Comment traduiriez-vous votre personnalité en mouvement ?
C’est le travail introspectif quotidien de ces danseurs d’exception.
Rencontre avec les Blackalicious à la découverte du hip hop,
un outil de développement personnel insoupçonné.
Une rythmique forte et des lumières colorées baignent la salle. Un enfant s’avance au milieu du cercle, le regard plein d’assurance, et improvise des mouvements avec une maturité étonnante. Lui succèdent un jeune marocain, une grande femme rousse, un américain, ainsi que des personnes de toutes corpulences et de toutes origines. Par simple expression corporelle spontanée, chacun livre ainsi la magie de son univers, sous les acclamations chaleureuses du public.S’agissait-il d’une célébration rituelle ? D’une séance de transe-danse ? Peut-être bien… Il y a quelques semaines, le battle de hip hop Break Ya Neck, a accueilli 140 artistes internationaux dans la convivialité d’une petite salle de banlieue. Mais il n’a pas seulement survolté Paris, il a touché par sa sincérité. Loin des clichés sur la culture de rue, c’était bien là une célébration pure de l’humain dans toute sa richesse et sa diversité. « On peut reconnaître les gens qui dansent avec le cœur, » nous confie Kaliss l’un des membres fondateurs de l’équipe d’organisation, le groupe de danse Blackalicious. Le freestyle serait-il un miroir de l’âme ? Découverte d’un outil de libération du soi surprenant.
Une culture de l’authenticité
« Mais au début il n’y avait pas facebook et les enjeux financiers actuels, les gens partageaient leurs arts avec simplicité et authenticité dans la rue » se souvient Kaliss. A l’époque, grapheurs, danseurs, et musiciens de talent se représentaient ainsi en ville gratuitement et à la vue des passants. « Enfant j’ai assisté à des moments de sincérité magnifiques. » C’est cet esprit initial pur et brut de l’art de rue, ancré dans des valeurs d’humilité, de respect et de partage, que défendent les Blackalicious.
Une plongée au cœur de soi
Le freestyle, qui signifie en anglais « libre expression », consiste à exprimer ses ressentis à travers des mouvements improvisés sur une musique aléatoire. C’est donc un profond travail introspectif.
« Dans la rue, tu ne peux copier personne, tu es obligé d’affirmer ta propre personnalité » nous explique Kaliss. « Et c’est surement la chose la plus difficile, se trouver, ajoute Moïse, un autre membre du groupe. Je suis quelqu’un de timide et réservé, et la danse m’a permis de m’ouvrir aux gens et de m’exprimer autrement qu’en mots. Quand tu ressens vraiment, tu ne peux pas mentir, ta danse dit clairement les choses. »
La passion s’est vite transformée en mode de vie pour ces danseurs, à travers des entraînements quotidiens et une documentation poussée sur la culture. Et dans notre société où la pression de la performance est forte, conserver cette connexion avec soi-même est un vrai défi. « On veut toujours progresser, mais même si c’est difficile, il faut maintenir un travail sur soi, pour ne pas se perdre, reprend Moïse. « Chacun s’élève, complète Kaliss, mais pas seulement dans la danse, aussi dans la vie. Il faut être intègre, loyal, et respecter les autres, même ton adversaire s’il partage le même amour pour la culture. » Une véritable hygiène et éthique de vie au quotidien.
L’Unité dans la diversité
Plus qu’un langage corporel, le freestyle est aussi une communion. Car non seulement ces danseurs parviennent à la prouesse d’exprimer en mouvement leur être authentique, mais ils effectuent cette improvisation en groupe. « On est connectés, reprend Kaliss, on se comprend sans avoir besoin de parler. Beaucoup de danseurs ont essayé de rejoindre le groupe, mais cela ne se demande pas la connexion se fait toute seule. »L’alchimie s’opère ainsi entre ces individualités pures. « Chacun d’entre nous possède sa propre énergie, mais nous sommes liés par le même état d’esprit, le même amour pour la danse. C’est comme une famille. » Les différences deviennent ainsi une richesse. « L’un de mes plus beaux souvenirs, nous confie Moïse, c’est lorsqu’un jour à la fin d’un battle où on avait ressenti en dansant quelque chose d’inexplicable, un homme nous a dit, ému : ‘cela se voit quand vous dansez que vous vous aimez tous’. Et ça, c’est la clé d’une réelle équipe. » Et sans doute également de la réussite.
A la lisière de la transe
« Dans nos communautés, il y a toujours eu ces rituels, où les gens se réunissaient en cercle pour danser, explique Kaliss. A chaque fête de famille encore aujourd’hui, nous dansons, et même les enfants les plus timides sont encouragés à s’exprimer. » Une connexion ainsi établie avec leur corporalité instinctive dès les premiers stades de l’enfance. Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie, plaçait d’ailleurs le langage du corps avant le langage conceptuel.
« Si on ne laisse pas un enfant développer ce langage gestuel du corps primitif, il ne pourra pas incorporer le monde et va trop vite le conceptualiser, coupé de sa corporalité instinctive, c’est à dire de l’élan vital qui lui permet de s’incarner. Il aura donc du mal à vivre ses potentialités, » explique Rafael Baile, ex-soliste du Ballet Théâtre d’Aquitaine, aujourd’hui enseignant en danse biodynamique. Plus qu’une danse, cette liberté corporelle devient un véritable outil de développement personnel.
