Pressenza présente en 8 parties la publication « L’Assemblée générale de l’ONU ouvre la porte à un traité d’interdiction des armes nucléaires ». Voici la cinquième partie : Les votes des puissances nucléaires
Le but est de comprendre :
- Pourquoi 123 Etats sont arrivés à obtenir la tenue en 2017, d’une conférence ayant pour objectif la négociation d’un instrument juridiquement contraignant visant à interdire les armes nucléaires en vue de leur élimination complète.
- Comment la majorité des Etats, réunit derrière « l’initiative humanitaire », est arrivée à faire voter la résolution L41.
- Les objectifs de ce futur traité : redynamiser le processus multilatéral sur le désarmement nucléaire ; combler le vide juridique qui entoure les armes nucléaires ; renforcer les normes de non prolifération.
- Les conséquences sont nombreuses – outre l’interdiction de l’arme nucléaire – les industriels et les banques seront impactés par cette norme, tout comme les Etats non signataires.
Par Jean-Marie Collin, Chercheur associé GRIP – Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la sécurité.
Cette publication a été réalisé avec le GRIP (*).
Liens aux parties déjà publiées :
1. L’initiative humanitaire, une approche « étape par étape »
3. Les objectifs d’un futur traité
5. Les votes des puissances nucléaires
6. Les votes des membres de l’OTAN et des États bénéficiant d’une dissuasion nucléaire élargie
8. Les pressions diplomatiques
5. Les votes des puissances nucléaires
Alors que les États dotés (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine) ou disposant d’armes nucléaires (Israël, Inde, Pakistan, Corée du nord) ont adopté une position commune en ne participant pas aux sessions de l’OEWG ; on peut observer que leurs votes furent différents à la Première commission, même si au final tous semblent d’accord sur un point : le consensus est essentiel !
5.1. Le P4 plus Israël
Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et Israël ont voté « Non ». Il existe, pour les quatre États dotés, depuis le début de « l’initiative humanitaire », une alliance de principe forte, malgré les failles qui ont pu se manifester avec la participation de Washington et de Londres à la Conférence humanitaire de Vienne. Cette position commune peut interpeller, alors même que la confiance entre ces acteurs semble peu présente… Le Royaume-Uni a exprimé clairement son inquiétude vis-à-vis de la Russie : « Au cours des deux dernières années, on a assisté à une augmentation inquiétante de la rhétorique russe au sujet de l’utilisation d’armes nucléaires et de la fréquence des exercices nucléaires. »40 Nous sommes encore une fois devant des attitudes schizophréniques, où ces États dotés d’armes nucléaires pour se contrer ont la volonté commune de faire échouer un processus qui interdirait les armes de l’adversaire !
La déclaration du P5 (16 septembre) dans laquelle quatre de ces États exprimaient déjà « leur profonde préoccupation face aux efforts visant à poursuivre les approches du désarmement nucléaire », n’était que le début d’une escalade verbale. La France41, au nom des États-Unis et du Royaume-Uni (P3), a répété la volonté « d’œuvrer en faveur d’une approche progressive étape par étape », indiquant que « négocier une prohibition internationale des armes nucléaires ne rapprochera aucunement de l’objectif d’un monde exempt d’armes nucléaires » et « n’améliora pas en soi la sécurité internationale ». Elle concluait en se disant « consterné[e] par le fait que le débat sur le désarmement ait pris une telle direction ». La Russie42 a surenchéri arguant que les armes nucléaires sont « absolument légitimes », que « cette priorité accordée à l’interdiction des armes nucléaires serait un pur acte de propagande » tout en partageant les conclusions du P3 qu’il y aurait des « répercussions mortelles et destructrices qui porteraient atteinte au TNP si cette résolution était adoptée ».
