Par Arnold August (*)
À partir de ses études secondaires jusqu’aux années 1950, Fidel Castro s’est familiarisé avec les travaux et les activités de José Martí, parmi ceux d’autres combattants cubains du XIXe siècle qui ont lutté pour obtenir la justice sociale et l’indépendance de l’Espagne. Fidel avait lu tous les 28 volumes de José Martí. Il avait aussi étudié les travaux et les activités pratiques de Marx, d’Engels et de Lénine.
Il avait analysé la Révolution bolchevik pour laquelle il gardait un profond respect. Au cours de cette période initiale de sa remarquable évolution autodidacte, il a vécu et été politiquement actif non seulement à Cuba, mais aussi dans d’autres pays latino-américains, dont la République dominicaine. Les traditions et la pensée révolutionnaires de toute cette région étaient aussi imprégnées dans sa mentalité. Elles occupaient ses pensées à mesure que sa volonté politique même le transformait rapidement en un révolutionnaire prêt à donner sa vie pour la cause des démunis. Son besoin intense de se familiariser avec les divers courants de pensée et l’action politique cubaine et internationale l’a habité toute sa vie durant.
L’héritage de Fidel repose, entre autres, dans cette capacité singulière de lier la théorie et la pratique. Il l’a fait, compte tenu de la longévité historique sans précédent de son aventure politique, comme aucun autre révolutionnaire du XXe siècle et du début du XXIe. Gabriel García Márquez, une figure emblématique de la pensée latino-américaine qui connaissait très bien Fidel, avait écrit que Fidel était « l’antidogmatiste par excellence » (« Un portrait personnel de Fidel Castro » dans Fidel Castro, Fidel : Mes années de jeunesse, Stanké, Outremont, 2003). Il vaut la peine de s’arrêter et de réfléchir sur cette estimation de l’étendue de l’antidogmatisme de Fidel.
Che Guevara a vécu et combattu avec Fidel au milieu de la Sierra Maestra et après le triomphe de 1959. En Bolivie, le 26 juillet 1967, jour anniversaire de l’attaque de la Moncada, Che parlait, dans son journal bolivien, « de la portée du 26 juillet, une rébellion contre les oligarchies et contre les dogmes révolutionnaires » (Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie, Mille et une Nuits, Paris, 2008).
Oui, vous avez bien lu : « les dogmes révolutionnaires ». Fidel et le mouvement qu’il dirigeait ont dû aller à contre-courant de la gauche dominante de l’époque à Cuba, en ouvrant la voie à une lutte armée par l’attaque de deux casernes de Batista, dont la Moncada. Par conséquent, cette rébellion était aussi une révolte contre cette ancienne gauche incapable de saisir le moment historique. Du point de vue de la gauche, l’attaque de la Moncada n’était pas « politiquement correcte ». Une certaine gauche, à la fois cubaine et internationale, a qualifié Castro de « petit bourgeois putschiste » pour l’attaque d’avant-garde de la Moncada.
Elle était soi-disant injustifiée pour les adeptes des « manuels » marxistes qui considéraient ces écrits comme une vérité dogmatique figée dans le temps et dans l’espace, plutôt que comme un guide pour l’action. Fidel a complètement réinterprété la pensée et l’action révolutionnaire. Les stratégies et les conditions des bolcheviks étaient différentes de celles qui prévalaient à Cuba dans les années 1950 et qui ont conduit au triomphe de la Révolution en 1959. À Cuba non plus, la situation n’est pas la même aujourd’hui qu’elle l’était en 1959. Seule une révolution purgée du dogmatisme, comme la Révolution cubaine, peut trouver sa voie dans un monde en mutation constante.
Dans les années 1950, il a rallié à la cause les tendances de la gauche récalcitrante à Cuba. Il l’a fait par ses actions lors du Mouvement du 26 juillet, son esprit de sacrifice et une pensée politique nouvelle. Cette dernière est manifeste dans son discours « L’histoire m’acquittera », qu’il a présenté à sa défense au procès à la suite de sa capture, après l’échec de la Moncada. Tous ces éléments combinés ont ébranlé Cuba dans ses fondations, une réussite que seuls un penseur autonome et ses collaborateurs pouvaient atteindre.
Le reste appartient à l’histoire. Vraiment ? Non. Combien de fois Fidel Castro a-t-il dû naviguer à contre-courant et sortir Cuba d’un désastre sans issue ? Un seul exemple, il a refusé de suivre les réformes de Mikhail Gorbachev et sa capitulation devant les É.-U., en 1991. En fait, il avait même prévu l’effondrement de l’URSS deux ans avant qu’il ne survienne. Où cette résistance requise à la vie et à la mort et cette défiance sont-elles explicitement exprimées dans les travaux de Marx, de Lénine ou de José Martí ?
