Par Franco Vielma

La conjoncture économique vénézuélienne a entraîné de grandes inflexions qu’on ne peut nier ni occulter. Si on considère la guerre économique comme en faisant partie, toute guerre a ses victimes et, pour de nombreuses familles vénézuéliennes, la victime majeure est le revenu réel, le pouvoir d’achat familial.

Cela fait déjà trois ans que les systèmes et sous-systèmes d’approvisionnement et de prix sont soumis à un chaos programmé et télécommandé. L’usure résultant des facteurs industriels et de distribution produit ses effets et l’on constate un profond impact dans un contexte économique où les délits d’accaparement s’imposent et où la spéculation ronge de façon accélérée le revenu familial. La situation s’aggrave du fait de la chute des cours du pétrole, en raison de l’étroite interrelation entre des facteurs industriels et la rente en devises. Avec les cours du pétrole actuellement bas, l’Etat a moins de ressources pour procéder à des importations et soutenir l’économie.

Dans le cadre de l’Agenda économique bolivarien, cette conjoncture appelle une restructuration du modèle économique. De façon pragmatique, des stratégies sont mises en œuvre pour réorienter l’ensemble de l’économie, en créant de nouveaux espaces de gouvernance, en procédant à des ajustements et en centrant les efforts sur la résorption des déséquilibres. En théorie, le second semestre 2016 pourrait être plus favorable sur le plan économique que le premier en termes d’approvisionnement mais à ce jour l’impact de la baisse réelle du pouvoir d’achat est réel. Il est tellement profond qu’il importe avant tout de l’examiner rigoureusement et sans tabou. Il est plus important à l’heure actuelle d’en analyser les mécanismes afin de contenir la chute du revenu réel et de créer les conditions élémentaires de sa récupération.

On nous a « mexicanisé » l’économie

Je me permets de vous relater une anecdote personnelle. J’étais il y a peu à Mexico dans le cadre d’un événement politique et académique pour expliquer des aspects de la situation économique et politique du Venezuela. J’ai essayé de comprendre comment les choses fonctionnent là-bas, je me suis empressé d’interroger de nombreux mexicains sur des aspects quotidiens de l’économie, dans un pays où les étals sont bien fournis, ce qui suppose que « tout va bien ». J’ai fait ensuite des comparaisons et des rapprochements.

Depuis le réajustement du premier mai dernier, le salaire minimum vénézuélien est de 15 051 Bolivars, à quoi on ajoute les bons d’alimentation dont le montant est estimé à 18 585 Bolivars, cela fait un total de 33 636 Bolivars. A Mexico le salaire de base (sans aucun autre apport) est de 2 100 pesos. J’ai alors interrogé les gens sur les dépenses de base des familles et l’on m’a répondu que « personne ne peut vivre avec le salaire minimum » ; je me suis dit que « c’est la même chose au Venezuela » ; mais si on va dans les détails, j’ai appris que faire le plein d’essence peut coûter 1 000 pesos (soit presque 50% du salaire minimum), le coût de l’électricité dans une résidence familiale peut aller jusqu’à 400 pesos (20% du salaire minimum), le gaz domestique mensuel 300 pesos (15% du salaire minimum), la facture mensuelle d’eau 250 pesos (12,5%), ceci sans compter les dépenses de loyer qui sont différentes selon les endroits (cette donnée est importante dans la mesure où une très forte proportion de mexicains sont locataires). Au Venezuela, si ont fait la comparaison le plein d’essence, soit 400 Bolivars, représente 1,3%du salaire minimum, l’électricité à 600 Bolivars, c’est 2% du salaire minimum, l’eau avec 150 Bolivars 0,5% du salaire minimum et le gaz domestique 0,3% soit environ 100 Bolivars.

En  voyant les différences exorbitantes entre les dépenses basiques des mexicains et des vénézuéliens, j’ai demandé alors ce qui était le plus cher pour la majorité des familles mexicaines. Je m’attendais à ce qu’ils me disent que c’était les dépenses courantes. Non : « c’est l’alimentation » m’entendis-je répondre. Pour sûr l’économie vénézuélienne est dans une passe difficile, mais je me suis demandé « bon sang comment font-ils dans ce Mexique où ils « «vont bien » » ; la réponse fut que personne ne vit avec le salaire minimum et qu’il est normal que beaucoup de mexicains aient 2 emplois, salariés, indépendants ou informels. Il y en a même qui travaillent le week-end inclus pour couvrir les dépenses courantes et ça c’est habituel là-bas.

