Par Jean-Marie Collin, “Blog Défense et Géopolitique, Alternatives-Internationales

Pour comprendre l’affaire entre la République des Îles Marshall et les puissances nucléaires qui débute ce jour à la Cour internationale de Justice….

L’archipel du Pacifique, la République des îles Marshall s’est fait connaître du grand public à la suite de l’explosion d’une arme nucléaire américaine le 1er juillet 1946. En 2014, soit 68 ans plus tard, ce micro-État de 181 km2 s’érige en David du XXIe siècle en défiant devant la justice internationale les neuf Goliath nucléaires, dont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu.

Bien que la Cour internationale de Justice (CIJ) n’ait pas conclu, en l’état actuel du droit positif, à l’illicéité des armes nucléaires dans son avis consultatif de 1996, celle-ci a reconnu qu’elles constituent indubitablement un danger majeur pour l’humanité. En ce sens, de multiples études sur l’impact humanitaire de ces armes de destruction massive ont amplement démontré que toute détonation nucléaire, loin de s’embarrasser de considérations de frontières étatiques, a nécessairement des effets pour l’ensemble des nations. Malgré une réduction des arsenaux mondiaux, qui sont passés de 22600 à 15700 au cours des quatre dernières années, leur seule existence génère un risque réel qu’ils soient utilisés.

La République des Îles Marshall est particulièrement consciente de cette menace.Laboratoire, entre 1946 et 1958, de 67 tests nucléaires -dont elle subit aujourd’hui encore les conséquences environnementales, sanitaires et humaines-, elle a décidé de mettre les puissances nucléaires face à leurs responsabilités.

Le 24 avril dernier, cette minuscule République du Pacifique a déposé simultanément devant la CIJ des requêtes contre les neuf États disposant d’armes nucléaires: Chine, Corée du Nord, États-Unis, France, Inde, Israël, Pakistan, Royaume-Uni, Russie. Elle les accuse de “ne pas s’acquitter de leurs obligations relatives à la cessation de la course aux armes nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire”.

Si les neuf requêtes portent sur le même sujet, les Îles Marshall font une distinction entre les trois États (Inde, Pakistan, Royaume-Uni) qui reconnaissent la compétence de la Cour et les autres pour lesquels l’inscription au rôle de la Cour dépendra de leur consentement. À l’intérieur de ces deux groupes, les Îles Marshall distinguent encore entre les États qui ont ratifié le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968 et ceux qui y sont tiers.

Plus précisément, elles accusent les cinq puissances parties au TNP -auquel elle a elle-même adhéré en 1995- de méconnaître son article VI et le droit international coutumier “en ne poursuivant pas activement et de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire”. De plus, elles leur reprochent “de s’opposer aux résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies appelant au démarrage de négociations” et “d’adopter un comportement ‘négatif et obstructionniste’ s’agissant de la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée”.

Quant aux quatre autres puissances, bien que non liées par le TNP, celles-ci n’agiraient pas conformément au droit international coutumier. De fait, selon les Îles Marshall, “les obligations énoncées à l’article VI du TNP ne sont pas de simples obligations conventionnelles”, mais “existent aussi séparément en droit international” et “s’appliquent à tous les États en vertu [de celui-ci]”. Dès lors, ces puissances sont-elles accusées de suivre une ligne conduite diamétralement contraire à l’objectif du désarmement nucléaire en se livrant à “une course effrénée aux armements nucléaires” et en incitant “les États non dotés d’armes nucléaires à reconsidérer leur position à cet égard”.

Si le gouvernement français n’a, pour le moment, pas répondu officiellement à cette requête, des parlementaires s’en sont saisi pour interpeller le ministre des Affaires étrangères qui réfléchirait aux suites à donner.

La compétence de la CIJ n’est pas reconnue par la France. Depuis les affaires des Essais nucléaires qui l’ont opposée, en 1974, à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, elle a décidé d’abroger sa déclaration d’acceptation de la compétence de la CIJ de 1966. À l’instar des autres États n’acceptant pas la compétence de cette Cour, elle pourrait donc parfaitement demeurer autiste à la requête des Îles Marshall.

En 2013, elle a refusé de participer à un Groupe de travail, créé par l’Assemblée générale de l’ONU, chargé d’élaborer des propositions visant à faire avancer les négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire. Elle a également refusé de prendre part aux conférences portant sur la dimension humanitaire du désarmement nucléaire à Oslo (Norvège), en mars 2013, puis à Nayarit (Mexique), en février 2014, lesquelles ont réuni près des trois quarts des pays de la planète. Il est probable qu’elle choisira également d’être absente lors du troisième round de ces conférences qui se déroulera à Vienne en décembre prochain.

Alors que la dissuasion nucléaire reste au cœur de la politique de défense de la France, que la capacité de frappe de ses composantes aérienne et sous-marine sont améliorées et modernisées, une telle attitude apparaît autant regrettable que difficilement tenable. On ne peut, dès lors, que s’interroger : pendant combien de temps la France pourra-t-elle encore se soustraire à ses responsabilités de puissance nucléaire ?

Tribune publiée originalement sur le Huffingtonpost.fr avec Catherine Maia (voir Multipol)

L’article original est accessible ici