Certes, ces figures politiques faisaient toutes preuve des principes, de la pensée, de l’abnégation et du dévouement à la cause du peuple qui s’imposent dans ces difficultés imprévues. Néanmoins, malgré cet héritage du XIXe siècle et du début du XXe, dans le terrain inconnu, orageux et menaçant de la fin des années 1980 et 1991, les révolutionnaires cubains ont dû trouver par eux-mêmes le moyen d’aller de l’avant. Les É.-U. attendaient dans les coulisses en se frottant les mains à l’idée que Cuba s’alignerait. Où en serait Cuba aujourd’hui si elle n’avait pas mis le frein à cette époque, en demeurant fidèle à sa tradition antidogmatiste, et en se laissant ainsi guider par de nouvelles idées et de nouvelles orientations ?
L’héritage de Fidel réside donc dans sa capacité de lier la théorie et la pratique, ou la pratique à la théorie, par une analyse concrète de situations concrètes. L’« analyse » présuppose un point de vue théorique, d’accord; cependant, cette perspective appliquée à des « situations concrètes » signifie prêter attention au monde réel et saisir le moment opportun selon les besoins et les aspirations de la grande majorité du peuple cubain à n’importe quelle période donnée. La capacité d’allier intrinsèquement et invariablement les deux permet de produire un révolutionnaire tel que Fidel.
Certains diront qu’en considérant de cette façon le leadership exemplaire de Fidel sur la théorie et la pratique, on singularise Fidel et on personnalise de ce fait la Révolution cubaine au détriment du rôle joué par le peuple et ses collaborateurs. Rien n’est cependant plus éloigné de la vérité. Sur quoi repose le succès d’une analyse concrète de situations concrètes sinon sur le peuple ? Les conditions concrètes font référence au peuple démuni et à sa marche incessante. La théorie et la pratique sont inséparables quand il s’agit de Fidel.
En plus de cette leçon de méthode, ces réalisations concrètes, telles qu’on les trouve dans ses déclarations sur la myriade de problèmes intérieurs et internationaux, font aussi partie de son héritage. Par exemple, en 2001, il disait : « Révolution c’est le sens du moment historique; c’est changer tout ce qui doit être changé. » Cela donnait au peuple cubain une orientation politique pratique au quotidien. De même, en 2005, dans un discours concernant des difficultés intérieures, il avait dit : « Ce pays-ci peut s’autodétruire; cette Révolution peut se détruire. Ceux qui ne peuvent pas la détruire, ce sont eux [les puissances étrangères]; nous, en revanche, nous pouvons le faire et ce serait notre faute. »
À propos de la complexe question des relations Cuba–É.-U. depuis le 17 décembre 2014, Fidel a fait part de ses opinions à plusieurs occasions. Elles ne sont pas seulement pertinentes, mais aussi nécessaires pour guider la politique cubaine aujourd’hui et à l’avenir, de même que pour conscientiser les peuples progressistes partout dans le monde concernant cette affaire internationale litigieuse.
On ne doit pas surestimer le rôle d’un individu dans l’histoire, mais c’est aussi trompeur de le sous-estimer. À titre d’exemple, Darwin était un naturaliste qui a élaboré les théories de l’évolution et de la sélection naturelle. Il a rompu avec la tradition en analysant les travaux des autres scientifiques qu’il a pris en considération et le plus important, en faisant sa propre interprétation de la nature.
De façon similaire, Marx a suivi la même voie pour établir ses découvertes sur la pensée politique et sociale. Bien que je ne compare pas Fidel à Darwin ou à Marx – il serait le dernier à admettre une telle comparaison injustifiée –, l’idée du rôle déterminant d’un individu pour ouvrir des sentiers jusque-là inexplorés en articulant la réflexion à la situation s’applique à Fidel. Il représente l’archétype exceptionnel du XXe siècle et même à un stade avancé du XXIe siècle, car sa pensée et son exemple seront valables pour au moins plusieurs décennies du siècle présent.
Fidel était un homme politique qui pensait par lui-même, son approche étant basée, d’abord et avant tout, sur des principes révolutionnaires. Il était un antidogmatiste par excellence pour qui la théorie et l’évolution pragmatique du peuple cubain étaient si étroitement liées l’une à l’autre qu’elles devenaient indifférenciées individuellement. Il a réussi dans cette voie plus longtemps que n’importe qui d’autre, des années 1940 jusqu’au 11 octobre 2016, la dernière fois que ses écrits ont été publiés.
Fidel a finalement eu le dernier mot le 25 novembre 2016, quand Cuba – un petit pays du Tiers-Monde frappé d’un blocus et qui seulement 56 ans auparavant brisait les entraves de 500 ans de colonialisme et d’impérialisme – a occupé le devant de la scène internationale, ne laissant personne, ami ou ennemi, indifférent à ce géant de la théorie et de la pratique. Dans la longue vie et l’œuvre de Fidel Castro, il n’y a jamais eu de rupture entre la théorie et la pratique : elles ne faisaient qu’un. Cet héritage, universellement transmissible, fait désormais partie de la trajectoire à suivre pour les peuples progressistes, pour la gauche et pour les révolutionnaires.
(*) L’Auteur : Journaliste et conférencier montréalais, il est l’auteur de l’ouvrage Cuba and Its Neighbours: Democracy in Motion. Possède une maîtrise en sciences politiques de l’Université McGill, à Montréal.