Dans le domaine de l’alimentation au moins, on nous a « mexicanisé l’existence… »

Faisons des mises au point importantes. Quand on parle de service public et de sa relation au pouvoir d’achat des familles, il faut souligner qu’en raison de la propriété publique de ces services et  la nature socialiste de notre gouvernement, l’Etat vénézuélien ne nous  ponctionne même pas 4% du salaire minimum. Ce n’est pas le cas du Mexique. Mais indubitablement la crise du pouvoir d’achat des vénézuéliens touche le domaine de l’alimentation. Dans ce domaine au moins, ils nous ont « mexicanisé » l’existence… Le rude changement dans les systèmes de fixation des prix a conduit l’économie des familles vénézuéliennes à des situations similaires à celles de familles mexicaines, colombiennes et de l’Argentine de Macri. Avec l’aggravant pour ces familles qu’elles n’ont pas les protections sociales que nous avons encore au Venezuela et que la droite veut démanteler. Le problème est qu’il nous en coûte de comprendre la dimension réelle de tout ça : en effet cela fait 17 ans que nous vivons sous la protection de l’Etat, mais la guerre économique et l’ensemble de la conjoncture la sapent. Bien évidemment ce qui se passe nous affecte.

La perte du pouvoir d’achat réel des familles vénézuéliennes est donc un thème qui requiert toute notre attention. La spéculation épuise le pouvoir d’achat et ses effets sont particulièrement notables sur la vie des salariés ces derniers 6 mois de 2016. Les soutiens de famille qui représentent 60% de la population active dans le secteur formel sont ceux qui supportent le plus grand impact de la pagaille régnante dans l’approvisionnement et la fixation des prix. Ce sont 3 ans d’inflation provoquée par la fixation des prix en fonction du cours du dollar parallèle,  par le boycott des systèmes de juste prix, par le sabotage des réseaux de productions régulées, le tout orchestré par la grande, moyenne et petite bourgeoisie qui ont ainsi affaibli 14 ans de récupération progressive du salaire réel.

La lutte pour récupérer le revenu familial

Pour la seconde partie de cette année, les perspectives relatives à une atténuation et une résorption des déséquilibres dans le domaine de l’approvisionnement sont favorables (1). Une légère remontée des prix du pétrole, le cycle national de semailles, l’investissement centré à doses homéopathiques sur  les matières premières, les nouvelles sources de financement et le reprofilage de la dette forment un ensemble qui va contribuer profondément à cette amélioration.

Il y a actuellement un réaccomodement dans les structures et les processus de fixation des prix. Un dollar flottant Dicom verra le jour, vu que l’Etat est dans l’incapacité d’importer de tout et d’affecter des dollars pour tout (y compris les matières premières pour les entreprises), ce qui signifie qu’une bonne partie des biens de consommation intérieure ne bénéficieront pas de l’aide indirecte de l’Etat ; c’est ce qui avait permis durant ces dernières années que le marché soit inondé par des articles achetés ou associés au dollar. Les ajustements inflationnistes en Bolivars pour les produits arrivent et continueront. Cela implique que devant une progressive et éventuelle récupération des produits sortant des usines, le problème principal  ne sera pas la pénurie d’aliments mais la capacité de consommation des familles socio-économiquement les plus vulnérables.

Aujourd’hui il est assez difficile pour beaucoup de familles d’acheter des aliments sensibles et soumis aux horreurs de la spéculation, particulièrement ceux qui relèvent du régime en protéines animales telles que la viande, le poulet, le fromage, les œufs, le ton, le poisson, le porc, les boudins. C’est donc un problème de l’ici et du maintenant, qui impose des mesures d’urgence afin de corriger de façon conséquente les causes de la dépression des salariés.

