchaînent pour le promoteur, notamment le classement des cabines de bains au patrimoine national et le véto de Pierre Bergé, qui aimerait construire un musée en face. Bref, le temps joue en faveur de Mainstenant.
La plupart des co-fondateurs du collectif se sont rencontrés à Nuit Debout Paris. Mais occuper les places ne leur suffisait plus. Il fallait un projet concret pour utiliser les réseaux et les rencontres noués République. Car pas question de travailler seul dans son coin. Estimant qu’il faut mettre en commun les compétences, les membres de Mainstenant s’emploient à créer des liens avec d’autres collectifs, soit une quinzaine d’associations, d’architectes, d’urbanistes, d’agronomes etc, ainsi que le réseau Babylone, qui permet de partager les savoir-faire. « Un côté « convergence » appris à Nuit Debout », souligne Mathieu Lavergne, secrétaire, un des neuf co-fondateurs. « Le but n’est pas d’être au pilotage de tous les lieux, mais de créer un modèle réplicable pour transmettre nos idées et nos expériences », poursuit Nicolas. Leur expérience servira de matière première à la rédaction d’un rapport qui sera envoyé l’année prochaine à tous les maires de France, afin de les convaincre de redonner vie aux lieux abandonnés.
L’association a déjà acheté son premier bungalow en fibrociment, qui mesure seulement 3 mètres sur 2 et ressemble de loin à un tipi. Prochaine étape : sa rénovation, la création d’un jardin partagé et l’achat de trois ou quatre autres cabanes qui pourraient abriter une boulangerie participative, une grainothèque ou encore un local pour outils partagés. Afin de subventionner le projet, l’équipe va lancer plusieurs financements participatifs, pour un budget total de 250 000€. De quoi devenir propriétaire à Platais, acheter une flottille de bateaux pour explorer les berges et îles du fleuve, et co-financer la première école buissonnière à Esbly.
Car Platais n’est pas le seul lieu repéré par le collectif. À l’est de Paris, à Esbly, il a jeté son dévolu sur une autre piscine municipale, cette fois sur la Marne. Un site abandonné depuis 1999 qu’ils surnomment « l’isle magique ». Les architectes de l’équipe planchent sur la réhabilitation des bâtiments existants, qui pourraient être rénovés dans le cadre de chantiers de réinsertion sociale par le travail. Les plans sont presque terminés et permettent déjà de rêver : des jardins de permaculture et une mini-ferme ainsi que des salles de classes accueilleraient les enfants des environs pour des ateliers éducatifs sur l’agriculture urbaine et l’alimentation. Un espace de co-working permettrait aux créatifs de se retrouver pour imaginer et concevoir ensemble des nouveaux projets. En somme, des lieux d’innovation et d’éducation situés aux portes de Paris. Esbly comme Platais sont en effet facilement accessibles depuis la capitale en transports en commun. Un élément primordial dans la philosophie de Mainstenant : pas question de se couper du monde pour faire pousser des poireaux au fin fond de la France ! Au contraire, les membres du collectif veulent relier les métropoles et les campagnes, prouver que celles-ci peuvent nourrir les citadins et éduquer autrement leurs enfants. Se reconnecter avec la nature, prendre le temps de vivre, de se nourrir autrement, de penser et d’éduquer différemment : l’idée n’est pas nouvelle et trotte dans la tête de beaucoup de citadins (souvent parisiens).
Mais pour « construire la suite du monde », il ne faut pas attendre l’avènement d’une future révolution ou espérer que le changement vienne d’en haut. Ceux qui veulent changer les choses et construire des alternatives retroussent déjà leurs manches et lancent des projets, à l’image de Mainstenant. C’est en touchant l’utopie du bout des doigts qu’on réalise qu’elle peut prendre vie.
L-A