Spécialiste de l’Amérique latine, Christophe Ventura rappelle le tournant que fut la révolution cubaine pour le continent, l’influence de Fidel Castro sur ses héritiers politiques et les incertitudes qui pèsent sur l’avenir de Cuba.
Cet entretien a été réalisé pour Regards
Regards. Comment la rue cubaine a-t-elle réagi à la nouvelle de la mort de Castro ?
Christophe Ventura. La mort de Fidel Castro ne tombe pas comme une météorite sur Cuba. Le dirigeant – que personne ne nomme « Lider Maximo » sur place, contrairement aux journalistes chez nous – n’était plus aux responsabilités depuis 2008. Et déjà largement en retrait depuis sa lourde opération de 2006. À sa demande, il n’occupait plus aucune charge au sein de l’appareil d’État du fait du déclin de sa santé. En réalité, cette nouvelle était attendue. À commencer par lui. En avril dernier, lors de la clôture du congrès du Parti communiste cubain, il avait, assis au côté de son frère Raul – un geste déjà symbolique –, publiquement rappelé que le bout du chemin était désormais très proche pour lui : « Bientôt, je serai comme tout le monde. Le tour de tout le monde vient », avait-il annoncé. Il avait présenté son testament politique pour Cuba et exposé l’avenir qu’il voyait à l’idée révolutionnaire. Les Cubains savaient que cela allait arriver.
Sa mort n’en reste pas moins un événement…
Oui, qui résonne dans les profondeurs de la société cubaine, indépendamment de ce que chacun peut penser de Fidel Castro et de la révolution cubaine. Celle-ci est une bifurcation historique du pays. C’est l’accession à sa souveraineté. Il ne faut jamais oublier cela, notamment parce que Cuba est le dernier des pays latino-américains ayant acquis son indépendance par rapport à la couronne espagnole (1898)… pour se transformer, dès 1901, en protectorat des États-Unis avec l’amendement Platt – qui prévoyait un droit d’intervention de Washington dans les affaires intérieures cubaines.
Quelle est l’image qui domine à son propos, en Amérique latine ?
Il faut bien comprendre une chose : la révolution cubaine a unifié l’Amérique latine de l’après-guerre. Elle l’a même « latino-américanisée ». Cet événement tectonique a ravivé et incarné le rêve latino-américain d’indépendance et de souveraineté par rapport à la domination des puissances étrangères, notamment des États-Unis au 20e siècle. L’onde de choc de la révolution cubaine ne s’est pas arrêtée aux contours de la région, mais s’est mêlée à la vague de décolonisation des années 1960 et 1970 dans tous les pays du Sud (le tiers-monde, comme on disait à l’époque). Cuba est un petit pays qui a montré qu’on pouvait mettre en échec la première puissance mondiale et développer une politique internationale de grande puissance. Aucun pays au monde ne peut être comparé à Cuba de ce point de vue. Il est le seul qui s’est à ce point imposé au cœur du jeu des « grands » pour le perturber et influer sur l’agenda international. Parfois jusqu’au bord de la rupture, avec l’épisode de la crise des missiles de 1962.
C’est en ce sens que Castro a durablement marqué l’histoire du continent ?
Sans Fidel Castro, pas de Hugo Chavez, de Rafael Correa, de Lula, de Evo Morales, etc., au cours de la période récente. La perception latino-américaine de Fidel Castro est totalement différente de la nôtre. Cuba n’a jamais été au ban de la région, mais en son cœur. Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC), négociation de l’accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) –finalisées juste avant son décès –, développement et maintien d’importantes relations politiques et diplomatiques avec le Mexique, etc., sont autant d’illustrations de la centralité cubaine dans la vie du sous-continent. Bref, Fidel Castro est une figure populaire de l’Amérique latine populaire.
Sa disparition va-t-elle changer quelque chose à la politique de Cuba ? En particulier, peut-elle affaiblir ou faciliter les relations avec la nouvelle administration trumpiste ?
Le gouvernement est autonome de Fidel Castro depuis son retrait. Cela fait presque dix ans qu’il s’est organisé sans lui. De ce point de vue, le décès du dirigeant ne modifie pas la feuille de route du gouvernement, notamment en ce qui concerne le dossier états-unien. Pour finaliser la normalisation avec Washington, La Havane exige la levée de l’embargo, la fin de « l’occupation illégale » du territoire de Guantanamo, des transmissions d’émissions radio et télévisées anti-cubaines émises depuis le territoire américain et du soutien de Washington à l’opposition interne. Quant à Donald Trump, c’est effectivement le vrai sujet. Que va-t-il vouloir faire avec Cuba ? Depuis son élection, son discours se radicalise vis-à-vis du processus de normalisation initié par Barack Obama et Raul Castro le 14 décembre 2014. Il menace aujourd’hui d’y mettre un terme.
Une inversion de ce processus est à craindre ?
Attendons de voir ce que fera le président Trump en fonction. Pour le moment, son discours sur Cuba entre dans une stratégie globale au travers de laquelle il alterne chaud et froid sur un ensemble de sujets. Il peut être plus radical sur Cuba pour mieux faire passer son recul sur la question migratoire mexicaine. Une fois à la Maison Blanche, il devra surtout prendre en compte le souhait majoritaire de l’opinion américaine – y compris à Miami – de voir aboutir la normalisation.