Par Philippe Moal (*)
Ils quittent leur terre et leur vie chargée de souvenirs et d’affections. Souvent contraints ou forcés, la peur au ventre, le cœur déchiré, ils fuient une guerre, une invasion, une famine, une sécheresse. Ils quittent les leurs et abandonnent tout sans savoir si un jour ils reviendront, animés par un espoir fou et la rage de survivre.
Mais pour ces désespérés, après l’horreur vient le cauchemar. Ils sont maintenant de nulle part. Ils sont de trop et dérangent l’ancienne Europe conquérante qui vieillit mal et admet difficilement qu’elle n’est pas étrangère à la tragédie.
Après les stigmates de la colonisation, l’Afrique est maintenant un champ d’expériences et de commerce d’armes aux profits juteux. Si la terre ne produit rien ou n’est pas un lieu éco-militaro-stratégique, ses habitants ne sont définitivement plus rien ; pas de chance pour eux d’être nés là-bas ! Si elle dévoile un sous-sol aux richesses jusqu’alors insoupçonnées (comme le coltan en République démocratique du Congo par exemple), les commerciaux bienveillants réapparaissent, soudoient leurs domestiques de toujours et exploitent maintenant le sous-sol après avoir exploité ceux qui vivaient à la surface, créant, au milieu du chaos, des oasis lucratives bien protégées.
A 8.000 kilomètres de là, les descendants de leurs aïeux immigrés par la force, sont touchés par un ouragan. On a enterré récemment plus de 1.000 êtres humains à Haïti, mais l’on ne dit pas que comme lors du tremblement de terre de 2010, on aurait pu diminuer une grande partie du nombre de victimes grâce à la technologie connue de tous les pays. Il y a bien longtemps que l’île est laissée à l’abandon mais il n’en fut pas toujours ainsi : 100.000 indiens vivaient à Haïti lorsque l’île fut découverte en 1492. En quelques décennies ils furent quasiment tous exterminés . On manqua alors de bras pour exploiter l’or, le bois, le café, le coton et le cacao, en abondance sur l’île. Entre 1750 et 1790, les Espagnols, puis les Français, arrachent alors de leur terre 16 millions d’esclaves africains et les amènent de force par bateau sur l’île pour en faire une main-d’œuvre au coût dérisoire. Beaucoup d’entre eux meurent durant la traversée (l’histoire se répète). Les violences, les maladies infectieuses, les maltraitances et les guerres successives, font le reste. Il n’en reste que 400.000 sur les 16 millions lorsque Haïti obtint son indépendance en 1804. Ensuite et depuis, le pays est la proie des guerres, des dictatures et coups d’Etat successifs, entrecoupés de catastrophes naturelles**.
Décidément, les anciennes colonies ont du mal à se relever. Comment les pays d’Europe peuvent-ils rendre leur butin et réparer leurs atrocités ?
Il est encore permis de rêver.
Imaginez que l’on assiste à un élan fantastique de générosité ; que des êtres humains conscients décident de prendre en main le destin de la planète, écartant ceux qui ne pensent et n’agissent que pour eux.
Imaginez que de partout, du monde parvenu, des femmes et des hommes décident de faire le chemin inverse de celui emprunté par les immigrés et réfugiés et qu’ils se rendent en masse dans tous ces pays détruits pour y créer l’avenir, de façon désintéressée ; pour y construire des écoles, des logements, des routes, des hôpitaux, des industries, avec leur enthousiasme et leur savoir-faire, défiant l’histoire.
Imaginez que des organismes internationaux, des entreprises et des Etats, s’ajoutent à ce mouvement de réhabilitation et décident d’appuyer cette vague d’espoir et d’aider les volontaires en continuant par exemple à payer le chômage d’ici pour aller aider là-bas, en finançant des experts de tous les corps de métier pour aller y enseigner leur savoir, en mobilisant les soldats pour les mettre maintenant au service de la vie et non plus de la mort, en incitant les retraités encore vaillants à s’y rendre pour y transmettre leur expérience, en offrant la logistique et des moyens pour construire, de façon absolument désintéressée, pas pour investir, pas pour faire du profit, mais pour relever les pays laissés à la traîne. Gageons qu’en définitive tous y gagneraient : l’Europe reprendrait son souffle et sa dignité et le peuple d’Afrique sortirait de l’asphyxie.
Imaginez que ceux qui, venus en chaloupe de misère, réembarquent pour retrouver leur pays maintenant promis à une vie décente ; qu’ils commencent à nouveau à espérer sur leur sol natal et qu’ils retrouvent leurs frères et prennent maintenant en mains leurs biens, leur terre, leur pays, leur continent, aidés par ces êtres humains venus d’ailleurs, non pas pour prendre ni pour dicter un modèle de société ou inculquer leurs croyances, mais pour produire une grande réconciliation et réhabilitation historique.
Imaginez que l’on décide de mettre le cap ensemble vers une nation humaine universelle, faite de réconciliation, d’équité, de solidarité, d’humanité, de paix et d’avenir. Cette nation humaine universelle n’est envisageable que si tous les peuples, toutes les cultures, se dirigent vers un même plan d’égalité humaine, car comme le disait le père Jean-Bertrand Aristide, élu président d’Haïti fin 1990 et renversé par les militaires en 1991 : « Tout moun sé moun », « Un homme est un homme ».
(*) Philippe Moal
Auteur de Violence, conscience, non-violence,
édité aux Editions L’Harmattan (oct. 2016).
** Tiré du Dossier « Haïti, l’espoir démocratique », LES RAISONS DE L’IRE N° 8, juin 1996.