Contre toute attente, Trump a gagné. Les sondages se sont trompés, comme c’est devenu couramment le cas depuis quelques années et « la nation la plus puissante du monde » sera à présent gouvernée par un multimillionnaire populiste et xénophobe – et cela avec le soutien de la classe ouvrière. Voilà le monde à l’envers dans lequel nous vivons aujourd’hui ! A présent, que l’Europe se prépare.

Avec ses appels à « rendre sa grandeur à l’Amérique », il semble vouloir revenir en arrière en transformant les Etats-Unis en une forme d’autarcie. La question est de savoir s’il sera autorisé ou non à le faire car, depuis la précédente administration, on ne sait plus si le président a quelque réel pouvoir.  Comme vous vous en souvenez peut-être, les progressistes du monde entier étaient enthousiastes suite à l’élection d’Obama mais ils ont été rapidement déçus quand le président a changé de cap pour revenir au statu quo de l’Empire américain – en recevant au passage un embarrassant prix Nobel de la Paix – tout en étant entravé par les pouvoirs en place.

Depuis des siècles, le pouvoir est intimement lié à l’Etat. Au tout début, les états-nations se sont trouvés dans les mains d’une classe supérieure émergente qui contrôlait le pouvoir par un système de démocratie représentative. Avec le temps, il est apparu que le système était désespérément truqué car les élus, une fois choisis, avaient tendance à trahir les électeurs. Etant donnée la situation douteuse de la « démocratie bourgeoise », le principal défi pour les groupes politiques rivaux souhaitant apporter du changement social était d’arriver au « centre du pouvoir » de n’importe quelle façon – l’utilisation de la force étant la principale. Un chaos de révolutions et contre-révolutions a suivi ; une lutte entre élites mécontentes dans laquelle les petites gens ont été ballotées de part et d’autre et ont souffert des conséquences de ces aléas.

Au milieu de ce va-et-vient, la révolte de la jeunesse dans les années 60 a ouvert de nouvelles voies à l’extérieur du système politique traditionnel. Des mouvements sociaux sont apparus et sont restés actifs pendant une dizaine d’années avant d’entrer dans une longue période de stagnation dont ils ont commencé à sortir au cours de ces dernières années. D’autres voix, qui se sont identifiées comme des formes alternatives de pouvoir, se sont faites entendre : le “Black Power”, les mouvements gays et lesbiens, les mouvements de jeunesse et le féminisme ont accompli de grandes avancées, comme on peut le voir aujourd’hui.

Le philosophe français Michel Foucault (1926-1984) a articulé toute sa réflexion autour du  problème du pouvoir et plus spécialement, sur les moyens de lui échapper. Ses études historiques ont montré que le niveau de conditionnement exercé par l’Etat sur les communautés était profond, compliqué mais aussi invisible, influençant les citoyens par une sorte de mémoire physique diffuse (la biopolitique). Suivant l’exemple de Sartre – qu’il égalait en notoriété mais auquel il s’opposait idéologiquement – et de la plupart des intellectuels de gauche de son temps, il voulait aller au-delà du discours académique et se lança donc lui-même en politique. Il espérait démontrer ses idées en les mettant en pratique. Dans cette tentative il rejoignit les maoïstes maoïstes [1] ; ils formaient l’un des groupes les plus radicaux en faveur de la formation d’un pouvoir parallèle du peuple, remplaçant de fait les canaux institutionnels.

Vers la fin de cette époque passionnée, les intellectuels ont commencé à abandonner ces expériences extrémistes quand ils ont réalisé qu’elles menaient inexorablement vers de nouvelles formes de fascisme. Le dernier espoir de Foucault a été la révolution iranienne (1978) qui est parvenue à renverser le puissant shah en créant une vacance du pouvoir plutôt qu’en luttant contre lui. Il fut un témoin direct de ces événements en tant que correspondant du journal italien Corriere della Sera, et écrivit de nombreux articles soutenant avec ferveur le processus qui s’acheva par l’installation d’une théocratie chiite impitoyable. Cette fin brutale mit un terme définitif aux rêves libertaires du philosophe – du moins pour ce qui concerne la politique.

