Entretien avec Zohra Brahim – Assemblée Nuit Debout – Place de la République – Paris
Propos recueillis par Mauricio Alvarez
Pressenza présente la deuxième partie de l’entretien. La première partie se trouve ici :
Les sciences du langage au service du pouvoir ? (1ère partie)
Zohra Brahim est linguiste et spécialiste en sciences du langage. En tant que chercheuse, elle s’intéresse à la question anthropolinguistique du traitement de l’information, de la transmission des connaissances et de l’accès aux savoirs, autrement dit à travers les civilisations et à travers le temps ce que l’on transmet et comment on le transmet. En s’appuyant sur ses recherches de terrain, Zohra tente d’expliquer comment le langage structure la pensée et modèle l’inconscient ainsi que l’imaginaire socio-collectif.
MA : Vous évoquez le terme de criminalité, à quelle criminalité faites-vous référence ?
« On dit d’un fleuve qu’il est violent parce qu’il emporte tout sur son passage mais nul ne taxe de violence les rives qui l’enserrent » Bertolt Brecht.
Les rives étatiques oppressent de plus en plus, les violences symboliques et économiques sont terribles.
Le capitalisme est le père de toutes les formes de terrorisme (social, économique, écologique…) sur tout le vivant, l’être humain, les peuples, la planète. Sa fille la misère sociale est mère de toutes les souffrances et violences.
Il y a toutes sortes de criminalités. La criminalité a plusieurs visages et plusieurs corps, elle est plurielle et polymorphe : le non-respect de la démocratie, le choix aveugle et sourd d’un système économique néolibéral destructeur de tout le vivant : de l’être à la planète, le non-respect de la diversité culturelle, l’incitation à la haine, le système patriarcal, le racisme, le sexisme, les crimes sexuels ; la délinquance financière, l’oppression économique, le langage instrumentalisé par les médias et les politiques, la désinformation qui fausse la réalité, le conditionnement de la « pensée ».
La criminalité des cols blanc est bien présente dans notre XXI siècle…
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » Albert Camus.
Je pense qu’il y a des parallèles à faire entre les mécanismes d’oppression économique et sociale subie depuis des années par certains pays du tiers-monde, la situation des quartiers populaires en France depuis une trentaine d’années et la situation socio-économique de l’ensemble de la population aujourd’hui. On voit bien aujourd’hui que le mal-être n’est pas uniquement concentré dans les quartiers mais aussi chez les demandeurs d’emploi, les précaires, les travailleurs pauvres, les travailleurs, les femmes, les personnes âgées, la jeunesse, en fait tout le monde sauf l’élite…
Occuper, tromper et diviser l’opinion avec l’identité nationale est un faux-débat, l’identité par définition est multiple (on est en même temps le père, le fils, le frère, l’homme… Et l’identité évolue avec le temps…), par contre le mal-être, le mal-vivre, l’oppression, la sodomie intellectuelle et démocratique, la pauvreté, la misère, la souffrance, la violence économique et symbolique, le chômage sont de nature nationale, hélas.
Mes travaux prouvent que tout est fait pour développer le cerveau gauche, logico-mathématique, le systémique, plutôt que le cerveau droit, l’émotionnel. C’est dangereux des gens qui créent de la pensée, qui pensent, qui expriment de la bienveillance, qui ressentent de l’empathie, de l’indignation qui sortent du système de pensée systémique, répétitif (cerveau gauche).
Tout est conditionnement, instrumentalisation.
La peur et le mal-être sont utiles au capitalisme, l’amygdale cérébrale, le QG de la peur est en alerte maximale, pas de réflexion, pas de coopération, pas de partage, mais la peur, l’obéissance…
On est dans une guerre médiatique, guerre de désinformation, guerre de communication, guerre des mots, guerre du savoir.
La première résistance est la résistance intellectuelle. Réfléchir c’est déjà désobéir, sortir du troupeau.
MA : Quel est d’après vous le rôle des mots et des formules de langage dans la communication des médias et de l’état ?
La psychologie de masse et l’histoire des mots se penchent sur la manipulation des masses et la propagande médiatique.
De tout temps, la langue a toujours été un enjeu de pouvoir et un instrument du pouvoir : l’État, les idéologies, les religions, les sectes, les régimes totalitaristes…
Dans l’arène sémantique, on charge sémantiquement des mots comme des bombes (identité nationale, musulman…), on en viole d’autres, on les vide de leur sens (les républicains, liberté, démocratie…).
Modeler la langue, c’est modeler l’inconscient collectif.
Aussi avoir toujours les mêmes bouffons imposteurs intellectuels qui gesticulent sur la scène médiatique est malsain car cela contribue à saboter le vivre-ensemble et empoisonner la cohésion sociale. Encore une fois « crier au loup » pour détourner l’attention des vrais problèmes et la stratégie du « diviser pour mieux régner » règnent sur les écrans et les ondes. L’uniformité des discours est dangereuse, la pluralité des voix est garante de la démocratie et du débat démocratique.