Nous pouvons relever pour les États-Unis, des arguments qui s’opposent les uns aux autres au fil de leur argumentaire. Dans son intervention au Débat général (3 octobre), F. Rose, Secrétaire d’État adjoint, dit qu’il ne reconnait pas la notion de « vide juridique » et de fait la nécessité d’un traité d’interdiction. Mais quelques jours plus tard, T. Countryman43, sous-secrétaire adjoint au département d’État, écrit que « la raison pour laquelle le désarmement est difficile n’est pas qu’il y ait un fossé juridique dans le TNP. Le désarmement est difficile parce que nous avons déjà terminé la partie facile » ! De plus, critiquer le fait que ce futur instrument stigmatisera les armes nucléaires, relève du bon sens et de la logique du discours du président Obama à Hiroshima. Enfin, il est cocasse de voir par ailleurs F. Rose utiliser l’argument selon lequel la majorité de la population mondiale est en faveur de la dissuasion, et que c’est cette majorité qui doit être prise en compte et non celle du nombre d’États. Non seulement ces populations n’ont jamais été consultées (pensons à minima aux Chinois et aux Nord-Coréens, …) ; mais aussi, c’est écarter l’une des règles fondatrices de l’ONU : Un État égale une voix.
5.2. La France
Concernant la position spécifique française, certains arguments donnés par ses représentants44 au cours de leurs déclarations méritent d’être soulignés :
« J’insiste sur ce point : seul un dialogue constructif et ouvert peut nous aider à progresser. Il n’y a rien de positif à attendre de la tendance croissante au contournement de la machinerie du désarmement. » (03/10) Il est étrange de suggérer que le OEWG, qui a induit la L.41, est un contournement de la machinerie du désarmement, celui-ci étant issu de la résolution 70/33 de l’AGNU ; et d’autre part pour la France (et ses partenaires du P3) de poursuivre des travaux avec un organe subsidiaire (le Groupe d’experts gouvernementaux) pour impulser un traité interdisant la production de matières fissiles au vu de la résolution L.65. « Un tel traité, s’il venait à se matérialiser, serait inefficace pour le désarmement et déstabilisateur pour la sécurité [et] aurait de plus un effet déstabilisateur sur l’intégrité du TNP, [pourrait] ouvrir une brèche en matière de non-prolifération […] et induirait une pression inégale sur les différents États dotés » (14/10) : Il est difficile d’imaginer comment ce traité pourrait être déstabilisateur pour la sécurité ». En effet de quelle sécurité parle-t-on ? Celle exprimée par 123 États pour qui les armes nucléaires posent un problème de sécurité ? Ou celle de la France (via son ministre de la Défense et de sa loi de finance 2017) qui s’interroge face aux « pays tentés par une stratégie jouant sur les rapports de puissance militaire, notamment la Chine et la Russie » ? Comment un traité interdisant des armes nucléaires pourrait-il déstabiliser et ouvrir la voie à la prolifération nucléaire ? Au contraire, il renforcera le TNP, en comblant le vide juridique et en renforçant la lutte contre la prolifération. Sans doute par « pression inégale », la France entend-elle qu’elle serait (avec les États-Unis et le Royaume-Uni, dans une moindre mesure l’Inde et Israël) la cible d’ONG. Donc, selon cette logique, il ne serait pas juste que Paris soit victime » du travail de plaidoyer des ONG. D’un côté, il est évident que les pays de l’OTAN seront la « cible » des ONG, et de l’autre, il ne tient qu’aux P3 de travailler activement pour créer une pression sincère et complète auprès des autres puissances nucléaires. Cette crainte est donc injustifiée, car elle tend à faire croire que c’est aux seules ONG de créer une pression pour aider à la mise en œuvre du désarmement nucléaire.
« Négocier une prohibition internationale des armes nucléaires ne nous rapprochera aucunement de l’objectif d’un monde exempt d’armes nucléaires. » (27/10) Il n’y a aucune utilité à interdire les armes nucléaires si celles-ci sont déjà éliminées. Le droit doit être créé pour faire évoluer une problématique et non pour entériner le fait que celle-ci n’existe plus.
