Hier, j’ai eu une entrevue avec une radio espagnole. Entre autres, on m’a demandé ce que je ressentais d’être publiée dans les cinq continents, mais pas au Guatemala. Et que mes mots soient traduits dans d’autres langues.
Cette question est fréquente et je ne peux jamais y répondre en toute tranquillité en raison des émotions et des sentiments qui m’habitent. Le Guatemala m’a fait mal depuis ma naissance, et continue à me faire mal et me fera mal jusqu’au jour de ma mort. Parce que j’ai moi-même vécu son exclusion, son humiliation, ses coups, son classisme et son oubli. Et cette colère et cette rage ne me sont pas propres, elles sont partagées; nous la ressentons, nous, les parias, les « rien », nous qui sommes vus comme de la crasse en raison de notre origine ancestrale et de notre classe sociale.
Mon identité n’est pas le Guatemala en général, non pas comme pays; mon identité a toujours été Comapa, Ciudad Peronia et les vendeurs du marché. Et maintenant locataire dans une terre étrangère, les immigrants sans papiers. C’est en raison de l’abus, l’humiliation et l’oubli que j’insiste toujours sur le fait que je suis une enfant vendeuse de glaces, et je le dis avec fierté et non avec regret. Et je lève la tête et je regarde en face, parce que ma valeur en tant qu’être humain exclu a la force des opprimés. Le Guatemala classiste et raciste a une dette envers ses enfants les plus fidèles et les plus nobles. Et il continue à les maltraiter et à les mépriser. Il les anéantit en coupant net leur âme.
Toute mon énergie, tout mon amour, tous mes efforts… j’ai tout donné au Guatemala et tout est resté là-bas. Quand j’ai émigré, j’étais déjà une morte vivante. Mes plus grandes aspirations sont restées là-bas sous forme de frustration, parce que le Guatemala m’a fermé toutes les portes, n’a pas entendu ma voix, mes supplications, mes cris; il a été incapable d’apprécier mes efforts. Et il m’a discriminée en tant que paria, que noire, que femme. Je n’ai aucun remords de conscience, car le plus beau de ma vie, je l’ai donné au Guatemala.
J’ai voulu m’épanouir là-bas, j’ai misé sur mon pays, je lui ai donné mon sang, mon cœur et mes rêves. Le Guatemala m’a rendu humiliations et rejet, et il a ouvert une blessure incurable de laquelle je ne me remettrai jamais, parce que le fait d’être marginalisée dans ton propre pays te laisse un vide insondable. Et j’ai vécu cela depuis ma naissance, ce mépris m’a empoisonné l’enfance, l’adolescence et les premières années de l’âge adulte. À 23 ans, quand j’ai émigré, j’étais vide.
Ce que cela me fait de ne pas être publiée au Guatemala ? Rien. Cela ne m’inquiète pas de ne pas y être publiée. Mes mots naissent de mon chaos, ils ne sont pas territoriaux. Ils n’ont aucune sorte d’attache. Mes mots sont nés à l’étranger alors que j’étais migrante. Ils sont errants. Si au Guatemala je n’ai pas existé en tant que fillette – qui avait besoin de l’aide du système pour recevoir une formation intégrale, comme des milliers d’enfants oubliés – quand mon âge me rendait vulnérable, j’existe encore moins aujourd’hui en tant que migrante qui continue à travailler comme elle l’a fait toute sa vie, dans des emplois divers, et sans papiers par surcroît. J’ai tout de même fait une dernière tentative, par amour pour mon pays. Je voulais renouer avec lui comme écrivaine, et j’ai cogné aux portes de toutes les maisons d’édition possibles, mais aucune n’a voulu m’ouvrir. Et le refus qui m’a fait le plus mal a été celui de ma maison d’études, l’Université de San Carlos de Guatemala. Elle a perdu la chance de publier une exclue qui l’aime à la folie et qui ne la renie pas.
Mes mots volent à travers le monde, ne connaissent ni frontières, ni limites de langue, ni de couleur; ils sont âme, dévouement et cœur. Ils sont dynamisme, colère, intransigeance. Ils sont frustration et délire, une catharsis constante. Et quand ils survolent le globe, ils emportent aussi l’authenticité de la banlieue, du village et du marché. Mais aussi un sceau inégalable, car c’est l’écrivaine et poétesse guatémaltèque Ilka Oliva Corado qui les crée. Le Guatemala m’a niée depuis ma naissance, mais le monde sait que mes mots naissent d’une Guatémaltèque. Les choses de la vie… C’est quelque chose que je ne peux m’ôter, même si je le voulais.
Bien sûr, il y a le fait que je ne suis pas que Guatémaltèque, je suis une Comapienne pure et dure, une banlieusarde de Ciudad Peronia, une vendeuse du marché et une immigrante sans papiers. Voilà mon identité, et il ne faut pas chercher plus loin.
Ce que cela me fait de ne pas être publiée au Guatemala ? Que dois-je ressentir ? De la colère, de la frustration ? Non, mon caractère est de cette trempe. J’ai passé 23 ans de ma vie au Guatemala et j’ai donné à ce pays ma vie entière. Concernant mes mots, je dis très souvent « ma patrie » en faisant référence à un autre pays que le Guatemala. Car ce sont d’autres pays qui ont accueilli mes mots avec amour. Eh bien, l’amour attire l’amour. Je me dois aux parias, et on trouve des parias partout dans le monde. Je suis donc une rien universelle.
Quand j’ai émigré, j’étais vide. Grâce aux mots, je me suis épanouie et le monde a ouvert ses horizons à mon expression. Les mots d’une fillette vendeuse de glaces.
À la santé de mes collègues.
Traduit de l’espagnol par : Silvia Benitez