Ces danseurs grandissent aussi dans un environnement très musical, ce qui façonne également leur écoute. « Les membres de notre groupe partagent une musicalité singulière. On a un toucher particulier en dansant, nous caressons la musique, là où d’autres tapent le son. » Une texturisation de la musique qui révèle combien leur perception en est subtile. « La musique n’est pas que du son, ajoute Moïse, elle apporte de réelles sensations. »
Le neurophysicien et spécialiste de la conscience Denis Bédat a notamment consacré ses recherches aux effets des vibrations sur l’organisme. Il affirme en effet que « l’induction de basses fréquences vibratoires agit à un niveau subtil sur la détente de l’esprit, et même sur la régénération du corps. » La musique a ainsi le pouvoir de nous plonger dans un autre niveau de conscience, nous permettant de révéler des capacités étonnantes.
« C’est vrai que quand tu danses et que tu es vraiment à fond, tu ne penses plus à rien, c’est au-delà de ton corps, confie Moïse. Et lorsque tu ressens ça en équipe, c’est encore plus fort. » Un moment extatique, qui n’arriverait que quelques fois dans la vie d’un danseur. « Ce jour là tu ne sais pas pourquoi, mais tu brilles. Tu es tellement conscient, et en même temps inconscient, que tu as l’impression de voler, décrit Kaliss. Tu danses sans être vraiment dans ton corps. Une émotion profonde sort de toi, si bien que tu n’entends même plus les cris des gens. Ce sont des ressentis tellement forts, tellement vrais et inattendus, que c’est au-delà de toi et de ta gestuelle. C’est plus de l’Art que de la performance. Tu prends conscience de la force que tu as en toi. »
Le pouvoir de l’intention
Face à une telle démonstration d’authenticité, le spectateur ne peut rester de marbre. « Il n’y a rien de plus fort que de parvenir à ressentir et à faire ressentir, nous dit Kaliss. Même si l’objectif n’est pas de divertir les gens, c’est touchant lorsqu’ils nous disent merci, ou qu’ils ont ressenti des frissons. » « Tu te découvres un vrai pouvoir, ajoute Moïse. C’est incroyable de se dire que c’est juste de la danse, mais que cela a le pouvoir de faire évoluer les comportements et la mentalité du public. »
Mais est-ce vraiment « juste » de la danse ? Nombre de chercheurs ont démontré le pouvoir de l’intention. Parmi les plus étonnantes, l’étude Bastyr démontre que la réaction des ondes cérébrales du sujet émetteur d’un stimulus, est reflétée chez le sujet récepteur. En d’autres termes, le cerveau du spectateur réagit en miroir de celui du danseur. Le neurophysicien Denis Bédat s’est aussi beaucoup intéressé au pouvoir de la pensée. « Des ondes endogènes émanent de vous et entrent en résonance avec les champs de fréquence autour de vous, explique-t-il. Ainsi, plus vous irradiez une pensée, plus vous activez sa signature électromagnétique dans votre environnement, augmentant ainsi son pouvoir de manifestation. Et plus le champ de conscience est élevé, moins il est nécessaire que les personnes soient nombreuses dans l’accomplissement de manifestations.»
Une utopie matérialisée
En projetant un certain idéal sur son environnement, un groupe de personnes peut-il donc changer le monde ? Confrontés aux réalités d’un milieu artistique récupéré commercialement et soumis à la loi de la jungle, les Blackalicious sont partis de rien il y a 4 ans pour courageusement créer leur propre battle, selon leur code de valeurs : le Break Ya Neck. « La majorité des battles sont politiques, les choix des jurys sont orientés en fonction des affinités, et cela tue la culture, dénonce Kaliss. Lorsqu’on a commencé la danse, on était sensibles, et on ne comprenait pas qu’on puisse nous boycotter car nous n’étions pas connus, parce que des gens avaient peur qu’on prenne leur place, ou parce qu’on avait leurs potes en face de nous. On a voulu éviter ce qu’on nous a fait, en mettant en place un événement juste qui évalue les danseurs en fonction de leur talent. »
Il s’agit aujourd’hui du 3ème plus gros battle de France. Leur secret ? « Notre démarche est de ramener des danseurs qui ne sont pas forcément connus, mais qui ont leur identité propre et qui dégagent quelque chose, nous explique Moïse. Souvent le public se focalise sur les vedettes du moment, et n’accorde pas d’attention à d’autres qui donnent plus envie d’aimer la danse. »
« On donne ainsi une tribune à des danseurs incompris, ajoute Kaliss, qui ont une maturité dans leur danse, une énergie particulière, leur univers, et on leur permet d’être découverts. »
A travers leurs évènements, les Blackalicious replacent ainsi l’Art et l’Humain au centre d’un mouvement qui les a insidieusement remplacés par l’argent et la performance. Cette culture peut-elle être sauvée ? Pour Moïse « il faudrait que toute personne qui se prétend hip hop s’intéresse réellement à la culture. Qu’elle ne consomme pas juste les produits et les battles, mais qu’elle soit curieuse de l’histoire. » Pour Kaliss, ce milieu a besoin d’un retour à l’essentiel. « Les médias et les réseaux sociaux véhiculent une image trompeuse du hip hop. C’est un art de la rue. La rue appartient à tous, quelle que soit ta condition sociale ou tes origines. Prenons une caisse claire, quelques instruments, et recréons en ville ces partages artistiques authentiques. »