Le pouvoir global

L’échec de la gauche, ainsi que le retrait des intellectuels et plus tard la chute de l’Union Soviétique, ont abouti à une situation inédite dans l’histoire humaine : l’apparition d’un super-pouvoir unique et universel ; un pouvoir qui a étendu son influence à travers le monde par deux moyens : la géopolitique, contrôlée avec le complexe militaro-industriel et l’économie, contrôlée par le capital financier international des banques. Alors que les seigneurs de la guerre et de l’argent ont jusqu’à présent réussi à coexister en raison de leurs intérêts convergents, il est difficile de prédire s’ils pourraient ou non s’opposer dans le futur. Il est probable que les menaces de Trump d’abandonner la globalisation et de limiter les interventions étrangères les garderont unis. En fait, Obama a consacré les derniers jours de sa présidence à une tournée européenne pour calmer l’OTAN, en assurant que le président nouvellement élu respecterait les engagements militaires des Etats-Unis.

Ce qui est certain, c’est que la politique a changé, même si cela peut être difficile à accepter et à comprendre pour ceux parmi nous qui ont été élevés dans les années 60. Le but de l’action politique a toujours été d’accéder au pouvoir, pas comme une fin en soi, mais comme un moyen d’agir et de changer la réalité sociale. Quand Trotsky a  mené l’assaut sur le Palais d’Hiver [2], la révolution était déjà bien engagée en Russie ; mais ce bâtiment était un symbole des plus hauts échelons du pouvoir et sa prise a été le point culminant du processus révolutionnaire. Mais où se trouve le pouvoir aujourd’hui [3]? Où sont les Palais d’Hiver ? Il semble que les décisions soient prises dans quelques bureaux anonymes dont la majorité d’entre nous ignore la localisation et que le président ait une fonction de relations publiques principalement médiatique et décorative.

La globalisation a enlevé le pouvoir aux états-nations, avec le contrôle du capital global déplacé vers les grandes banques. Les pays dépendent maintenant de « l’investissement étranger » et la gestion de ces ressources est concentrée dans les mains de quelques institutions financières privées qui imposent bien sûr des conditions inéquitables aux économies locales : retour sur investissement élevé, réduction de la dépense publique et absence de régulation. Les états se retrouvent sans moyens pour mettre en place des politiques sociales, et sans moyens le pouvoir réel n’existe simplement pas. Ainsi la démocratie est devenue une farce – une simple formalité où nous choisissons des administrateurs qui, même s’ils ne sont pas déjà dans la poche du grand capital, ne pourront tout de même rien administrer.

Certainement, nous savions déjà tout cela, ou au moins nous en avions une idée. Mais nous possédons à présent assez de données chiffrées et de preuves concrètes pour le prouver. Ce que nous ne savons pas, c’est comment nous pourrions retrouver la souveraineté qui a été ôtée aux peuples du monde, en gardant en mémoire que les « centres de pouvoir » actuels ne sont plus politiques. Le Château de Kafka est une allégorie effrayante qui illustre ce phénomène : son protagoniste essaie vainement d’obtenir un pouvoir mystérieux, inhumain et incompréhensible. L’atmosphère étouffante et vaguement oppressante dans laquelle se déroule l’histoire est similaire à ce que nous connaissons aujourd’hui. Une fois de plus, les grands artistes sont en avance sur leur temps.

Le pouvoir réel

L’un des plus grands défis que rencontre l’humanisme contemporain est de trouver un moyen de transférer tout le pouvoir aux citoyens et ainsi de rétablir le vrai esprit démocratique. Cependant, ce qui rend encore plus complexe le problème n’est pas seulement une question de formes et procédures, c’est de réinstaller une culture de la démocratie en déclin depuis les dernières décennies. Le développement de la désaffection politique parmi la population peut être compris comme le résultat de l’impression que le vote ne décide de rien.

Le Dictionnaire du Nouvel Humanisme [4] suggère que « les humanistes sont convaincus que le destin de la démocratie dépend de la formation de la personnalité du citoyen dans l’esprit de la démocratie, de son développement intégral et harmonieux, de la création de conditions favorisant l’accomplissement et l’amélioration de ses capacités créatives, et du succès à élever le niveau de culture générale et civique. » C’est-à-dire, plus qu’un simple changement de législation, un changement personnel est nécessaire – un changement qui apporte une nouvelle manière de vivre la démocratie.

Le pouvoir réel incombe au peuple, mais nos institutions ont été conçues pour minimiser ce pouvoir en lien avec un principe séculaire : les individus ne raisonnent pas, ils sont animés par des instincts basiques et ont donc besoin d’être guidés par l’élite rationnelle qui les gouverne. Les gens sont las et peu enclins à défendre leurs droits ; ils se souviennent du passé et n’ont aucune envie de risquer d’être menés aveuglément dans une expérience sociale ratée – comme cela a déjà été le cas. Cet équilibre précaire est ce qui maintient le statu quo, mais parfois l’équilibre se perd et un Donald Trump apparaît. Le problème est que ces derniers temps, ce type d’écart est devenu la norme et il est probable que cela devienne pire dans le futur immédiat.

