Par Alex Anfruns
Reconnue coupable d’avoir provoqué des dommages environnementaux et humanitaires pendant des décennies, Chevron avait été condamnée par le tribunal de la province équatorienne de Sucumbios à verser 19 milliards de dollars à l’Association des victimes de Texas-Chevron. Mais Chevron est habile, et pas uniquement pour se dérober à la justice. Comme si cela n’était pas suffisant, le groupe a intenté un procès contre l’État équatorien avec l’aide d’un tribunal arbitral affilié à la Banque Mondiale [NDR. Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI)]. Chevron s’est ainsi vu verser 112 millions de dollars d’indemnisation en juillet 2016. Pablo Fajardo, avocat et défenseur historique des peuples amazoniens devant les tribunaux face à Chevron souhaite alerter sur l’absence d’outil capable de soumettre les entreprises transnationales à la justice et soutient l’idée d’un « traité contraignant» mise en avant par un groupe de travail des Nations Unies afin de mettre fin à cette impunité. « Le cœur de notre affaire n’est absolument pas les réparations économiques. Il s’agit de dommages environnementaux, il s’agit des peuples indigènes ».
La malédiction de l’or noir
Après les cycles de mono-exportation de la banane et du cacao dans la première moitié du XXe siècle, l’économie équatorienne est devenue depuis les années 70 essentiellement dépendante de l’extraction et la vente de pétrole. Sucumbios, la province la plus au nord du pays, a comme capitale Nueva Loja qui est également connue sous le nom de « capitale pétrolière de l’Équateur ». C’est là que se trouvent les champs pétrolifères de Lago Agrio qui ont commencé à être exploités à partir de 1965 par les entreprises Texaco et Gulf Oil. Depuis 1992, ces champs appartiennent désormais à PetroEcuador. En 1993, des avocats américains et équatoriens – parmi lesquels se trouvaient Pablo Fajardo (1)– ont déposé une plainte devant la Cour fédérale de New York contre la multinationale Texaco. Ils représentaient ainsi les 30 000 indigènes et paysans des provinces d’Orellana et de Sucumbios touchés par la contamination de l’eau, provoquée par le processus d’exploitation du pétrole par Texaco-Chevron dans la zone de Lago Agrio entre 1964 et 1990.
L’extraction pétrolière a touché cinq nationalités indigènes différentes dans la seule province de Sucumbios, alors que les indigènes ne sont pourtant pas majoritaires dans cette région. En effet, la plupart des personnes affectés sont des colons. (2) Des travailleurs pétroliers mais aussi des commerçants, agriculteurs, employés, etc. Ce sont eux et leurs enfants qui ont le plus été affectés par la pollution de Chevron. Selon une étude, le nombre de personnes décédées d’un cancer dans les provinces de Sucumbios et d’Orellana à la suite d’une contamination de l’environnement provoquée par Texaco s’élève à 1 041 victimes, chiffre que les plaignants estiment inférieur à la réalité.
Le procès contre Chevron-Texaco illustre la lutte des organisations locales de base formée par les paysans et les indigènes Sionas, Kichwas, Waoranis, Secoyas et les A’i Cofán pour la défense des droits environnementaux en Amazonie. En 1994, le « Front de Défense de l’Amazonie » a été créé sous l’impulsion de ces avocats, il est situé au nord-est du pays et regroupe vingt organisations de base. Ce front a constitué en 2001 l’Union des victimes de Texaco, organisation qui rassemble tous les peuples affectés et qui est à la tête de cette action judiciaire et des réparations qui s’en suivent.