« L’interdiction de l’arme nucléaire n’améliorera pas en soi la sécurité internationale » (27/10) : Dès lors doit-on s’interroger sur le bien-fondé de la volonté de la communauté internationale d’avoir interdit les armes biologiques (1975), les armes chimiques (1997), les mines antipersonnel (1999), les armes à sous-munitions (2010) et de vouloir réguler le commerce des armes par un traité (2014)
Enfin, on peut s’interroger sur les propos de l’Ambassadeur Guitton. En effet, elle souligne que la « politique de dissuasion [de la France] est strictement défensive » (03/10). Dans les faits, c’est faux. La France a dans sa stratégie d’emploi de l’arme nucléaire une option qui se nomme « un avertissement de nature nucléaire ». Cette frappe serait effectuée en premier, avant d’être attaqué, avec l’objectif de « rétablir la dissuasion » ! De plus, l’Ambassadeur mentionne : « nous affirmons notre intention de ne jamais nous engager dans une telle course aux armements. » (27/10). Or le chef du gouvernement, M. Valls, a déclaré précisément le contraire : « Pendant toute la Guerre froide, la France a fourni un effort considérable pour ne pas être distancée par les deux grandes puissances de l’époque. Mais désormais, elle fait la course en tête pour les technologies de dissuasion »45 ! Une parole qui va à l’encontre de la ligne diplomatique française et qui n’a jamais fait l’objet d’une correction.
5.3. Les puissances nucléaires asiatiques
Il est remarquable de noter que trois puissances nucléaires d’une même région – la Chine État doté au sens du TNP, l’Inde et le Pakistan, deux États non membres du TNP – dont les arsenaux sont en augmentation, ont adopté une position commune : l’abstention !
L’Inde et le Pakistan ont un positionnement assez proche. Ils considèrent qu’il faudrait débuter les négociations d’une Convention d’interdiction des armes nucléaires, regrettent le non-fonctionnement de la CD, signifiant ainsi leur intérêt pour la notion de consensus – tout en appréciant les efforts de dialogues offerts par les dépositaires de la L.41. Ce vote est donc presque logique.
En revanche, la position de la Chine est étonnante. En effet, son Ambassadeur46 a souligné que « le désarmement nucléaire doit être poursuivi selon un processus dit d’étape par étape, sur la base du respect des principes du maintien de la stabilité stratégique mondiale et d’une sécurité sans entrave pour tous » et il critique la possibilité de créer de « nouvelles cuisines », ce qui reviendrait à affaiblir les mécanismes internationaux de sécurité actuels (notamment le TNP). Clairement, au vu de ses critiques, son vote aurait dû rejoindre la position du P4.
Enfin comment interpréter le vote nord-coréen ? Comme un pied-de-nez à l’ONU ? Ce vote ne semble pas « sérieux », sachant que cet État prône l’importance du consensus au sein de la CD ; ce qui n’est évidemment pas le cas ici.
Notes
- Intervention britannique, 14 octobre 2016.
- Explication de la France au nom des États-Unis, du Royaume uni, 27 Octobre 2016.
- Transcription officieuse de la déclaration de la Russie, débat général, 4 octobre 2016.
- Countryman Thomas, « The Goal Remains the Same », 31 octobre 2016.
- Lire à ce titre les déclarations de l’Ambassadeur Alice Guitton (3 et 27 octobre 2016), et du Représentant permanent adjoint Louis Riquet (14 octobre 2016).
- Discours de Manuel Valls, Premier ministre, Le Barp, 23 octobre 2014
- Intervention Ambassadeur chinois Wang Qun, 10 octobre 2016.
(*) Le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) est un centre de recherche indépendant fondé à Bruxelles en 1979.
Composé de vingt membres permanents et d’un vaste réseau de chercheurs associés, en Belgique et à l’étranger, le GRIP dispose d’une expertise reconnue sur les questions d’armement et de désarmement (production, législation, contrôle des transferts, non-prolifération), la prévention et la gestion des conflits (en particulier sur le continent africain), l’intégration européenne en matière de défense et de sécurité, et les enjeux stratégiques asiatiques.
En tant qu’éditeur, ses nombreuses publications renforcent cette démarche de diffusion de l’information.
En 1990, le GRIP a été désigné « Messager de la Paix » par le Secrétaire général de l’ONU, Javier Pérez de Cuéllar, en reconnaissance de « Sa contribution précieuse à l’action menée en faveur de la paix ».