Dans le climat politique actuel, renforcer la démocratie est devenu un impératif historique et pas seulement un choix parmi d’autres. Une faible culture politique a abouti à une participation politique toujours plus faible et à des taux de participation extrêmement bas, ce qui pervertit sérieusement l’esprit démocratique. Il n’existe bien sûr pas de remède miracle pour avancer vers une démocratie réelle ; ce sera sûrement un chemin long et difficile – presque sans précédent historique [5]. Ceci dit, le principal défi ne viendra pas de difficultés procédurales, mais de la classe politique elle-même.

Existe-il une voie sans les élites ? Pour le moment, il y en a seulement une : l’auto-organisation de la communauté. Un fin paradoxe : le mono-pouvoir global bipartite contre le multi-pouvoir local. Il ne fait pas de doute qu’il y a beaucoup à apprendre de la bataille épique de l’un contre le multiple – mais peut-être le plus important, et le plus difficile est de réaliser une coordination effective de cette diversité chaotique pour qu’elle puisse agir comme un seul être, comme un réseau interconnecté [6]. L’historien anarchiste espagnol Miguel Amorós relie cette nouvelle forme de résistance avec la défense de l’espace urbain, et il décrit ainsi l’état actuel de la lutte : « la communauté se crée dans la mobilisation et la résistance ainsi que dans l’activité constructive et créative. Ainsi, dans les espaces urbains, sont apparus des comités de quartiers, des assemblées de travailleurs, des jardins communautaires, des restaurants populaires, des cliniques alternatives, des ateliers autogérés et d’autres initiatives plus ou moins réussies en réponse à des problèmes concrets (…) Ces exemples sont dispersés, marginaux, volontaristes et mal équipés mais ils ont une importance considérable car ils montrent le chemin à suivre quand un véritable mouvement social se concrétise et dépasse le stade des barricades. »[7]

D’après Amorós, c’est un processus balbutiant et spontané qui doit encore prendre la forme d’un combat contre le pouvoir global ; on ne sait pas s’il fera son chemin un jour et s’il offrira une issue réelle face à l’effondrement imminent du capitalisme global. Quand le mouvement des « Indignés » espagnols est descendu dans la rue la première fois, des quartiers ont immédiatement commencé à faire des tentatives d’auto-organisation. Dans la fièvre des élections cependant, le mouvement a fini par être absorbé par Podemos qui a canalisé cette énergie vers la scène politique traditionnelle. Le poids de la mémoire est implacable.

Nous quitterons la préhistoire seulement quand nous dépasserons les vieilles structures hiérarchiques du pouvoir et que nous adopterons la maxime humaniste selon laquelle « rien au-dessus de l’être humain, et aucun être humain inférieur à un autre ». Mais cela n’arrivera pas par hasard ou par l’action de quelques volontaires isolés ; cela se réalisera seulement quand nous nous rassemblerons dans un désir collectif et que nous commencerons à marcher en nombre dans cette direction. C’est une vision directrice mais nous continuerons à être pris au piège de l’infinie répétition des vieilles formes de pouvoir tant que nous ne l’aurons pas adoptée.

[1] L’une des expressions les plus connues du maoïsme en Amérique Latine est l’organisation de guérilla péruvienne du Sentier Lumineux.
[2] Le terme “assaut” est peut-être exagéré – il a rencontré peu de résistance de la part des défenseurs et il y a eu peu de combat – mais le terme et l’événement ont une grande importance symbolique pour le marxisme-léninisme.
[3] Cette question est le titre d’un article récemment publié par Leonardo Boff (servicioskoinonia.org) qui fait référence aux études menées par l’économiste brésilien Ladislau Dowbor sur le pouvoir démesuré des banques internationales.
[4] Le Dictionnaire du Nouvel humanisme, Silo. Editions León Alado, 2014.
[5] Le livre de l’humaniste Guillermo Sullings ‘Encrucijada y futuro del ser humano’ (Carrefour et futur de l’humanité), récemment publié aux Editions Virtual, examine ce processus de façon plus détaillée.
[6] Le livre Planificando para construir organización comunitaria (Planification pour construire une organisation communautaire), écrit par Marta Harnecker et José Bartolomé et publié au Chili par eldesconcierto.cl, est un guide complet sur le sujet.
[7] Cénit y ocaso (Ascension et chute), Miguel Amorós. Editions Askasis, Santiago, 2016.

 

Article traduit de l’anglais par Helene Skapski – Trommons.com. Révision de Jean-Marc Dunet.