Le 14 février 2011, la Cour provinciale de Sucumbios, située dans la ville de Nueva Loja, a rendu une décision défavorable à Chevron, condamnant celle-ci à verser des indemnisations s’élevant à 19 milliards de dollars. Le verdict détaillait les substances chimiques utilisées pour l’extraction et qui ont eu un impact social et environnemental tels que le chrome hexavalent. En plus des conséquences environnementales de l’exploitation de l’Amazonie par Texaco, il y a également eu des violences sexuelles systématiques de la part des travailleurs de l’entreprise envers les femmes de cette région. (3)
Mensonges médiatiques au service d’une « sœur »…
Les communautés amazoniennes s’en sont pris à l’une des « Sept Sœurs » historiques de l’industrie pétrolière (4). Cette mauvaise image risquait de porter préjudice aux intérêts de la multinationale. Début 2014, au cours d’une émission télévisée, le président équatorien Rafael Correa a expliqué que, pour échapper à la justice, Chevron avait initié une série de manipulations médiatiques à base d’études sur la communication : « Chevron s’est battu pendant des décennies afin de ne pas être jugé à New York mais devant une cour équatorienne. Et ils ont par la suite exalté la justice équatorienne, en déclarant que ses tribunaux étaient les meilleurs du monde…(…) comme ils n’ont pas réussi à acheter la justice équatorienne, et lorsqu’ils se sont aperçus qu’ils étaient en train de perdre le procès à cause des preuves présentées par la partie adverse, ils se sont attelé à jeter le discrédit sur la justice et le gouvernement équatoriens. Ils ont effectué toute une analyse, ils ont engagé des spécialistes. Ils se sont demandé quels étaient les points faibles de l’Équateur et ont répondu que c’était d’avoir un gouvernement gauchiste. Dire d’un gouvernement qu’il est « gauchiste » est un anathème aux États-Unis, c’est l’insulte suprême. « Correa est gauchiste… » pour eux cela signifie être corrompu, dictatorial, inhumain, criminel…C’est à partir de cette campagne qu’ils ont commencé à persécuter les avocats de la partie adverse. » (5)
Face aux risques d’être tenue responsable pénalement, Chevron n’a pas hésité à financer des campagnes médiatiques afin de nier sa responsabilité dans les faits qui lui sont reprochés. Selon Pablo Fajardo « lorsque Chevron s’est aperçu que le juge équatorien était un individu sérieux et que toutes les preuves la désignait comme la responsable, elle a choisi d’attaquer le système judiciaire équatorien ainsi que ses fonctionnaires. Au cours des six dernières années, l’entreprise s’est évertué à faire passer les fonctionnaires pour des criminels et à se faire passer pour une victime. » (6)
Mais le pire réside dans le domaine économique : « Chevron a recours à plus de 2 000 avocats à travers le monde afin qu’ils la protègent de nous et de l’État. C’est une armée d’avocats bien payés qui se battent pour éviter que la firme ne paie pour ses crimes et pour que ceux-ci restent totalement impunis » souligne Pablo Fajardo. Et cette architecture de l’impunité repose avant tout sur la corruption : « Grâce à l’argent, Chevron a soudoyé et fait chanter beaucoup d’individus à travers le monde, parmi lesquels des avocats, des experts, des investisseurs, des gouvernements, des ex-juges…(…) c’est un abus du pouvoir économique pour obtenir l’impunité. »
Du « libre commerce » à « l’arbitrage international » :
une bataille au-delà des frontières
Le président Correa analyse l’évolution du contentieux entre Chevron et l’Équateur, rappelant que « le procès privé obtenu par les communautés amazoniennes contre Chevron est une chose (…) mais le procès que nous intente Chevron sur la base de la protection réciproque des investissements prévue par La Haye en est une autre. » Correa dénonce la prise de position du tribunal de La Haye de se déclarer compétent pour juger un contentieux qu’il estime être d’ordre privé alors qu’il s’agit en réalité d’un litige entre l’État équatorien et Chevron. « C’est une monstruosité juridique » affirme Correa, « mais le plus ignoble (c’est que) Texaco a cessé ses activités dans le pays en 1992 et que le traité date de 1997. (…) Ces tribunaux sont faits pour les plus puissants, par pour ceux qui ont raison. Et c’est le portefeuille de Chevron qui est le plus puissant.»
Le 24 avril 2015, une délégation indigène venue de tout le continent avec des personnalités comme Carlos Viteri, membre de l’Assemblée nationale équatorienne ou comme l’activiste guatémaltèque et Prix Nobel de la Paix Rigoberta Menchú, s’est rendue aux États-Unis afin de dénoncer la responsabilité de Chevron et défendre la cause des Victimes de Texaco (7). Le rassemblement s’est tenu sur une place proche du siège du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). (8) Il s’agit d’un tribunal privé créé par la Banque Mondiale dont la fonction principale est de résoudre les litiges qui opposent les États aux multinationales étasuniennes.
Le verdict du procès intenté par Chevron contre l’État équatorien a finalement été fixé au mois de juin dernier. Chevron s’est ainsi vu verser 112 millions de dollars d’indemnisation en juillet 2016. (9) Pablo Fajardo évalue cet arbitrage en ces termes : « en l’analysant, nous nous sommes rendu compte que le problème vient du système de la justice internationale. Malheureusement, il n’existe pas dans le monde de cour internationale qui permette de poursuivre les firmes. Il existe des cours pour que les sociétés puissent poursuivre les États. Lorsque les droits de l’homme sont mis en danger par une société, il n’existe pas de recours. Dans beaucoup de cas, et cela s’applique au nôtre, l’État est victime des firmes. »
Pendant ce temps, l’Association des victimes de Texas-Chevron œuvre pour que l’entreprise réponde à la justice équatorienne dans les pays où elle possède des biens. Elle a déjà soumis des litiges à des tribunaux canadiens, brésiliens et argentins afin que Chevron paye ce qu’il doit aux peuples et aux nations amazoniens. Fajardo prévient : « Notre combat continue, et nous espérons des résultats favorables. Mais dans le cas où nous perdrions dans un État donné, nous n’aurons aucun problème à solliciter une autre juridiction. »
Mondialiser la résistance à l’ordre néolibéral
Fin octobre 2016, Pablo Fajardo s’est rendu à Genève et s’est joint aux mouvements sociaux et aux forces politiques progressistes venus du monde entier afin de participer à une semaine dédiée à faire cesser l’impunité des multinationales. (10) Pour quel objectif concret ? « Notre objectif est d’obtenir rapidement un outil contraignant qui permette de juger les firmes ainsi qu’une structure adaptée à ce type de procès. On ne peut plus accepter pour l’humanité qu’un tel vide juridique existe encore. » Cependant, même si un accord contraignant est trouvé, il ne sera pas applicable à l’Union des victimes de Texas-Chevron contre Chevron. « Les lois, de même que les traités, ne sont pas rétroactives » rappelle Fajardo.
