Journaliste : Il y a 7 mois que vous avez quitté le pouvoir.
Cristina Fernández de Kirchner : 8 mois.
Journaliste : 8 mois, non ? Et beaucoup de choses se sont passées dans le monde, en particulier dans la région et en Argentine. Et ce qu’on voit aussi en ce moment, c’est qu’il y a des forces contraires à l’esprit que vous avez laissé quand vous avez quitté la présidence, le 10 décembre dernier. Quelle analyse faites-vous de ce qui se passe, comment voyez-vous le moment où vous avez quitté le pouvoir et d’une certaine façon, tout ce qu’on vit ces jours-ci ?
CFK : Je ne l’analyse pas uniquement du point de vue de l’Argentine. Mon point de vue est un peu plus large, je l’analyse dans une perspective plus régionale, ce qui se passe en Argentine, ce qui se passe au Brésil, ce qui s’est passé lors de la dernière élection organisée par Evo Morales en Bolivie.
Il me semble qu’il y a un retour en arrière de ce qu’ont été les gouvernements nationaux et populaires de la région. Il y aune avancée de ce que nous pourrions appeler la droite conservatrice ou « restauratrice » en ce qui concerne l’exclusion sociale, les nouveaux réalignements et l’abandon de l’idée d’unité régionale qui a été au premier plan aussi bien dans l’esprit de l’UNASUR, du MERCOSUR et de la CELAC depuis 1999 qui fut, disons… le premier gouvernement, quand Chávez est arrivé au pouvoir en Venezuela. Ensuite Lula lui a succédé au Brésil, puis est venu Néstor Kirchner en Argentine, ensuite, ce fut le Front Large en Uruguay, Lugo au Paraguay.
Tout cela n’est pas dû au hasard. C’est un mouvement régional qui avait aussi à voir avec une étape du néolibéralisme des années 90 essentiellement qui avait triomphé et qui avait été une véritable catastrophe sociale en termes économiques. Non ? Je crois qu’on peut voir cela très clairement. Cela a aussi été en rapport avec un moment de l’histoire des Etats-Unis qui, à partir de 2001, suite à l’impact terrible qu’a eu l’attentat contre les Tours Jumelles, c’est comme s’ils avaient cessé de regarder autant ou d’intervenir, si on veut, autant dans la région parce qu’évidemment, ils avaient été agressés sur leur territoire et ils avaient d’autres priorités. Jusqu’à aujourd’hui, ils ont encore d’autres priorités.
Il me semble qu’ensuite ils ont à nouveau porté le regard vers la région qui a toujours été vue comme le réservoir d’aliments, d’énergies, aquifère1, de minerais, presque propre, non, en Amérique. Et aussi l’apparition de ces nouveaux gouvernements populaires, nationaux, démocratiques, parce que l’une des caractéristiques est que, contrairement à ce qui a pu se produire au XX° siècle pendant lequel il y avait eu aussi des gouvernements nationaux et populaires qui étaient discutés par là en ce qui concerne la méthodologie. Non, non, ces gouvernements ont été caractérisés non seulement par l’accès à la démocratie mais par une profonde vie en démocratie concernant la liberté d’expression. Même en ce qui concerne des expressions qui portaient atteinte à la vie même des gouvernements et qui souvent ont tenté des expériences qui les ont destitués comme celle que j’ai dû vivre en 2008 en Argentine ou comme celle que vit maintenant le Brésil de Dilma Roussef… maintenant qu’ils sont en plein processus de destitution, pour ainsi dire. Avec lequel, comment je le vois ? En Argentine, je le vois comme un retour en arrière très important parce que les réussites qui avaient été obtenues étaient réellement formidables, au-delà de ce discours de la lourde blessure, les chiffres sont objectifs. Le 10 décembre de l’année dernière, l’Argentine avait atteint le plus bas niveau d’endettement extérieur en monnaie étrangère de toute son histoire, pas des 10 dernières ou des 20 dernières années. Jamais nous n’avions eu ce niveau de désendettement et ce qui est curieux, c’est que le Gouvernement qui fut celui qui a atteint ce désendettement fut celui qui avait reçu le pays avec un défaut de dette souveraine du monde. 160 000 millions de dollars, un nombre à 2 chiffres de chômage, 54% de pauvreté, 46% d’indigence, un GINI, un indice de GINI qui atteignait 5%. Il n’y avait pas de négociations paritaires2 dans le pays, les retraités touchaient 200 pesos et nous avons fini un 9 décembre avec le niveau d’endettement le plus bas de toute notre histoire, ce qui permet au Gouvernement actuel et aux gouvernements des provinces actuels de s’endetter. Je réserve mon pronostic, je ne fais pas un bon pronostic concernant cette sorte d’endettement.