Quand la soif du pouvoir dans la quête du paraître conditionne la soif de l’avoir dans la quête du mal-être en écrasant la soif de savoir dans la quête de l’être.
On dit des sciences humaines qu’elles sont inexactes, mais on devrait dire à quel point les sciences dites exactes (l’instrumentalisation, le calcul, la stratégie, la manipulation, le conditionnement) sont inhumaines.
Le français n’existe pas, il existe des français. La langue française n’existe pas, c’est un fantasme socio-collectif. Il existe des usages et des variétés de la langue française. La langue n’est pas un bloc monolithique figé. La langue est vivante.
Le mot est vivant. Le corps du mot est habité par l’imaginaire socio-collectif. Dans le ventre des mots, mémoires et histoires, fantômes et fantasmes se bousculent. Toute convention limitant le mot diminue sa portée. Et de subtils conditionnements, peu ou prou, maquillent, déguisent, vandalisent la charge sémantique du mot ; les maux du dire et le dire des mots.
La langue n’est pas un calque de la réalité, elle est une saisie particulière du monde.
La langue est un instrument de pouvoir. La mise en scène du mot est une force puissante. Elle provoque fascination, dépendance, soumission ou rejet d’ordre sémantique, lexical, cognitif, social. Dans les mots défilent des images et se déroulent des scenarii. Quand dire c’est faire.
Dans l’ordre des mots, sens, dérives et flous sémantiques se lit le désordre du monde. Le ventre des mots est le lit des ébats et combats de nos pensées et passions. L’identité narrative du mot participe pleinement à la construction de notre histoire, de notre évolution.
Dans toutes les dictatures, dans tous les systèmes oppressants, le langage a été utilisé à des fins politiques, donc instrumentalisé. Aujourd’hui, en France les politiques et les médias, qui, par ailleurs sont de moins en moins indépendants et libres, se servent des mêmes méthodes.
MA : Comment expliquer le fait qu’aujourd’hui, même si la majorité de la population partage ces constats, la mobilisation du peuple reste marginale ?
D’une part, le traitement médiatique et politique contribue grandement à faire paraître la mobilisation comme marginale. La répression violente de la police écrase les contestations par tous les moyens.
D’autre part, toute la société ne sait pas qu’il faut réagir car beaucoup n’ont pas conscience de la situation réelle. Aussi il ne faut pas omettre que nous sommes bercés/ées depuis toujours par le mythe de la démocratie, liberté, égalité et fraternité.
Même si le déni politique et médiatique persiste, l’image de la France à l’international s’est bien dégradée notamment par la non-exemplarité des politiques en matière de criminalité financière et de criminalité sexuelle, une situation sociale troublée, un traitement médiatique de l’information autre que celui qu’on nous sert en grand- messe, un récit historique de la France autre que le récit historique diffusé par nos écoles, médias et dirigeants ainsi que les constats douloureux des instances de défense des droits humains.
Avec l’utilisation du 49-3, le passage en force malgré le désaccord de l’opinion publique, participe aussi à la démystification de la France comme pays des droits de l’homme. Le gouvernement a choisi le passage en force sur des aspects politiques et économiques de notre pays qui concernent tous les travailleurs actuels et les générations à venir. Les masques tombent, les consciences s’éveillent. Le système ne convient pas, changer un système, c’est ne plus suivre de modèle, c’est construire un autre modèle de société. Seul un mouvement qui résiste, s’unit, se structure, permettra une convergence des luttes pour donner naissance à la construction d’un nouveau modèle soutenable, plus vivable et viable.
Aujourd’hui, le capitalisme tue toute forme de vivant pour des fins économiques et financières au détriment de la vie humaine qui n’a pas de prix. L’humanité et le système écologique sont en danger, l’urgence est telle que l’on peut parler d’écocide et d’humanicide, néologismes bien funèbres, révélateurs de nos temps modernes bien sombres où le suicide est monnaie courante. Nous sommes à un carrefour civilisationnel. L’Histoire est en cours. Qui raconte l’Histoire ? Qui fait l’Histoire ? Qui vit l’Histoire ?
Il serait temps de survivre au mauvais scénario et pathétiques scénaristes qui nous asservissent et de réécrire l’Histoire.
MA : Le 31 Mars, le mouvement NUIT DEBOUT a démarré avec une énergie incroyable. La mobilisation a été spontanée et rapide, mais aujourd’hui, on a le sentiment que le mouvement s’essouffle. Qu’en pensez-vous ?
Cela rejoint le propos sur la manipulation médiatique par le langage, par la désinformation.