Mais son inquiétude va au-delà de son propre cas, et c’est pourquoi il regrette que les mouvements progressistes soient pour le moment les seuls à pousser pour la création d’un instrument juridique contraignant : « Il me semble que les habitants de l’Union Européenne, des États-Unis ou autre, n’ont pas encore compris qu’il en va de leur responsabilité également. Que ce sont leurs firmes, la plupart du temps avec la complicité et la protection de leur gouvernement, qui violent les droits de l’homme dans le monde entier. »
Enfin, Fajardo souligne la convergence de l’intérêt des peuples en faveur des droits humains et sociaux, en opposition aux intérêts économiques d’une minorité : « Les citoyens européens ne peuvent plus par leur silence continuer d’être complices de ces crimes corporatifs. Ces abus corporatifs ne se pratiquent pas uniquement dans les pays du Sud. Il y a quelques jours par exemple, l’entreprise nord-américaine Caterpillar a licencié plus de 2 000 employés en Belgique. L’humanité a besoin d’un instrument juridique contraignant qui permette de mettre fin aux abus et à l’impunité des firmes. »
Bien que le contentieux entre la multinationale étasunienne et l’État équatorien se soit récemment soldé par un verdict favorable à la firme, il ne faut pas oublier que Chevron continue d’être condamnée par les tribunaux équatoriens grâce au procès intenté par les organisations amazoniennes. Cette bataille pourrait ouvrir le chemin à d’autres luttes ingénieuses avec comme objectif final la mise en place d’une alternative au système néolibéral.
Notes:
- Pablo Fajardo, avocat, lui-même touché et résidant depuis 30 ans dans la zone affectée, est connu de la presse du monde entier pour être le représentant légal des 30 000 victimes dans l’affaire Texaco-Chevron. Son travail lui a valu de recevoir de nombreuses menaces de mort à tel point que la Commission interaméricaine des droits de l’homme de l’OEA a dû appeler le gouvernement équatorien à le protéger.
- C’est pour cela que la ville la plus proche s’appelle Nueva Loja. Loja est une ville du sud du pays dans une région agricole et durant une sécheresse un nombre non négligeable de ses habitants sont partis coloniser l’Amazonie pour profiter du boom pétrolier.
- Joan Martinez Alier; « El caso Chevron Texaco en Ecuador: una muy buena sentencia que podría ser un poco mejor », 16/02/2011, www.alainet.org.
- L’expression « Sept Sœurs » a été popularisée dans les années 60. Selon Wikipédia, elle a été inventée par « Enrico Mattei, père de l’industrie pétrolière italienne moderne et président de ENI, pour faire référence à un groupe de sept entreprises qui dominaient le commerce pétrolier au début des années 60. Mattei avait employé ce terme de manière ironique, accusant ces entreprises de cartellisation en vue de se protéger mutuellement au lieu de respecter la libre concurrence industrielle. Elles nuisaient ainsi aux entreprises émergentes de ce secteur ».
- Entretien avec le président Rafael Correa, Canal Uno en vivo, 21 janvier 2014. https://www.youtube.com/watch?v=03lET9w0ZyI (retranscription par l’auteur)
- Entretien avec l’auteur, 28 octobre 2016.
- « North-South american indigenous peoples unite in Chevron fight », TeleSur English, 23/04/2015 http://www.telesurtv.net/english/news/North-South-American-Indigenous-Peoples-Unite-in-Chevron-Fight-20150423-0003.html
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Son nom original en anglais est « International Center for Settlement of Investment Disputes” (ICSID). Voir le site www.icsid.worldbank.org
- Regarder le documentaire « The Empire Files: Chevron vs. the Amazon – Inside the Killzone »
http://therealnews.com/t2/index.php?option=com_content&task=view&id=31&itemid=74&jumival=17027#newsletter1 - Campagne Dismantle Corporate Power http://www.stopcorporateimpunity.org/
Traduit de l’espagnol par Rémi Gromelle
Source originale : Journal de Notre Amérique 19, Investig’Action