Mais bon, nous prenons aussi un sujet où les travailleurs qui avaient réussi, les travailleurs argentins, je vois non et je dis, en parlant d’eux, ils avaient obtenu le salaire avec le plus fort pouvoir d’achat de la région comparé au dollar non seulement nominalement mais aussi en termes de qualité du pouvoir d’achat qui est la façon de mesurer le salaire. Non seulement en termes nominaux parce que je peux avoir une moyenne de 450 à 500 dollars de salaire mais combien de choses est-ce que j’achète dans mon pays avec ces 500 dollars ? Et nous n’avions pas seulement un salaire plus élevé en dollars mais nous avions celui qui possédait la parité la plus élevée… le pouvoir d’achat en parité. Alors… avec les retraités, il s’est passé la même chose. Le degré le plus élevé de couverture, nous arrivons pratiquement à une couverture de 97 à 98% à partir du moment où nous avons réussi aussi à récupérer l’administration des AF JP. Cela nous a permis de réaliser les tâches d’inclusion, les moratoires de retraite qui jusque là irritaient certains parce qu’ils disaient qu’ils n’avaient pas cotisé mais ils ne se rendaient pas compte qu’avec cela, nous obtenions un meilleur pouvoir d’achat, un meilleur pouvoir d’achat pour les gens qui réalimentaient un pays dans un monde qui, à partir de la crise de 2008, était devenu extrêmement difficile et complexe. Parce que tout ce phénomène, en plus se produit dans un monde avec une crise qui n’a pas encore été surmontée, la crise de 2008, quand Leaman Brothers est tombé et ensuite, ils vont, je ne sais pas pour quel sauvetage ils vont mais ils ont plus de sauvetages que les pirates du XVIII° siècle et ils continuent à sauver les banques, ils continuent à sauver les banques alors que les gens continuent à être ruinés, pourquoi, dites-le moi, non ?
Alors le pouvoir d’achat, les négociations paritaires libres, jamais, jamais on n’a arrêté aucune négociation paritaire en Argentine pendant les 12 ans et demi de gestion avec un pourcentage en-dessous de l’inflation, jamais. Jamais les salaires n’ont été baissés en-dessous de l’inflation, c’est pourquoi il y avait du pouvoir d’achat. Et je l’ai dit l’autre jour à l’Institut Patria quand j’ai dû faire une toute petite intervention, que pendant ces 12 ans et demi, les syndicalistes étaient les mêmes et maintenant aussi ce sont les mêmes mais maintenant, les négociations paritaires qui ont été arrêtées cette dernière année l’ont toutes été à la moitié de l’inflation ou moins. Je veux dire que quand les négociations paritaires s’arrêtaient au-dessus de l’inflation avec un fort pouvoir d’achat, ce n’était pas dû à la gestion ou au mérite des syndicalistes, au-delà des exceptions qu’il y a toujours, évidemment mais c’était le produit de la politique d’un gouvernement qui concevait le salaire des travailleurs non comme quelque chose qui coûtait à l’économie mais comme quelque chose qui dynamisait et organisait l’économie par la consommation. Je sais, ils vont dire : « Ca, c’est l’étape de l’investissement et de la consommation. »
Sans la consommation, personne n’investit, c’est une très vieille discussion entre économistes qui vient de l’époque classique, non ? De l’économie. Si c’est d’abord l’investissement et ensuite la consommation. Et sauf si quelqu’un découvre la voiture comme Henry Ford ou ce que Steve Jobs a inventé que… Là, ça peut être d’abord l’investissement et cela produit la demande, la consommation. Mais quand on produit des aliments, quand on produit des voitures aujourd’hui, c’est d’abord la consommation qui garantit au patron que l’investissement qu’il va faire va être rentable parce qu’il va pouvoir le placer sur le marché intérieur ou il va pouvoir le placer sur le marché extérieur à travers l’exportation. Et aujourd’hui, dans un monde en sur-offre, avec de grands excédents, aujourd’hui, le monde a des excédents de toute part, toutes les économies quelque soit son niveau de développement, je me réfère même aux plus hautes technologies et aux techniques les plus élaborées, même celles qui produisent des biens de base, ils ont des excédents de production parce que la consommation a baissé dans le monde entier. La consommation a baissé dans le monde entier suite à la crise qui ne cesse pas, parce qu’on continue à avoir, de plus en plus, plus d’inégalités dans la distribution des revenus et cela s’étend comme une tache d’huile sur toute la planète.