C’est difficile de faire tenir un mouvement de cette nature, pas de modèle, l’émergence de contestations plurielles, une situation nouvelle que les politiques au bras très policier et les médias malmènent et étouffent. D’ailleurs, ils n’ont jamais présenté Nuit Debout comme une manifestation de gens responsables et réfléchis, mais plutôt comme un événement utopique, naïf, passager, minoritaire, sensationnel, oisif et/ou dangereux.
Le gouvernement et les médias jouent sur l’émotion, le spectaculaire. Ils jonglent avec le pathos, l’affect, les passions et non la raison. Enlever du crédit au mouvement, ce qui permet d’épuiser et de diviser l’opinion, d’étouffer les revendications et/ou d’éviter l’élargissement de la mobilisation.
MA : Place de la République, lors de votre intervention, vous parliez de l’importance de l’art pour réveiller les consciences. Pourriez-vous nous dire un mot à ce sujet ?
Les arts et la culture sont les clés de voûte de l’humanité. Dans les autres sociétés capitalistes néo-libérales, on privilégie plutôt l’intelligence logico-mathématique, le cerveau gauche, les tâches répétitives, le moule, le conditionnement. L’art permet d’ouvrir le champ des possibles et d’alimenter les intelligences émotionnelles. Les arts et les cultures dont les cultures populaires contemporaines permettent de développer le potentiel cognitif, la pensée, l’esprit critique, la bienveillance et l’empathie.
A travers l’Histoire, dans les dictatures et les régimes fascistes, ce sont les artistes et les intellectuels qui ont été les premiers persécutés. Les bibliothèques, sources de connaissances, étaient systématiquement brûlées, car contester l’ordre établi en dénonçant est interdit.
Le capitalisme est une nouvelle forme de fascisme. Il est source de toutes les formes de terrorisme : politique, économique, social, culturel, écologique semant la misère, la violence et la souffrance.
MA : Dans votre travail de recherche, vous privilégiez l’immersion auprès de toutes les populations y compris celles dites marginalisées. Que pouvez-vous partager avec nous à propos de leur situation ?
Effectivement, en tant que chercheuse, je privilégie le travail de terrain, car étudier la langue, c’est étudier les mots et ceux qui parlent, donc l’être humain. Etudier la transmission c’est étudier toutes les formes de l’éducation. Le travail de terrain a pour qualité d’être ancré dans la réalité, en opposition à ce qui est observé depuis une tour d’ivoire ou à travers un écran.
J’ai exercé mes recherches en immersion dans les domaines suivants :
Crèches, écoles maternelles et primaires, collèges, lycées, BTS, MJC, bibliothèques/médiathèques, centres sociaux, maison de l’enfance, maison de la famille, foyers, centres d’éducation populaire, public réinsertion, public carcéral, ZEP, instituts médicaux éducatifs, tribunaux, les urgences, les espaces publics, festivals.
Quel que soit mon champ d’observation, il y a des inégalités, des souffrances et des violences.
L’éducation est un enjeu central pour une société.
MA : Pensez-vous que le mouvement Nuit Debout peut durer dans le temps ?
L’État va tout faire pour que ce mouvement disparaisse. Les élites répètent qu’en état d’urgence, il est irresponsable d’autoriser les gens à se réunir dans l’espace public, alors que ça ne dérange absolument pas lorsque ces rassemblements se font pour des finalités commerciales : L’Euro foot, les marchés de Noël… On voit bien que l’État a tout intérêt à ce que ce mouvement s’étouffe.
Je crois que malgré toutes les menaces, les dangers et les oppressions, le peuple a intérêt à se réunir et à faire perdurer ce mouvement… Peut-être changer la nature et le lieu des rassemblements, sortir de la place de la République, où il n’y a aucun impact sur l’économie ou sur le système politique, investir des lieux plus symboliques, comme l’Assemblée Nationale ou l’Élysée, toquer à la porte du pouvoir de manière massive.
MA : Lors de votre intervention, vous avez parlé d’une université populaire des humanistes. De quoi s’agit-il ?
J’ai créé une université humaniste et populaire «apprendre autrement, pour un autre monde », car je suis persuadée que le savoir, c’est le pouvoir. Aujourd’hui en France et dans les autres sociétés capitalistes, on forme des consommateurs et des consommatrices et pas des acteurs et des actrices d’apprentissages. Toujours pour la même raison : Il est utile d’avoir des moutons dociles.
Je transmets des savoirs de manière à ce que le langage, la politique, la sociologie, la psychologie, l’art, la culture deviennent accessibles à toutes et à tous mais aussi pour que des concepts ne restent pas uniquement des concepts, le mieux-vivre, le vivre-ensemble, le partage, la coopération, la cohésion sociale, le lien social en mettant en pratique l’humanisme. L’éducation est centrale dans le développement d’une société, éduquer à l’humanisme est une nécessité sociétale.