Il y a 2 façons fondamentales de revaloriser le revenu familial. La première est à travers les hausses salariales. Si l’on peut être sûrs d’une chose c’est que le président Maduro suivra cette voie. C’est malgré tout un défi pour le gouvernement dans un contexte de baisse des revenus pétroliers. Même si les nouvelles sont bonnes sur ce front puisque les impôts payés au Venezuela ont crû de façon très importante : ils représentent 90% de budget 2015. Il est vrai également qu’il est plus facile de réajuster les salaires avec un baril de pétrole à 100 dollars, mais c’est hypothétique. Les réajustements salariaux ont été fréquents mais il a fallu compter avec l’inflation générée par la spéculation. Cette dernière est une arme politique et à ce titre elle est irrationnelle et incontrôlable, alors que les hausses salariales dépendent d’un ajustement mathématique dans le cadre du budget et d’un effort pour trouver et diversifier les ressources.

Le problème des aliments réside dans la structure de la distribution

C’est pourquoi la deuxième voie pour revaloriser le revenu familial est la plus importante : les gens doivent pouvoir acheter leurs produits de base en toute confiance et au juste prix. Dit autrement : les nouveaux produits régulés qui se vendront, circuleront davantage (en théorie), ils serviront pour remplir les rayons ; ils seront certes plus chers, mais 6 fois plus économiques que les produits accaparés illégalement, ce qui les rend encore vulnérables à un détournement vers le marché parallèle et le sabotage de ces 3 dernières années. La solution réside dans le contrôle total de tous les mécanismes distributifs

L’Agenda économique bolivarienne doit reconnaître l’importance vitale de la distribution, comme facteur essentiel aujourd’hui soumis au sabotage. Sans corriger ce travers il est impossible que les produits arrivent dans les foyers dans des conditions justes. Pour protéger la consommation des foyers, les CLAP (Comités Locaux d’Approvisionnement et de Production) sont une réponse à la hauteur de l’enjeu ; il convient donc de les étendre, de les consolider et de centrer leur action sur les groupes socio-économiques les plus vulnérables, là où est la classe salariée, là où la conjoncture a le plus durement frappé. Le défi à relever doit être de rendre efficaces les mécanismes permettant aux produits régulés (qu’ils proviennent d’entreprises privées ou publiques) d’arriver jusqu’aux populations les plus démunies.

Chercher les produits détournés dans les réseaux privés ou les ventes de produits accaparés est certes nécessaire et il faut  poursuivre cette action, mais cela ressemble à la situation d’un apprenti karateka cherchant à tuer chaque abeille d’un essaim qui l’attaque avec des baguettes chinoises. Le problème réside dans la structure de la distribution. L’alternative des CLAP est une stratégie plus nécessaire que jamais et elle contribuera fortement au contrôle du problème de distribution ; mais il faut se pencher également sur le rôle des intermédiaires, les grandes chaînes de distribution et de commercialisation où une bonne partie des détournements a lieu. Il faut aller au cœur du système. Cela implique qu’en plus de préparer le terrain à des mesures structurelles et correctives inhérentes à la production, notre gouvernement doit s’atteler à des mesures conjoncturelles et correctives des mécanismes de distribution.

Comprenons de quoi il s’agit : une économie marquée par la guerre systématique et coordonnée contre la population. Pour gagner cette guerre, il faut la comprendre, reconnaître chaque étape, chaque piège et chaque espace contrôlé par l’adversaire pour la vider de son efficacité opérationnelle et de son pouvoir de feu. La lutte consiste à protéger notre front intérieur, la vie des gens humbles et les conquêtes sociales obtenues durant la révolution. N’abandonnons pas nos réussites entre les mains des spéculateurs. Protégeons-les avec courage et créativité. Il faut soustraire les produits du flux mercantiliste de la guerre, en suscitant des voies solidaires de distribution et en soumettant les facteurs intermédiaires à des mesures conjoncturelles et fortes. La meilleure voie pour la récupération du revenu familial décent, c’est la construction d’une économie juste.

 

Note : 1) https://venezuelainfos.wordpress.com/2016/05/28/la-contre-offensive-bolivarienne-et-la-course-contre-la-montre-de-la-droite-au-venezuela/

Source de cet article : http://misionverdad.com/la-guerra-en-venezuela/la-debacle-del-ingreso-familiar-y-el-reto-de-recuperarlo

Traduction : Jean-Claude Soubiès

Photo (Thierry Deronne) : réunion d’un Comité Local d’Approvisionnement et de Production, Palo Negro, état d’Aragua, juin 2016.

L’article original est accessible ici