Alors, suite à cela, nous avons des excédents de production de tout côté et à cause de cela, aujourd’hui, on peut voir et, en plus, avec une politique commerciale d’importation libre, nous recommençons à voir dans les supermarchés argentins des oranges de n’importe où, des fruits de n’importe où, des aliments, du porc,… tout cela porte atteinte au marché intérieur. Cela ne veut pas dire qu’il faut avoir une économie fermée mais une économie qui prend soin des producteurs, des investisseurs et des petites et moyennes industries locales. Bon, c’était la situation en Argentine le 9 décembre et on pourrait dire : bon, mais oui, c’est une opinion. Et je ne me souviens pas, et ce n’est pas un de mes mérites, je ne le prends pas comme un de mes mérites mais comme un mérite des politiques développées pendant 12 ans et demi. Un modèle, un projet de pays. Je ne me souviens pas et s’il vous plaît, si vous sous en souvenez, dites-moi, en Argentine, qu’un gouvernement, après avoir été 12 ans et demi au pouvoir, il s’en va, à son dernier jour de gouvernement où il va dire au revoir au peuple avec une place où nous n’avions jamais vu tant de monde. Et pas des gens organisés par des partis parce que ça a été le signe distinctif. Moi, ce qui m’a profondément émue, ce 9 décembre, ça a été l’hétérogénéité des gens qui étaient sur la place, la quantité de partis qui étaient sur la place. La première chose que j’ai notée quand je suis descendue de l’hélicoptère qui venait d’Olivos, nous arrivions toujours sur la piste d’hélicoptère à côté de la Rosada, c’est que dans d’autres occasions beaucoup plus importantes, lors d’autres mobilisations… je voyais toujours, en descendant de l’hélicoptère, une quantité de bus.
Cette quantité de bus qui faisait peur à certains personnages de notre pays : « Ils arrivent en bus ». Et oui, tout le monde n’a pas de voiture et les gens, ici, habitent loin et veulent aller à une manifestation et ils y vont en bus. La première chose qui a attiré mon attention sur cette place, le 9 décembre, a été : il n’y avait pas de bus. Je suis descendue de l’hélicoptère et je n’ai pas vu de bus, nulle part. Au contraire, j’ai vu beaucoup de voitures qui stationnaient n’importe comment, au-dessus du sentier, sur les petites places, sur les côtés…Comme si les gens étaient venus en voiture et l’avait jetée là. Que c’est bizarre, il n’y a pas de bus et une quantité de voitures. Et quand je suis arrivée sur la place et que j’ai vu qu’il n’y avait pratiquement pas de drapeaux, qu’il n’y avait pratiquement pas de pancartes, qu’il y avait beaucoup de gens isolés, beaucoup de gens isolés, ce qui m’a été confirmé ensuite par les gens qui étaient sur la place, et qui ont beaucoup tardé à se disperser. Savez-vous pourquoi ces gens ont beaucoup tardé à se disperser ? Parce que c’étaient des gens qui n’avaient pas l’habitude d’aller à des manifestations et qui n’étaient pas venus de façon organisée. Quand les manifestations sont organisées, la colonne un tel entre par là et sort par là. La colonne un tel entre par là et sort par là et la manifestation finit là et en 20 minutes, une demi-heure, la place est dégagée. Il y a des gens qui ont mis 2 heures et demie pour arriver à la voiture qu’ils avaient laissée, supposons, à l’Obélisque, parce que les gens se heurtaient dans la manifestation parce qu’ils ne savaient pas par où prendre parce qu’étaient venus des petits, des familles, etc… Alors, je dis, si après 12 ans et demi, lors d’une manifestation que j’ose qualifier d’inédite, un peuple ou au moins une grande partie de ce peuple hétérogène va dire au revoir au Gouvernement qui s’en va… Certainement, il doit y avoir eu des erreurs, des erreurs doivent avoir été commises, il doit y avoir de mauvaises choses. Mais bon, convenons que c’est un phénomène qu’on n’avait jamais vu. Et puissent tous les gouvernements d’ici quand ils finissent, puissent-ils, puissent-ils s’en aller avec une place pleine de gens, parce que, bon, ça signifie que…
NOTES de la traductrice :
1 L’aquifère peut stocker de l’eau souterraine. Un aquifère est une formation géologique ou une roche, suffisamment poreuse et/ou fissurée (qui peut stocker de l’eau) et perméable (où l’eau circule librement). Pour se représenter un aquifère, il faut imaginer un vaste réservoir naturel de stockage d’eau souterraine (https://fr.wikipedia.org/wiki/Aquifère).
2 « paritarias » : instruments du droit du travail en Argentine qui permettent aux travailleurs de participer à des discussions avec les patrons pour arriver à des accords « paritaires » négociés sur un certain nombre de sujets (salaires, conditions de travail…). C’est assez différent de nos négociations collectives d’ici mais nous n’avons pas trouvé de meilleure expression que « négociations paritaires »…
Source en espagnol :
Interview complète (en espagnol)
Traduction : Françoise Lopez pour Bolivar Infos